Chapitre 8

— Pauline ?

Cela fait trois fois que je répète le prénom de ma sœur, mais aucune réponse ne me parvient. Debout devant la cage d'escalier, je tente d'attendre avec patience son premier signe de vie. Ce qui est bien au-deçà de mes capacités.

— Bon... Je vais monter la chercher.

Je murmure ses paroles tout en gravissant les treize marches en bois qui me séparent de l'étage. Celles-ci grincent l'une après l'autre sous mon poids. J'ai le sentiment qu'elles sont loin d'apprécier mon ascension. Et que je ferais mieux de faire marche arrière.

La chambre de Pauline est la première à droite. Je reste un instant dans le couloir à observer sa porte fermée. Quand nous étions petits, nous ne comprenions pas que Pauline ait le droit à sa propre chambre. Elle parce qu'elle voulait dormir avec nous, et nous parce que nous voulions plus d'espace. Mais je me souviens qu'en hiver nous finissions souvent tous les trois blottis sous la même couette. Après que Simon et moi ayons collés nos lits.

Simon ronflait, Pauline avait les mains et les pieds gelés, j'adorais ces nuits-là.

Ma main vient toquer timidement contre la porte brune, deux petits coups.

— Pauline ? Écoute, je suis désolé. J'ai discuté avec Frantz. Il a l'air d'être... Un bon travailleur. Je suis d'accord pour qu'il reste ici.

La porte s'ouvre à la volé et je fais face à une jeune fille aux cheveux en pétard et à l'air enragé.

— Nous n'avions pas besoin que tu sois d'accord Antoine. Quand les hommes n'étaient pas là, nous avons tout fait ici. Je ne suis pas stupide. Maman ne l'est pas non plus. Si nous pensons qu'il doit rester, il restera.

— Calme-toi. J'ai dit que j'étais d'accord avec toi. Et ce n'est pas parce que nous sommes partis que tu vas pouvoir décider de la vie ici. T'es qu'une enfant.

— Oui et toi t'es que mon frère. Je suis mature, tout le monde le dit. Je suis intelligente Antoine. Je sais ce qui est bon pour nous.

— Faire dormir un boche dans le lit de Simon, c'est une bonne chose pour notre famille selon toi ? Que disent les commères du village à ce sujet, Pauline ? Sincèrement ? Si on continue comme ça, on pourrait nous prendre pour des traîtres.

— Personne ne sait.

Ma petite blonde se tait et pince ses lèvres, dans ce tic nerveux que je lui connais si bien. Elle sait pertinemment que j'ai raison. Si jamais le village prend connaissance de la façon dont nous traitons cet allemand que se passera-t-il ? Les vieilles mégères pourraient lancer des ragots, des mensonges. Inventer une liaison honteuse entre cet homme et ma sœur. Qu'adviendrait-il d'elle alors ? Elle deviendrait une paria. S'ils ne choisissent pas de lui faire la peau avant cela.

— Mais tout finit toujours par se savoir. Surtout ici. C'est pour ça que les choses doivent changer.

— C'est surtout une bonne excuse que tu viens de trouver. Tu le détestes.

Je ne cherche pas à la contredire ou à tenter de mentir. Nous n'arriverons apparemment pas à trouver un terrain d'entente. Il faut certainement mieux que j'oriente la conversation vers une pente moins glissante.

— J'ai envie d'aller au village.

Pauline me lance d'abord un coup d'œil surpris, avant qu'une moue sceptique ne vienne se peindre sur son visage. Son menton se redresse alors qu'elle prend un ton accusateur.

— Tu dis ça pour m'acheter ? Ou bien tu en as réellement envie ? Si tu veux y aller pour te mettre tout le monde à dos, ce n'est pas la peine.

— Je me suis excusé Pauline. Tu devrais essayer de comprendre à quel point c'est difficile pour moi.

— C'est ce que je fais. Mais la situation est également difficile pour moi. J'ai le droit de vouloir me protéger, de ne pas vouloir recevoir toute ta colère.

Elle a raison. Elle est intelligente. Plus que je ne le pensais, plus que je ne le suis. Ma souffrance m'obsède tellement que je ne vois pas celle des autres. Il faut que je m'oublie un moment. Enfin, si mon cerveau accepte de m'offrir un temps de répit.

— Je ne recommencerai plus. Je te le promets.

Un léger sourire se trace sur ses lèvres avant qu'elle ne vienne sauter à mon cou. Je ferme les yeux et pose mon menton sur le haut de son crâne. Je l'aime, je tiens à elle. C'est tout ce qui compte.


*****


C'est une route de terre d'un petit kilomètre qui nous sépare de notre village. Celui-ci est composé d'environ sept-cent habitants tous âges confondus. C'est sans doute un quart de ceux-ci qui sont partis pour le front depuis le début de la guerre.

