Chapitre 14

Lorsque nous avons franchi les grilles de la fête foraine, le soleil teintait encore le ciel de sa chaude couleur orangée ; à présent l'étoile flamboyante a laissé sa place à la lune et c'est une nuit sans étoiles qui nous surplombe.

Le filet d'air qui circule sous ma jupe me fait frissonner et dresser les tétons.

— Tiens, enfile-ça.

J'avise le regard détourné d'Aaron ainsi que le shorty qu'il laisse pendre négligemment au bout de son doigt... cause manifeste de sa dérobade visuelle. L'inscription « Park » est imprimée sur le devant, tandis qu'un « Luna » en lettres capitales trône fièrement au verso, placardé en plein milieu du postérieur. Le tout est agrémenté de petits strass scintillants.

Oh ! C'est trop mignon !

Il aura tout de même fallu deux bonnes heures à Aaron pour céder à son besoin inéluctable de me couvrir les fesses. Il ne veut toujours pas le reconnaître, mais il était bien content de pouvoir se rincer l'œil à chaque fois que ma jupe remontait un peu trop sur mes hanches dans les attractions. La vue lui plaît, cela ne fait plus aucun doute.

Les acclamations enthousiastes des adolescents boutonneux que nous venons de surplomber durant notre tour en chaises volantes ont dû avoir raison de lui.

Ça, ou mes poses de plus en plus licencieuses à mesure que la soirée défile...

C'est que j'ai appris de la meilleure. Plus jeune, je passais des heures à observer Sharon Stone dans Basic Instinct pour reproduire sa gestuelle à la perfection. Je suis ravie d'avoir enfin pu mettre cet apprentissage en pratique.

Aaron a fait semblant d'être absorbé par son téléphone durant une bonne partie de la soirée, faussement concentré quand il pianotait de façon énergique sur ses touches. Mais j'ai bien vu à la tension dans sa mâchoire et à son regard obscurci qu'il n'en perdait pas une miette.

Il trouve peut-être ma personnalité repoussante, mais mon corps ne le laisse pas indifférent. Et comme je ne compte pas faire de lui mon mari, j'ai bon espoir qu'on fasse Cattleya avant la Sainte des i.

L'euphorie qui me parcourt depuis notre arrivée en terre de débauche ne cesse d'amplifier. Il faut dire que nous avons bien profité de ces deux heures de félicité.

Entre notre course poursuite déjantée en autos-tamponneuses ; notre virée inoubliable dans les décors horrifiques du roller coaster « Thriller » ; le parcours psychédélique et cabossé du « Jumbo Circus » ; notre bataille d'eau improvisée dans la Rivière Canadienne ; et autres joyeusetés toutes aussi colorées, la soirée est passée comme une fusée.

Cette excursion s'est révélée épique. Et, si j'en crois les zygomatiques contractés que j'ai eu le temps d'intercepter à plus d'une reprise sur le visage d'Aaron, je ne suis pas la seule à passer un bon moment.

Mission Retrait de BDLC accomplie !

C'est la première fois que je vois mon compagnon d'arme si désinvolte, ça fait zizir.

Et la soirée ne fait que commencer ! Donnez-moi encore une heure et je transformerai cet Apollon frigide en satyre insatiable !

YOLO !

— Kali, tu veux bien cesser de me fixer avec ce sourire à la Jack Nicholson et te magner le derche. Ton bas ne va pas s'enfiler tout seul...

— C'est une proposition indécente ?

— Contente-toi d'agir. On ne va pas y passer la nuit !

— Oui, Chef ! Bien, Chef !

Autant pour moi, le balai dans le cul est encore un peu en place. Mission Retrait de BDLC à moitié accomplie.

Après un salut militaire de circonstance, je m'empare du sous-vêtement sexy qui n'attend plus que mon royal popotin pour remplir pleinement son rôle, et je me dirige vers les toilettes publiques pour mener à bien cette nouvelle mission ô combien importante.

Une minute plus tard et un dernier coup d'œil satisfait à mon reflet, je rejoins Aaron pour décider avec lui de la suite des festivités.

Je le surprends en pleine séance de reluquage d'un groupe de filles un peu plus loin. Comme quoi, tout arrive. Même si j'aurais préféré être le sujet de son attention, je suis au moins rassurée sur sa capacité à manifester des signes de désir.

J'espère toutefois que le jour où il se décidera à faire de moi son quatre heures, il n'affichera pas cet air méfiant et constipé.

Il fronce les sourcils comme si les filles en question étaient en train de l'insulter. Elles m'ont plutôt l'air jovial, à moi.

