Suite chapitre 9

— Ce n'est pas à toi que je parle.

Mon ton est aussi sec que ma gorge. J'ai fermé les yeux et laisse ma tête reposer contre le mur. Toussant brièvement, j'attends qu'il me réponde. Pourtant, je préférerai ne rien avoir à dire. Rester muet et l'écouter parler. Ce serait tellement simple s'il pouvait tout deviner. Mais c'est impossible. Parce qu'il ne me connaît pas. Il ne sait pas ce que j'ai vécu.

Maman et Pauline semblent cependant persuadées du contraire. Puisqu'il est allé sur le front lui aussi. Nous ne sommes que deux soldats après tout. Pourquoi nos vécus seraient-ils différents ?

Je sursaute et ouvre les yeux avec panique en sentant quelque chose venir reposer dans ma main. Un verre d'eau. Frantz m'analyse en respirant doucement, profondément. Sans vraiment m'en rendre compte, je me cale sur sa respiration avant de boire.

— J'aimerais autre chose que de l'eau.

— Ce n'est pas une bonne idée. L'alcool peut devenir une addiction Antoine. Il vaudrait mieux que tu t'en éloignes.

Le brun s'est assis sur la couverture qui repose au sol. Il se tient face à moi, sa tête est un peu plus haute que mes genoux.

— Tu fais fréquemment des cauchemars ?

— Toujours. Mais je ne m'en souviens que lorsque je suis sobre. Je suis fatigué.

— De quoi rêves-tu ?

Je baisse les yeux vers mes pieds nus et me souviens de l'eau de la Garonne les caressant.

— Au début, il y avait Eglantine.

Un silence accueille ma réponse. Frantz attend certainement que je développe ma réponse. Lorsque je le regarde à nouveau, j'ai l'impression que son visage me crie sa curiosité. Est-ce malsain ? Ou bien m'écoute-t-il réellement dans le but de vouloir m'aider ?

— Qui est-elle pour toi ?

— Avant que je parte, je pensais que nous finirions par nous marier. Nous en avions déjà parlé. J'ai promis que je la rendrais heureuse quand je l'épouserais. Ses parents n'ont pas connu de bonheur au sein de leur union. Je l'ai vu au village dans la journée. Elle était triste que je ne tienne pas ma promesse. Je l'ai déçu.

— Tu ne l'aimes plus ?

Mon corps se crispe en même temps que mon esprit se braque. Où va-t-il chercher cela ? Le fait-il exprès pour me blesser ? Je ne préfère pas répondre à sa question stupide et laisse le silence s'éterniser.

— Tu penses ne plus pouvoir l'épouser ?

Le boche ne se démonte pas face à mon mimétisme. Retentant de me poser ses questions. Ne sait-il faire que ça ? Si les médecins ne faisaient qu'attendre nos réponses, ils auraient de nombreuses morts sur la conscience.

— Elle se rendra bientôt compte que nous faisons le bon choix. Je ne lui apporterai rien de bon. L'amour n'a pas de place pour s'épanouir dans la misère.

— Je ne pense pas que cela soit vrai Antoine. Au contraire. Je pense que c'est lorsque nous n'avons rien que nous ouvrons véritablement les yeux, sur les personnes que nous sommes capables d'aimer.

— C'est bien facile de dire ça, quand on ne connaît rien à la misère.

Ses sourcils broussailleux se plissent et sa pomme d'Adam bouge doucement alors qu'il prend le temps de déglutir avant de me répondre.

— Moi aussi j'ai dormi dans les tranchées Antoine. Entre les rats et l'odeur de la pisse. Je sais ce que tu as pu vivre là-bas. Je ne dis pas que j'ai connu la même chose. Nos vécus sont différents. Et c'est vrai, je suis resté là-bas moins longtemps que toi. Il n'empêche que je sais ce qu'est la misère à présent. Je connais la peur, la faim et le froid.

— Ces choses-là, je les côtoie depuis toujours. Quand je te parle de misère, je ne pense pas à la guerre. Je pense à la pauvreté. Ne pas manger pour pouvoir nourrir ses enfants, avoir peur de les perdre, savoir qu'ils ne quitteront jamais le rang social auquel ils appartiennent. Je ne veux pas de ça.

Je me sens tellement misérable à ce moment. Il ne doit rien comprendre à ce que je lui raconte. Mon regard glisse sur ses belles boucles brunes et son visage si lisse avant de s'orienter vers ses mains. Certains diraient qu'il a des mains de pianiste, je n'ai jamais touché un piano de ma vie. C'est à peine si je suis autorisé à en admirer. Tous les riches sont-ils aussi beaux ? Ne peuvent-ils rien nous laisser que nous n'ayons pas à leur envier ? Pourquoi a-t-il eu autant de chance ? Pourquoi lui et pas moi ?

— Cela a été un honneur de servir mon pays. Les rats et la pisse ne m'auraient jamais autant répugné que l'idée de manquer à mes devoirs.

— C'est tout à ton honneur Antoine. Je t'admire pour cette force dont tu me parles mais... Mais tu as le droit d'avouer que la guerre était difficile. Ça ne remet en aucun cas en faute le fait que tu te sois battu pour la France et ta famille. Cela ne ferait pas de toi un lâche. Je pense que la guerre ne t'a pas uniquement changé physiquement. Et je suis certain que tu es loin d'être le seul.

Ses yeux restent ancrés dans les miens. Les fouillant en essayant d'y lire mon approbation. Que je n'arrive certainement pas à lui cacher.

— A moi aussi il m'est arrivé de faire des cauchemars. De trembler en entendant un bruit fort. Peut-être que cela nous ferait du bien d'en parler ? Que cela pourrait nous délivrer un peu de ce fardeau qui nous pèse ?

Sa voix d'habitude si calme et forte semble soudain souffrir d'un léger tremblement. Une légère flexion qui me pousse à me pencher un peu en avant pour partager un peu de sa soudaine faiblesse. C'est certainement grâce à cet infime sentiment de connexion que je ne repousse pas d'emblée sa proposition.

— Quand nous marchions vers le front, certains de mes camarades avaient le sourire aux lèvres. Ils chantaient la Deutschlandlied et d'autres chants patriotes, comme si nous faisions simplement partie d'une joyeuse troupe partie randonnée. Mais je n'ai jamais participé à ces moments de communion... J'en aurais bien été incapable, la peur anesthésiait chaque expression de joie qui aurait pu traverser mon corps...

Et bientôt son histoire s'est mélangée à la mienne...

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