Plus nous avançons vers l'entrée de notre village et plus je sens mon ventre se tordre douloureusement. J'ai toujours connu Saint-Eulalie, c'est d'ailleurs sur la place du village que j'ai fait mes premiers pas. Ici, la majorité de la population travaille dans les vignes. C'est donc assez jeune que les premiers verres de vin ont été posés derrière mon assiette.

Aujourd'hui, les petites maisons au toit noir ne me semblent pas accueillantes. J'ai au contraire l'impression qu'elle risque de s'écrouler sur moi alors que nous nous engageons dans les rues tortueuses du village.

— Nous avons prévenu monsieur Pousson de ton retour. Peut-être allons-nous le croiser ? Il avait proposé que nous organisions une petite fête en ton honneur.

René François Pousson est notre maire. C'est un homme de soixante-trois ans à présent. Amoureux de notre belle région, il travaille toujours au service de la population alentour en tant que chirurgien urologue.

J'avoue ne pas avoir souvent eu de discussion avec lui. Mais il semble avoir aidé ma famille avec la venue de Frantz, je me dois de le remercier. Bien que j'ai peur que ce dernier soit en réalité un cadeau empoisonné.

Alors que nous approchons du centre du village, une brise de mon passé vient à ma rencontre pour mettre un terme à mon élan.

— Antoine ?

Mon corps se fige alors que l'écho de cette voix fluette semble continuer de résonner derrière moi. Je ne suis pas prêt, pas encore.

— Oh mon dieu... C'est bien toi ?

Elle s'est rapprochée, juste derrière mon dos. Je peux presque sentir la chaleur que son corps dégage. Les rayons du soleil, emprisonnés dans ses cheveux doivent doucement se répandre autour d'elle.

C'est ainsi que je l'ai toujours connu, rayonnante. Magnifique.

A présent, je me maudis de ne pas m'être rasé. Qu'est-ce qui m'a pris de me rendre ainsi au village ? Je n'avais plus qu'à me rouler dans la boue pour parfaire l'attraction que je risque d'exercer sur elle en cet instant.

Le temps coule alors que je semble toujours bloqué. Mon cœur bat la chamade alors que je finis par trouver le courage de me retourner.

— Tu ne m'as pas écrit.

Des larmes roulent sur ses belles joues roses. Son ton ne m'accuse de rien, elle semble simplement déçue par cette affirmation. S'imagine-t-elle que cela signifie qu'elle ne comptait pas ?

— Je préférais que tu ne saches rien. Mais j'ai toujours pensé à toi, tu m'as manqué.

— Tu as lu mes lettres ?

— Non.

La rousse m'en veut. Ses poings sont fermés sur sa robe bleue. Je ne me souvenais pas qu'elle était si petite. Son visage constellé de taches de rousseur ne me sourit pas. Je n'ai jamais rien trouvé plus beau que son rire.

— Et ce que tu m'avais promis ?

— Tu ne devrais plus en avoir envie Églantine. Je ne peux pas te l'offrir. Je suis trop cassé. Tu ne te rends pas compte...

— Tu as changé d'avis. Tu ne m'as pas écrit, tu n'as pas lu mes lettres, tu m'as menti. Pourquoi ? Parce que tu as peur ? Parce que tu es lâche ? Ou simplement parce que tu ne m'aimes pas ? Moi, je t'ai attendu. Je suis là. Et je n'ai pas peur.

Une de ses mains lâche sa robe pour venir se glisser sur la mienne. Ses petits yeux bleus sont à présent recouverts de larmes, noyés par ses sentiments.

— Je ne peux pas te faire ça Églantine. Je ne peux pas...

Ma sœur pleure également près de moi. Je viens de rompre la promesse que je lui avais faite. Venir au village était une terrible idée.



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Quelques mots sur ce chapitre, le village existe bien, monsieur René François Pousson également. Mais mon histoire, bien qu'elle s'inscrive dans un réel moment historique, reste fictive.

J'ai fait le choix de vous mettre en photo le monument au mort du village. Je ne sais pas si cela est intelligent, mais je souhaiterais rappeler la gravité et l'horreur de cette guerre. Des guerres en général. Si je me suis permise de mentionner le nom du maire, je n'inclurais cependant pas les noms de ces hommes décédés pendant cette première guerre mondiale.

Mais je trouve cela important de savoir qu'ils ont existé. Comme 1 400 000 autres français. 27% des 18-27 ans.

Ce ne sont pas que des chiffres. Comme aujourd'hui, les gens qui fuient leurs pays pour mourir en pleine mer ne sont pas que des chiffres.

On ne peut pas se battre pour toutes les causes. Mais il est primordial de penser aux vivants. Aux gens qui souffrent. Acheter un t-shirt sur shein c'est sourire aux chiffres et fermer les yeux sur la souffrance humaine, sur l'esclavagisme, les génocides...

Je m'égare. Peu de gens lisent les NDA. Mais s'il vous plaît, pensons un instant à ceux qui souffrent.

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