Chapitre 21 : Le souvenir de la peur

Quatre minutes s'écoulèrent avant que la porte ne s'ouvre de nouveau. Flanqué de deux gardes, Un Rochechair d'allure noble s'avança avec assurance, détaillant les occupants de la salle avec minutie de ses yeux émeraude. Ses longs cheveux argentés étaient retenus en une queue de cheval qui descendait jusqu'au milieu de son dos. Dans ses vêtements sombres brodés de motifs bleus, il se tenait avec une prestance qui trahissait son éducation de noble.

Le Rochechair s'approcha de la comtesse et se tint à ses côtés sans s'asseoir, ne quittant pas les invités du regard. Le démon fronça les sourcils pendant un moment en examinant les traits de Sieg, comme s'il reconnaissait quelque chose en lui. Il s'inclina gracieusement, une main posé sur son cœur.

– Permettez-moi de me présenter. Je suis Lardzar, troisième prince de Dredia. Je m'excuse de ne pas être venu à votre rencontre plus tôt, mais comme vous devez déjà le savoir, par les temps qui courent, je ne peux pas me permettre de baisser ma garde. Si vous avez su convaincre Dame Gorisia de vos bonnes intentions, alors je ne peux que croire en votre bonne foi.

Sieg se leva, imité par ses deux compères qui le mimèrent aussi quand il rendit le salut au prince.

– Vous pouvez l'appeler Sieg, Votre Altesse. Je vous présente Anoro, un humain comme moi, et Bélial, une descendante de démons qui...

– Ah oui, la fameuse démone qui nous vient d'un autre monde... le coupa Lardzar en faisant un pas vers la barbare et lui prendre la main. J'avais entendu des théories qui clamaient que des démons se seraient retrouvés exilés dans le monde de la lumière à la fin de la guerre du Crépuscule. Jusqu'à maintenant, j'avais toujours cru que ce n'étaient que des rumeurs sans fondements, mais...

Le prince jeta un regard en coin à la comtesse qui hocha la tête, le faisant sourire.

– Et de ce que m'a raconté Wadro, vous seriez aussi une Âmessombre, est-ce vrai ?

La jeune femme fixa sa main dans celles du prince, se demandant s'il serait de bon ton de lui demander de la lâcher. Sachant qu'elle ignorait encore les coutumes du pays, elle se retint pour éviter de compliquer la situation. À ses côtés, l'écarlate bouillonnait mais masquait son énervement.

– Bah, je crois bien... répondit Bélial en haussant les épaules. Dans mon clan, on n'utilisait pas des noms comme ça.. On est des démons, c'est tout. Certains sont nés plus petits que les autres mais on n'y réfléchissait pas plus que ça... Alors après, ouais, ma mère et moi, on était un peu différentes parce qu'on pouvait se soigner avec nos pouvoirs, mais à part ça...

Lardzar écarquilla les yeux et fixa la cloche qui restait muette.

– Votre mère aussi est une Âmessombre ? Je n'avais jamais entendu dire que deux générations d'affilé d'une même famille en avaient ! Tout simplement prodigieux ! J'ai hâte de la rencontrer ! Tout comme le reste de votre clan ! Je suis impatient de...

Bélial arracha sa main de l'emprise du prince et recula, la tête basse. Lardzar la regarda avec étonnement, avant que Sieg ne se dresse entre eux et plonge son regard dans le sien.

– Je vous prierez de ne pas trop aborder le sujet, Altesse. Bélial n'est qu'une des deux survivants de son village. Quant au second, il s'agit du traître qui les a vendus pour plus de pouvoir. Si nous souhaitons protéger nos deux mondes de la menace que lui et son maître représente, je ne peux nier que la vengeance teinte aussi les intentions de certains d'entre nous.

– Bon sang, je... Je suis désolé... s'excusa le prince qui affichait ouvertement sa honte et son embarras. Je ne voulais pas... Quel sot je suis, j'aurais dû faire preuve de plus de tact...

– Nan, t'inquiètes, je t'en veux pas... souffla la démone. Tu pouvais pas savoir, c'est normal...

Lardzar dévisagea Bélial longuement, plus déstabilisé par son manque de déférence que par ses propos.

– Veuillez l'excuser, Votre Altesse, intervint Anoro. Maîtresse Bélial vient d'un clan barbare où les manières sont... plus rustiques... Le vouvoiement existe dans son vocabulaire, mais seulement quand elle parle à au moins deux personnes...

