Le jour où nous avons vu les étoiles.

Au bout d'un mois à peine, moi et Charles étions devenus meilleurs amis.
On passait toutes nos pauses du midi dans la bibliothèque à éplucher tous les livres et revues scientifiques qui nous tombaient sous la main. De mon côté, je lui prêtais les recueils de poèmes et les romans que j'aimais le plus et il les dévorait avec tout autant de voracité. Nous étions devenus plus fort par l'union et, en rentrant le soir, j'appréhendais moins les retrouvailles avec mon affreuse belle-mère.
Elle ne s'était pas adoucie. Toujours aussi méchante et piquante. Toujours aussi horrible et imbuvable avec moi. Mais nous avions tout de même trouvé un moyen de nous entendre sur un point : tant qu'elle ne m'adressait pas la parole, je ne le lui adressait point moi même. Et vice versa. Cela empêchait que l'atmosphère ne claque comme une corde trop tendue, bien qu'elle produise tout de même un son aigu à la limite du supportable.
Le soir, quand nous étions enfin libérés, nous rentrions moi et Charles, marchant lentement pour prolonger nos discussions. Parfois, nous nous amusions à jouer à celui qui sera capable d'énoncer le plus de faits inutiles à la suite. C'est lui qui commençait à chaque fois.
—Quand un chameau pousse son cri, on dit qu'il blatère.
—J'ai mieux : nos organes se renouvellent donc il est possible que ton rein soit plus jeune que toi-même.
—Le record du monde de la plus longue période sans sommeil est détenu par un américain qui a passé onze jours sans dormir. À la fin, son cerveau ne tenait plus la route.
—Des dizaines de cadavres ont été retrouvés dans un fleuve et on n'a jamais su comment ils étaient morts.
—C'est glauque !
J'ai ri et il s'est joyeusement joint à moi. La poussière avait pris d'assaut le bas de mon pantalon d'uniforme mais ça ne me gênait pas tant que ça. On s'est arrêté près de sa maison. Derrière cette dernière s'étendait des champs et la ferme de ses parents, celle dont il héritait . Il lui a jeté un regard morne et s'est retourné vers moi, en me tendant la main, c'est comme ça qu'on se saluait maintenant.
—On se voit demain.
—Oui, on se voit demain.
Il a gardé sa main dans la mienne et je sentais qu'il m'implorait de l'emmener loin de son chez lui, en plein milieu du cosmos peut-être ou près de notre endroit préféré-préféré à tous les deux, dans un coin de la bibliothèque.
—Tout va bien se passer, ai-je dit.
Il m'a sourit, j'ai encore vu ses dents du bonheur. Charles ne souriait jamais à moitié. Il sortait toujours son sourire le plus chaleureux.
—Thomas, a-t-il dit sans me lâcher la main. Je voudrais te montrer quelque chose. Ce soir.
—Ce soir ?
—Oui, ce soir. Tu viendras ?
J'ai hoché la tête solennellement.
—Je t'attendrai ici.
Il a enfin trouvé la force de se détourner et de rentrer chez lui. J'ai repris le chemin de la maison, vers la méchante sorcière qui me servait de belle mère à présent.
J'avais tellement peur qu'elle n'entache ma belle et bonne humeur que j'ai passé la soirée dans ma chambre, perché sur une pièce de théâtre que j'avais déniché au fond des affaires de mon père. Mais elle était profondément ennuyeuse alors j'ai fini par la lire qu'à moitié. Le temps passait horriblement lentement et je me suis assoupi malgré moi.
Quand j'ai ouvert les yeux, j'ai vu qu'il était vingt-trois heures passées. Je me suis précipité au rez-de-chaussée, j'ai guetté avec attention ses ronflements afin d'être sûr qu'elle dormait. Quand j'ai pu m'en assurer sans aucun doute, j'ai ouvert la porte avec la plus grande discrétion.