Elles s'animent d'ailleurs un peu plus lorsque mon regard croise le leur.

— Tu les connais ? me lance Aaron sans faire l'effort de m'étudier à mon tour.

Hey ! Oh ! J'existe et je ne suis pas transparente ! ai-je envie de le secouer. Mais autant parler à un mur.

Dépitée, je lâche les bords de ma jupe que je maintenais relevés pour lui montrer le résultat. Tant pis, il ne verra pas à quel point son cadeau me sied bien. Du moins, pas tout de suite.

— Kali ? s'impatiente-t-il.

— Quoi ?

— Alors ? Tu les connais ?

— Qui ?

— Droit devant, nasille-t-il. Les trois répliques des drôles de dames qui t'observent en ce moment même comme si tu étais la réincarnation du Christ.

Je prends le temps de les détailler. Une blonde, deux brunes, la vingtaine bien entamée.

— Non, haussé-je les épaules. Pourquoi ? Tu envisages une partie à cinq ?

Aaron daigne enfin me regarder. Il me dévisage avec horreur, ou émerveillement. Je ne suis pas encore totalement au point sur la lecture des expressions de son visage. De ce que j'en sais, ça pourrait tout aussi bien être une franche désapprobation.

Il ne croit tout de même pas que je vais rester sur le bas côté sans moufter.

— Elles nous suivent depuis déjà un petit moment, finit-il par m'éclairer. Je n'en étais pas certain jusque là, mais vu qu'elles ne te lâchent pas du regard et qu'elles semblent avoir attendu ton retour des sanitaires...

Effectivement, les voilà d'ailleurs qui approchent en sautillant sur place comme si des milliers de petits picots venaient se planter dans le moelleux de leur postérieur à chacun de leurs pas.

PIC, PIC, PIC, PIC, PIC, PIC, PIC...

C'en est presque hypnotisant.

Elles sont maintenant suffisamment proches de nous pour que l'on perçoive un bout de leur conversation :

— Mais si ! C'est elle, j'en suis sûre ! Regardez...

Blondie, qui vient de s'exprimer, approche l'écran de son Smartphone des deux brunettes. Ces dernières louchent dessus une seconde avant de revenir sur moi pour afficher un air béat.

Serais-je le sosie d'une célébrité sans le savoir ?

— Hey ! m'apostrophe Brunette numéro un avec entrain. C'est bien toi ! Tu es la nouvelle copine de Serre d'aigle !

Gné ? Serr... Oh ! Mais oui, j'y suis ! Cervelle !

Voir ces trois piles électriques sautiller sur place en battant des mains frénétiquement me donnent envie de me joindre à elles.

— Ouiiiii ! braillé-je donc en me laissant gaiement emporter par l'hystérie collective. On a partagé un moment toute à l'heure, c'est mon poto maintenant !

— Hiiiiiii ! s'égosille Blondie. Je le savais, je vous l'avais dit !

Elle s'élance vers moi comme pour me sauter dans les bras mais Aaron la stoppe avant qu'elle n'ait eu le temps de me toucher. Il semble on ne peut plus méfiant.

Ses copines et elle paraissent pourtant loin d'être des créatures démoniaques. Et elles ne sont pas vraiment baraquées non plus.

— Comment êtes-vous au courant pour Serre d'aigle ? intime-t-il ma redoutable assaillante.

— Tu rigoles ? le dédaigne-t-elle en le scrutant de bas en haut. Le plus étrange serait qu'on ne le soit pas ! La nouvelle fuse un peu partout depuis une heure, il paraît qu'il l'a serrée dans un placard à balai pas plus tard que cet après midi. Des dizaines de clichés sont actuellement en train de tourner, conclut-elle les yeux brillants en pointant son joli doigt verni de bleu sur moi.

Aaron émet un grognement en réponse. Ou bien est-ce son estomac ?

Brunette numéro deux, restée en retrait jusque là, intervient à son tour en brandissant fièrement son téléphone entre nous.

— Matez-moi ça, les filles ! Serre d'aigle vient justement de poster une story Instagram à ce sujet ! D'après les commentaires, c'est la déclaration du siècle. Il est cute de ouf.

Mes comparses et moi-même nous agglutinons autour du petit écran du téléphone pour découvrir la vidéo en question.

Téléphone qui se trouve aussitôt délogé des mains de sa propriétaire par un Aaron autoritaire.

— Mais ça ne va pas ! s'insurge cette dernière. Rends le moi ! Espèce de malade !

L'intéressé l'ignore superbement et se contente de fixer l'appareil d'un air courroucé.

