Chapitre 7

Avant, nous avions six vaches. Aujourd'hui, elles ne sont plus que cinq. Lucie me regarde avec intérêt. Je me demande si elle me reconnaît ou si elle n'a aucun souvenir de moi. Les quatre autres mangent leur foin sans se préoccuper de ma présence. Je les ai pourtant connues davantage curieuses. La perte de leur sœur les a sans doute rendus tristes également. Je sais ce que c'est.

Dans un box à part, un seul veau est présent. Les quatre autres naissances devaient donc être des mâles. Ils ont dû être bien nourris, vendus, abattus, mangés. Nourris, réquisitionnés, abattus, enterrés. Il me semble à présent bien plus doux d'être une femme.

Le dos appuyé contre le vieux mur en bois de l'étable, je finis par me redresser difficilement en gardant appui sur ce dernier. Ma tête tourne toujours, mon cœur doit certainement bien trop la remplir de sang et de pensées morbides. Je me décide tout de même à avancer pour venir déposer ma main sur la joue de Lucie.

- Bonjour ma petite vache... Tu m'as manqué, tu sais ?

Je ris un peu en voyant ses oreilles s'agiter et sa tête se projeter en avant, comme si elle me répondait positivement. Maman a toujours trouvé ridicule que je puisse parler aux vaches, elle avait tendance à me dire de ne pas m'y attacher. Cependant, je sais que lorsque tout le monde avait le dos tourné, papa faisait la même chose. Combien de ses petits secrets a-t-il pu leur livrer ? J'aimerais tellement qu'elles puissent parler pour pouvoir tout me raconter.

- Est-ce que c'est ton bébé dans le box ? Ou bien on te l'a enlevé ? Ce n'est pas notre faute tu sais, on a vraiment besoin d'argent.

Je continue de caresser son pelage marron et sens ma tension descendre petit à petit.

- Maintenant que je suis revenu, je vais pouvoir m'occuper de vous à nouveau. Tu es contente ?

Je m'éloigne pour aller prendre un seau que je nettoie dans un premier temps. Je le cale entre mes jambes pour éviter qu'il ne bouge et m'occupe de le briquer pour qu'il puisse accueillir le lait des vaches. Une fois cette tache faite, je sors Lucie de son box et attache une longe reliée à un poteau autour de son cou. Cela fait si longtemps que je n'ai pas été fermiers, que je n'ai pas connu quelque chose de si simple.

Pourtant, une fois assis sur mon tabouret, et que mon seau est placé sous les pies de ma vache, mon sourire retombe rapidement. Je n'ai jamais trait avec une main, je ne suis même pas certain que cela soit faisable.

Je ne peux attraper qu'une seule de ses mamelles. Avec ma main gauche, je la presse et la tire dans ce mouvement qui est si familier et pourtant si différent. Lucie me laisse faire, elle sait que cela lui fait du bien. Cependant, ce n'est qu'un mince filet de lait que j'arrive à extraire.

Je continue mon effort en tentant de ne pas me décourager. Mais je n'ai jamais été patient et la guerre m'a rendu impulsif. Combien de temps vais-je mettre pour la traire ? Et les quatre autres dont je devrais m'occuper par la suite ? Cette tâche me semble à présent interminable.

Une perle de sueur glisse entre mes sourcils froncés. Des jurons s'échappent de ma bouche et je me retiens d'envoyer valser le sceau après un énième mouvement de main inutile.

- Tu as besoin d'aide.

Mes épaules sursautent en entendant la voix de Frantz. J'étais tellement concentré et énervé que je n'ai pas entendu le grincement familier de la porte lorsqu'il est entré. Ou le bruit de ses pas alors qu'il s'approchait dangereusement de mon dos.

Sa phrase n'est pas une question. Il m'impose la conscientisation de mon inefficacité. Il veut m'obliger à réaliser la nécessité de sa présence.

- Pourquoi n'es-tu pas encore parti ?

- Parce que tu ne vas pas y arriver tout seul Antoine. Je veux simplement t'aider.

- Non, je veux dire d'ici. Ma mère ne semble pas t'attacher la nuit ou te menacer avec un fusil. On est loin de la ville, tu pourrais partir en courant à travers champs. De nuit, personne ne te verrait.

L'allemand reste un instant muet face à ma question. Finalement, il s'assoit par terre pour ne plus me surplomber. C'est à mon tour d'être plus haut que lui. Ses boucles brunes viennent reposer sur ses sourcils et me cachent ses yeux.

- Qu'est ce qui m'attend si je pars d'ici ?

- Ton pays.

- Non. La guerre.

- Tu préfères la lâcheté à l'honneur.

- Je ne trouve pas cela honorable de tirer sur des hommes et de souhaiter leurs morts.

- Je trouve ça lâche de ne pas souhaiter défendre sa famille.

Il relève son visage vers moi et me regarde sans laisser aucune de ses émotions transparaître.

- Pourquoi voudrais-tu que j'aime la guerre ? Pour être plus légitime de me détester ?

- Je n'ai pas besoin de chercher d'excuses. Tu es un allemand.

- Ce ne sont pas les origines qui font de nous de mauvaises personnes. Ce sont nos actions et nos convictions.

Je fronce les sourcils en écoutant son petit sermon. Ce n'est sûrement pas dans ma famille qu'il a appris le mot "légitime" ou encore "conviction". Il n'a pas besoin de chercher dans sa mémoire ce qu'il pourrait dire, son discours est clair. Ce n'est pas ici qu'il a appris ma langue.

- Ta mère t'a appris le français ?

- Oui. Je l'ai également appris tout au long de ma scolarité.

- C'est pour cela que tu fais le fier ? Parce que tu te penses plus intelligent que moi ? Tu veux être médecin, alors tu crois être capable de deviner ce que je pense ?

Il lève les deux mains au niveau de son visage comme pour demander la paix et hoche négativement la tête.

- Non, je ne me pense pas supérieur à toi. Nous n'avons pas eu la même éducation, mais j'aime beaucoup la vie ici. Et je ne pense pas qu'il y ait de sous métier. Qui aurais-je à soigner si aucun agriculteur ne nourrissait la population ? Tes vaches et ton champ de blé sont importants, encore plus maintenant. Et je te connais Antoine. C'est moi qui lisais tes lettres pour ta mère.

Face à ces derniers mots, j'ai l'impression que mon ventre vient se glisser au fond de mon estomac pour me donner la nausée. J'essaie de me souvenir de ce que j'ai pu écrire dans mes lettres, des pensées intimes que j'ai pu partager.

Il s'est infiltré dans ma famille. A présent, c'est ma tête qu'il vise.



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Salut ! Je suis désolée ça fait trop de jours que je n'ai pas posté. Mais je pense que la fin d'année n'est reposante pour personne ! Je vais essayer de revenir rapidement. Bisous !

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