Chugwater (partie 1)

Jusqu'à Cheyenne j'ai réussi à me débrouiller, c'est la suite de la route qui s'avère plus compliquée. Le GPS m'indique que je ne suis qu'à trente-huit minutes de ma destination mais il fait nuit noire et aucun panneau de signalisation n'est là pour me rassurer. Les lampadaires sont visiblement en option dans ce genre de trou paumé et il n'y a pas âme qui vive sur le côté des routes. Cela fait vingt minutes que je roule et je n'ai croisé personne.

J'ai l'habitude de conduire à Venise et j'ai déjà expérimenté mon permis à Rome, alors autant dire que la circulation ne me pose aucun problème. C'est un changement brutal. Les routes du Wyoming sont droites et plates. Aucun monument ou restaurant en vue, pas plus qu'un magasin de vêtements.

Les phares de la vieille corvette que Cristiano m'a louée éclairent à peine la route et je suis épuisée de mon voyage. Comme je n'ai pas voulu dormir au motel de Cheyenne, je me suis directement mise en route pour Chugwater.

Enfin, j'arrive à distinguer des lueurs au loin qui m'indiquent que je ne suis plus très loin de ma destination. D'ailleurs, le GPS me le confirme en me répétant que je ne suis qu'à trois minutes du point d'arrivée. Je commence à avoir mal dans la nuque et j'ai tellement été crispée pendant mon voyage, que mes bras menacent de me lâcher d'un instant à l'autre.

La première chose que je distingue est une sorte de bar ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre : le NEW WAY. Un signe du destin ?

Je gare la petite voiture sur le parking réservé aux clients et coupe le contact. Nous y voilà. Je respire un grand coup et m'autorise à craquer pour la première fois en onze heures de voyage. Je vide tout ce qu'il me reste de douleur. J'évacue toute l'amertume et le désespoir que j'ai réussi à contenir durant ces longues heures. Mon cœur me fait souffrir et mes muscles se contractent de peur. J'ai vécu la pire période de ma vie. Mon esprit refuse de mettre toutes les images qui circulent dans mon cerveau dans l'ordre.

Lorsque j'ai l'impression que mes épaules ne sont plus aussi chargées, je décide de descendre de la voiture. L'air frais de la nuit me fait du bien. L'odeur du bacon et de friture me met l'eau à la bouche. Je ne sais plus quel a été mon dernier repas mais mon ventre qui gargouille me signale que c'était il y a bien trop longtemps.

Quand je pénètre dans le bar, toutes les personnes se retournent instinctivement vers moi. Je dois avoir une mine épouvantable car je croise certains regards compatissants et des sourcils froncés d'inquiétude.

Je m'approche en silence de la caisse pour commander quelque chose. Une jeune fille d'à peine dix-huit ans m'adresse un grand sourire. Elle est plutôt mignonne et a l'air gentille. Elle porte une chemise à carreaux rouge et noire et un jean skinny qui rend parfaitement justice à ses formes féminines. Ses cheveux bruns son ramenés en chignon et quelques mèches rebelles habillent son doux visage.

— Qu'est-ce que je te sers ?

Mon anglais n'est pas excellent mais comme mes parents m'ont très tôt mise dans une école bilingue, j'ai l'habitude de l'entendre parler.

Me voyant hésiter devant la carte posée sur le comptoir, elle glisse son doigt manucuré sur l'une des lignes en gras :Fish and Chips.

— Sasha fait les meilleurs Fish and Chips de tout le Wyoming ! Si je peux te conseiller une nourriture réconfortante, c'est celle-ci, sans hésiter !

— Ok.

— Super ! Je te mets un Coca avec ?

— Oui, merci.

Même si elle a remarqué mon fort accent italien, elle n'en fait pas cas et ne me pose aucune question. J'apprécie de plus en plus cette jeune femme. Je pose mes yeux sur l'étiquette qu'elle porte à sa chemise : Maddie. C'est un joli prénom. Je lui paye l'acompte en essayant vainement de lui sourire. Je comprends qu'il va me falloir du temps avant de pouvoir faire semblant d'être heureuse.

Elle m'indique une table un peu excentrée où je pourrais être tranquille et ne pas avoir à discuter avec les habitués. Répondre aux questions indiscrètes m'angoissent, même si je doute que l'on puisse me retrouver dans ce trou perdu.

Ma commande arrive très vite et Maddie me glisse un "bon appétit" suivi de son sourire étincelant. J'ai tellement faim que je termine mon repas en quelques minutes. Je me sens vidée et je ne sais même pas où aller pour dormir.

Je me lève pour me rendre aux toilettes. C'est là que je me rends compte de ma mine affreuse. J'ai d'immenses cernes sous les yeux, les cheveux emmêlés et sales, sans parler de mon teint blafard. On dirait que je sors d'un cercueil et que je n'ai pas vu la lumière du jour depuis des siècles. Je me passe rapidement de l'eau sur le visage pour tenter de reprendre mes esprits.

Soudain, quelque chose vibre dans mon sac. Lorsque je fouille à l'intérieur je découvre un tout nouveau portable dernier cri. J'appuie sur le bouton central pour déverrouiller l'écran et m'aperçois que j'ai reçu un message. Le correspondant est simplement nommé : "C".

[ Est-ce que tu es bien arrivée ? ]

Je ne sais pas quoi répondre, même si je me doute de celui qui est derrière ce "C", je ne peux pas en être sûre. Comme s'il avait compris, je reçois un autre message dans les trente secondes :

[ Je suis celui qui chante "Call me Maybe" de Carly Rae Jepsen dans la douche quand je crois que je suis tout seul... ]

Un timide sourire apparaît sur mon visage. Je suis la seule à avoir surpris Cristiano chanter à tue-tête cette chanson. Quand j'ai éclaté de rire, il s'est affairé hors de la salle de bain et m'a fait juré de garder le secret. Je me rappelle de ce jour-là car j'avais tellement ris que j'avais pris une crampe au ventre et un hoquet en prime.

[ Arrivée à bon port. Pas de chambre pour dormir. ]

C'est la seule chose que je trouve à écrire. Je n'ai plus de force et mes yeux commencent à se fermer tout seul. Le marchand de sable est sur le pas de la porte et il frappe comme un acharné pour que je puisse reposer mes paupières.

[ Je suis désolé mais à partir de maintenant tu es toute seule. Je ne peux pas intervenir car j'ai peur d'indiquer ta position. Si jamais tu as un souci d'ordre vital tu as mon numéro. Efface notre conversation par précaution. Je t'aime. Prends soin de toi. ]

Les larmes apparaissent à nouveau et se mettent à descendre comme des cascades sur mes joues déjà rouges. Je suis toute seule. Je n'ai plus de famille, plus d'amis, plus rien.

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