Je dois faire des petits bonds autour de lui pour profiter à mon tour du spectacle que nous offre Cervelle. Je me plains mais, au moins, moi je peux m'approcher suffisamment pour distinguer quelque chose.

Les drôles de dames n'ont pas cette chance, Aaron parvient à éviter chacune de leurs tentatives visant à récupérer l'objet du délit. Le tout en parvenant à me tenir moi-même à l'écart de leurs griffes manucurées.

C'est donc dans une suite d'images décousues, et sentant poindre un étrange sentiment de mal de mer au beau milieu de la terre ferme, que je vois enfin le chanteur apparaître sur l'écran, le regard transi d'amour.

Le pauvre parait bien plus amoché que lorsque je l'ai quitté. Et pour cause, son visage n'était pas contusionné, ses vêtements étaient encore intacts, et aucune trace de rouge à lèvre ne venait recouvrir la moindre parcelle de sa peau.

Malgré son état débraillé, Cervelle parait l'homme le plus heureux du monde.

On dirait qu'il a fumé.

Aaron trouve le bouton du volume et nous pouvons enfin entendre ce que la star a de si important à révéler :

« Je n'ai jamais cru au coup de foudre... Aujourd'hui, je ne peux que m'y résoudre. Mes yeux se sont posés sur toi et toutes mes convictions se sont mises en émoi. J'ignore tout de ta vie, jusqu'à ton prénom, pourtant tu as été pour moi une révélation. Toi, la belle inconnue du placard à balai, je te supplie de me recontacter sans délai. Nous nous sommes bousculés au détour d'un couloir, j'ose espérer que ce n'est que le début d'une belle histoire. »

— Oooooh ! nous exclamons nous en cœur avec les Drôles de dames.

Et, quand je dis « nous », je n'implique pas Aaron dans le lot. Il se contente pour sa part d'afficher une moue écœurée. Le pauvre doit avoir des remontées.

— Il est trop chou, rebondis-je sur le message de Cervelle. Je lui envoie un DM !

J'ai à peine le temps de sortir mon portable de mon sac en peluche, qu'Aaron me l'arrache des mains, le sort de sa coque protectrice en forme d'oreille, et le fracasse au sol.

Il a une phobie des téléphone ou quoi ?

— Hey ! m'indigné-je. C'était un cadeau de Margarita !

En plus, je n'aurais pas pu aller bien loin, je viens de me souvenir qu'il était en rade depuis trois jours.

Brunette numéro deux s'empresse de récupérer son précieux, craignant sans doute qu'il suive le même chemin. Heureusement, Aaron ne lui oppose aucune résistance cette fois-ci.

— Non mais t'es vraiment cinglé, mec ! s'enflamme Blondie.

— On se tire, décrète ce dernier en l'ignorant royalement.

L'information met quelques secondes avant de monter jusqu'à mon cerveau-lent.

— Quoi ? Non ! objecté-je vivement. On vient à peine d'arriver !

— Kali ! Je ne déconne pas ! La récréation est finie. Au cas où tu l'aurais oublié, il n'y a pas que ton foutu Serre-tête qui te cherche.

— Mon serre-tête ? Je n'en porte jamais. Oh ! Tu voulais dire Cervelle !

— Faudrait-il encore qu'il en ait une, marmonne-t-il.

— Hein ?

Pourquoi ai-je soudain l'impression que le français n'est plus ma langue maternelle ?

Aaron ne me donne pas l'occasion de m'interroger plus longuement. Il place une main assurée dans mon dos et me pousse en avant avec la ferme intention de m'escorter jusqu'à la sortie.

En y repensant, le message de Cervelle était certes mignon, mais sans doute un peu trop doucereux. Il faudra que j'éclaircisse ses intentions envers moi. Je suis ok pour une histoire d'amitié avec avantages, mais s'il compte me passer la bague au doigt... alors là, il peut se brosser, Martine ! Les bagues je me contente de les avaler et de les ch...

DOIIING !

Mais aïeuh !

J'ai le visage qui vibre. Ah non, c'est le poteau que je viens de me prendre en pleine tronche qui tremble sous l'effet du choc.

— Ah, ah ! Très drôle, Ronron, ironisé-je en me frottant le pif.

Ce traître l'a fait exprès, j'en suis sûre.

Je m'aperçois que je ne sens plus la chaleur de sa main entre mes omoplates. Je me tourne et découvre qu'il s'est stoppé net à trois pas de ma position.

Il est occupé à jurer dans sa barbe en scrutant un point au loin.

Après tout, on s'occupe comme on peu.

Alors que je m'apprête à regarder dans la même direction que lui, mon attention est attirée par une enseigne lumineuse à la périphérie de mon champ de vision.

