Chapitre 2

- Nous sommes arrivés à Bordeaux, notre terminus. Nous prions tous les voyageurs de bien vouloir descendre !

Je ne veux pas sortir. Cela fait des mois que je rêve de rentrer à la maison, mais à présent je me sens comme gelé, il m'est impossible de faire le moindre mouvement.

Je reste ainsi assis à observer le quai, de nombreuses personnes quittent le train et certains sont accueillis avec joie par leur famille. Ma mère et ma sœur sont certainement là elles aussi. Mais à présent, je me sens incapable de les affronter.

Les affronter ? Ressaisis toi Antoine, elles ne te veulent aucun mal, elles ne te jugeront pas, c'est ta famille, ce qu'il en reste.

J'ai beau me répéter des encouragements rien n'y fait. Je continue d'observer les sourires qui embellissent la foule à quelques mètres de moi. Il y a beaucoup de bruits, de rires, des voix de femmes et d'enfants, j'avais presque oublié à quel point la vie pouvait être belle.

Cependant, aussi douce parait-elle, à ce moment elle m'effraie. Maman était si heureuse de me retrouver dans sa lettre. Gardera-t-elle le sourire en faisant face à mon visage creusé et mon corps mutilé ? Que pensera-t-elle de mes yeux vides et brillants de peur ?

Et Pauline ? Elle a dû grandir et changer depuis mon départ. Vais-je la reconnaître ? Est-elle toujours ma petite sœur ou sera-t-elle à présent une inconnue ? Je crains d'être de trop, de ne pas retrouver ma place.

- Hé jeune homme ! Il est temps de descendre.

Le contrôleur du train qui m'a maintenu à terre quelques heures plus tôt se tient devant la porte de ma cabine. Il me dévisage longuement et garde la bouche entrouverte comme s'il voulait dire quelque chose. Il se demande peut-être pourquoi je porte ma lourde veste alors qu'il fait si chaud. Ou peut-être pas. Il a certainement senti qu'il me manquait un bras. Et même sans le sentir, c'est sans doute flagrant. Les gens ne verront plus que cela. Ils me résumeront à ça. Antoine le fermier a un bras. L'incapable, le célibataire, bientôt le vieux fou...

- Oui, je vais y aller... Je retrouve ma mère et ma sœur aujourd'hui.

Pourquoi est-ce que lui parle ? A lui ce planqué ? Est-ce juste pour gagner un peu de temps ? Je reconnais à peine la voix monotone qui quitte mes lèvres. Son ton creux et froid est tellement éloigné du flot d'émotions qui m'habitent, j'ai soudain l'impression d'être à l'extérieur de mon corps.

- Tu dois être heureux alors ? On est de plus en plus rationné mais j'imagine qu'elles ont dû se priver ces derniers jours pour t'offrir un bon repas ce soir. Tu vas passer une bonne soirée. Et dormir dans ton lit, ça doit faire longtemps que ce n'est pas arrivé.

Le lit d'hôpital, les cris de détresse, de douleur, l'odeur de la mort, et mon sang sur les draps, mes larmes sur l'oreiller, mon vomi sur le sol, mes cris de détresse, ma douleur, ma peur de la mort, tout ce sang, trop, trop...

Je ne sens même pas mes jambes me lever alors que je titube vers la sortie. Il faut que je respire, je suis en vie, je suis sauvé, j'ai une seconde chance.

- Tu oublies ton sac !

Je me retourne et voit ses mains s'avancer vers moi, l'une me tend mon sac alors que l'autre vient se poser sur mon épaule droite. Pour venir serrer un pan de ma veste vide. Aussi vide que mon ventre alors que je ne peux me retenir de vomir à ses pieds.

- Oh mon Dieu !

Sauve toi Antoine.

J'attrape mon sac et fuis hors du train. Je ne veux pas affronter ses réprimandes ou son dégoût. Je dois m'en aller.

Mes pieds se posent sur le quai et mes pas s'enchaînent alors que tout est à nouveau flou autour de moi. Je dois rentrer. Je n'ai rien à faire là, tout me semble différent, je ne reconnais rien. Mon souffle est erratique et il me semble qu'il m'est impossible de me calmer.

Je percute plusieurs personnes et titube sans les voir. Mes jambes manquent plusieurs fois de me lâcher et je ne vois plus rien avant qu'une voix ne vienne soudainement me sortir de cet interminable chaos.

- Antoine ? Mon garçon ! Antoine !

Des bras viennent encercler mon dos et des sanglots déchirent le silence que mon esprit avait tenté de créer. Maman m'a trouvé. Je lâche mon sac au sol et caresse doucement ses mains qui sont posées sur mon ventre. Ses reniflements et ses pleurs continuent alors que des gémissements douloureux viennent les intensifier. Moi qui pensais que c'était son sourire qui allait m'accueillir. Sa détresse me fait à présent oublier la rage que j'ai pu éprouver contre elle ces derniers jours. Je lui ai manqué, cela l'a fait souffrir.

Elle doit certainement penser à l'absence de Simon.

- Je suis là maman. Je suis rentré.

Je lui fais doucement desserrer son étreinte pour pouvoir me tourner face à elle. C'est étrange, son angoisse semble avoir fait disparaître la mienne. Je le sens, je le sais, je dois être fort pour elle. Elle s'effondrera si elle comprend à quel point je suis faible. Maman me semble bien plus petite que lorsque je l'ai laissé, elle a perdu du poids, semblant chétive et fragile à présent.

- Mon petit... Mon fils à moi... Tu... Tu es tellement beau, si grand...

Je pose ma main sur sa joue et viens embrasser son front. Je sais que ces mots signifient "je t'aime", j'imagine qu'elle voudrait me le dire mais que cela lui ferait trop de mal. Parce que son amour et ses prières n'ont pas suffi à ramener son mari et son fils aîné.

- Je vais rester avec toi à présent. Et avec Pauline. Je ne repartirai plus maman. La guerre c'est fini pour moi. Je ne mourrais pas. Tu ne me perdras pas.

Une de ses mains se porte à sa bouche alors qu'elle tente de camoufler les nouveaux sanglots qui l'assiègent. Je n'avais jamais vu maman pleurer. Cela me serre le cœur et l'estomac, c'est une femme tellement forte... Comment peut tenir ma petite Pauline alors que maman est dans cet état ?

- Où est Pauline ? Elle n'était pas pressée de me voir ?

- Si si bien sûr... Mais elle devait aller au marché avec Frantz, les temps sont durs ici aussi... Nous ne pouvions pas manquer de faire des ventes et...

Mon sang se glace et je m'écarte un peu d'elle alors que mon cœur semble s'arrêter un instant. J'analyse le visage de ma mère qui sèche à présent ses larmes. Espérant plus que tout avoir mal entendu.

- Frantz ?

- Oui... Nous en parlerons à la maison d'accord ? C'est simplement...

- Un allemand ? Il y a un allemand chez nous ! Je ne veux pas le voir ! Je suis rentré ! Vous n'avez pas besoin de lui ! Vous n'avez pas besoin de lui !

- Tout va bien madame ?

Un homme d'une soixantaine d'années s'est approché de nous alors que je me laisse glisser contre un mur. Ma main se porte à mon cœur et j'entends le bruit familier de ma photo crisser sous mes doigts. Je ne peux pas supporter d'être à nouveau proche de nos ennemis. Je ne veux plus être en danger.

Je ne veux pas mourir.

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