J'ai traversé la campagne silencieuse et froide, en serrant mon pull autour de moi et en respirant l'odeur des champs, m'imprégnant de ce qui était à mes yeux notre monde désormais, à moi et à Charles. Il m'attendait sur le bas-côté de la route, les yeux baissés vers la terre, en train de farfouiller dans un parterre de trèfles. Il a levé la tête vers moi et m'a tendu un trèfle à quatre feuilles.
—Le trèfle à quatre feuilles est une pure erreur de la nature : il est à l'origine d'une mutation génétique.
Je l'ai pris entre mes doigts.
—Je pense que c'est pour ça que les gens les aiment tant.
Il a souri et s'est relevé.
—Je suis content que tu ai pu venir, je vais te montrer mon endroit préféré-préféré. Encore plus que la bibliothèque du lycée.
Il m'a pris la main et m'a tiré doucement.
—Ne t'inquiètes pas, c'est vraiment pas loin. Il faut juste qu'on s'enfonce un peu entre les arbres, là.
J'ai baissé la tête pour éviter qu'une branche me sectionne la jugulaire. La main de Charles dans la mienne m'inspirait une telle confiance que ça m'effrayait presque de pouvoir placer tant de croyance en une personne. Mais, au fond de moi, je ne pouvais pas m'empêcher de trouver ce sentiment agréable. On s'est retrouvé dans une clairière et il m'a montré un truc en haut dans les arbres, une sorte de cabane très bucolique. Il a encore tiré ma main pour m'approcher et il l'a lâchée pour monter sur une étroite échelle.
—Allez, viens !
Mes mains se sont posées avec vigilance sur les planches humides clouées irrégulièrement sur le tronc de ce que j'ai deviné être un chêne massif. Le sol de l'intérieur me paraissait atrocement irrégulier et dangereux. En plein milieu du petit abri, trônait un énorme et imposant télescope, à moitié délabré.
—C'est mon plus gros trésor. J'ai économisé pendant des mois pour pouvoir en acheter un d'occasion. Je sais juste pas où le stocker pour l'hiver qui va arriver...
Il a contourné l'objet avec une admiration non-dissimulée. Puis il a jeté un œil dans l'objectif, il a reculé pour l'essuyer, à de nouveau regardé à l'intérieur un long moment en faisant courir ses doigts pour le régler. Puis il a fait un pas en arrière.
—Regarde !
Je me suis baissé un peu, j'ai jeté un œil à l'intérieur.
C'était incroyable. Il y avait des milliers et des milliers d'étoiles partout. Je pouvais presque y voir des dizaines de formes différentes, j'ai même reconnu certaines constellations. Je me suis reculé à mon tour et je l'ai regardé. Ses yeux pétillaient. J'étais moi aussi gagné par son enthousiasme. J'avais l'impression que le monde entier, le ciel et les étoiles nous appartenaient.
—On peut pas voir Proxima du Centaure à l'œil nu mais Alpha Centauri est visible juste...là, a-t-il dit en tournant le télescope légèrement.
Il a approché son œil gauche de la lentille et m'a invité à le rejoindre. J'ai collé ma tempe à la sienne, j'ai battu de la paupière droite pour adapter ma vision. Je ne m'en lasserai jamais. Ma pupille ne voulait pas se détacher des boules lumineuses. Charles a reculé, je l'ai suivi dans son geste.
—C'est passionnant !
—Charles.
—Hum ?
Il a tourné la tête vers moi et je l'ai embrassé. Juste une poignée de secondes. Quand je me suis éloigné, il me regardait avec des yeux ronds alors j'ai dit :
—Il faut l'interaction de 72 muscles différents à un humain pour parler.
Il est resté sans bouger pendant un moment et puis, doucement, il a pris ma main et l'a ramené vers lui. Je l'ai entendu répondre :
—En Amérique, il y a 12 villes se nommant "Eureka".
Et je lui ai rendu son sourire.

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