« Le Casse bouteille »

Ooooh ! C'est une sorte de chamboule-tout avec des boules de pétanque en guise de projectiles et des bouteilles de verre à la place des boîtes de conserves, j'adore !

— Vous voulez essayer ? me propose le propriétaire du stand en lisant dans mes pensées.

— Carrément ! J'ai toujours aimé péter des trucs !

Après tout, si Aaron décide de faire une pause, moi aussi.

Je paie mon dû au gentil monsieur, j'attrape les trois munitions qu'il me tend, et je gonfle le torse, déjà prête à l'action.

— Kali ! Bordel, à quoi tu joues ?! m'alpague Aaron qui semble enfin s'être souvenu de ma présence.

— À Chamboule-tout, lui réponds-je concentrée.

— Mais c'est pas vrai ! T'es pas po... putain ! Merde. Reste-là.

Poputin ? Il voulait sûrement dire popotin.

Mais, qu'il soit rassuré, je ne compte pas bouger tant que je n'aurais pas fait un strike.

Je fais un mouliné du bras et je vise le centre de la pile avec force.

Oups, peut-être un peu trop de force, pour le coup. Mon projectile passe bien au dessus du tas et vient s'encastrer dans la cloison du fond du stand.

Ok, il est possible que ce soit un strike en trois coups, finalement.

— Wow ! Sacré lancé ! me félicite le forain. Avec un swing comme le vôtre, vous n'avez plus qu'à viser droit et c'est le gros lot assuré.

Allez, cette fois-ci je me concentre. Je ferme un œil, je sors la langue, et je ti...

— Kali ! Attention !

Le cri d'Aaron, dont la voix est bien plus éloignée que ce à quoi je m'attendais, me parvient alors que je suis toujours en plein élan.

Sous le coup de la surprise, je me suis à moitié tournée vers lui au moment crucial.

C'est donc impuissante que je vois ma boule de pétanque tomber en cloche sur le crâne d'un inconnu à quatre mètres de moi.

Il s'écroule aussitôt, sa tête venant heurter le socle de l'épreuve de la Mailloche à côté de laquelle il était posté.

DING DONG !

L'attraction permet de mesurer sa force en frappant le plus fort possible pour faire grimper la jauge. Je crois que je viens de péter les scores. L'échelle graduée s'est complètement allumée jusqu'à aller faire teinter la cloche installée tout en haut du mât.

Bel effet de domino.

J'écarquille les yeux, déjà prête à être clouée au pilori. Cette fois-ci je ne m'en sortirai pas aussi facilement que la dernière fois, j'ai commis mon méfait en public. Et la fête foraine a beau être moins fréquentée à cette époque de l'année, je suis sûre que plusieurs témoins ont assisté à la scène.

— Bien joué ! me lance justement l'un d'entre eux.

— Oh ! Merci, m'enorgueillis-je.

Attendez... quoi ?

Le gros baraqué qui tient le stand de la Mailloche me tend une énorme peluche, réplique du marteau d'Harley Quinn.

Trop claaasse !

Je me reprends rapidement.

— Je suis vraiment désolée, j'ai été distraite, tenté-je de me justifier. Je ne voulais pas assommer ce charmant monsieur.

— Si j'étais vous, je ne m'inquiéterais pas trop pour ce sale type, gronde Monsieur Muscles. Il vous braquait avec ce pistolet, manifestement bien décidé à s'en servir.

J'avise l'arme en question. Sa forme est étrange. Je comprends pourquoi en distinguant une petite fléchette tranquillisante gisant au sol à ses côtés.

Il voulait me sédater ?! L'enflure !

— Quelqu'un doit veiller sur vous de là haut, continue le forain en désignant le ciel. Vous avez de la chance. C'est le genre de dénouement qu'on ne voit que dans les films.

À la mention d'un possible protecteur, je me souviens du cri qui m'a permis de désamorcer cette fâcheuse situation – comme une pro, il faut le reconnaître – et je cherche Aaron du regard.

Je le repère aux prises avec un molosse, à deux stands de là. Il le met rapidement KO, se tourne vers moi, avise le poids mort à mes pieds, et lève son pouce dans ma direction.

Je me gonfle d'amour propre. Un sourire éclatant illumine mon visage.

J'ai soudain l'impression de faire la fierté de tout un pays. Un pays qui se résume à Monsieur Muscles et à Aaron, mais c'est déjà pas mal.

Je lève mon trophée poilu dans sa direction et je le secoue en signe de victoire.

Il fronce les sourcils et secoue la tête.

Eh ouais, je suis trop badass !

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