– Ah ! s'exclama le prince qui saisit instantanément que la jeune femme ne cherchait pas à lui manquer de respect. Vous êtes similaire aux homme-dragons sur ce point là. Eux non plus, ils ne font pas preuve de déférence comme les autres races. Alors je fermerais les yeux sur votre façon de vous exprimer. Mais pour en revenir à ce que je disais avant, j'aimerais en apprendre plus sur la façon que notre peuple a dû s'adapter au monde de la lumière. Cependant, je reconnais que ce sujet peut attendre...

Lardzar s'assit aux côtés de la comtesse, invitant leurs invités à prendre leurs aises avant de reprendre.

– Wadro nous a appris que vous cherchez à localiser l'endroit où est sceller Cupidor, le Déchu de l'Avarice. Est-ce vrai ?

– En effet Votre Altesse, reconnut Sieg en hochant la tête. Pour être plus précis, nous voulons empêcher Saga de mettre la main sur lui. Nous savons qu'il a déjà en sa possession cinq des six autres, et le dernier est hors de notre portée, ce qui nous empêche d'intervenir. Nous ignorons encore ce qu'il projette un fois qu'il aura réunis les sept, mais je doute que nous voulons le voir arriver à ses fins. Surtout qu'il a la fâcheuse manie de sacrifier des innocents par milliers pour forcer l'ouverture des portes qui les gardent enfermés.

Lardzar resta silencieux, plongé dans ses pensées. Il avait espéré que la cloche aurait teinté pour démentir les propos de l'écarlate, mais son manque de réaction ne pouvait que l'inquiéter d'avantage.

– La situation est vraiment aussi dramatique que ça... soupira le prince. Je ne sais pas ce qui se dis dans le monde de la lumière, mais ici, les histoires qui décrivent le chaos que les Déchus peuvent causer sont nombreuses... Alors si un inconscient cherche à les ramener, même le sort de Dredia fait bien pâle figure en comparaison. Pourtant...

– Ouais, on a compris que le meilleur moyen de trouver la porte c'est de t'aider, déclara Bélial. On a pas d'indice sur où aller pour trouver la dernière porte, alors si on veut de l'aide, on doit faire ami-ami avec le prochain Ténèbraile. Et comme tu es le seul qui peut nous donner une chance de le rencontrer, on a besoin que tu t'entendes bien avec lui. Ou que tu deviennes le Ténèbraile, c'est bien aussi comme option...

Lardzar ricana en secouant la tête, amusé par le franc-parlé de la barbare.

– Ah, ce que j'aimerais devenir le prochain Ténèbraile... Mais non seulement mes chances sont les mêmes que celles des autres démons de sang royal du monde, je crains que l'on veuille les réduire à néant...

– Vous redoutez donc d'être le cible d'une tentative d'assassinat... traduisit Sieg. Après tout, moins il y a de candidats, plus les chances de chacun sont élevées.

– Vous avez raison Sieg, mais mes craintes sont plus réelles que ça... grommela Lardzar. Personne n'ignore que je ne partage pas les mêmes vues que mon père, mes frères ou ma sœur concernant l'avenir de Dredia. J'ai toujours été un paria dans ma famille, mis à l'écart. Alors ils doivent voir la sélection du prochain Ténèbraile comme une occasion de se débarrasser de moi. Et cette nouvelle mission que vient de m'imposer mon père ne fait que me conforter dans cette crainte...

– Une mission ? Vous ne partez donc pas pour Eclipsia ?

– Pas dans l'immédiat, non. Mon père m'a ordonné de me rendre chez nos voisins à l'ouest, le pays d'homme-dragons de Fangia. La situation s'est dégradée entre nos deux nations récemment et nous risquons d'entrer en guerre. Le souci, c'est que si je veux éviter le conflit, le reste de ma famille ne demande que ça, certains comme ils sont de remporter la victoire. Mais ils ne peuvent pas non plus se permettre de simplement lancer les hostilités, nos autres voisins pourraient se liguer contre nous si nous nous montrons trop belliqueux. Je suis sûr que c'est pour ça que mon père m'a ordonné d'aller là-bas en mission diplomatique.

– Une pierre deux coups en somme... devina Sieg. En plus de se débarrasser d'un héritier indésirable, si vous veniez à mourir alors que vous étiez en mission diplomatique à Fangia, votre père pourrait justifier une guerre et même s'attirer des alliés pour attaquer les homme-dragons.

– Le vrai problème, c'est que mon père a formé une alliance secrète avec une autre nation pour étendre leurs territoires respectifs. Je n'ai pas encore de preuve tangible de ce que j'avance, mais je pense que Fangia ne sera que la première étape dans leurs projets de conquête. Dredia ne produit que très peu de Ténèbrium, ce qui nous désavantage par rapport à nos voisins. Notre roi est un homme dévoré par l'envie, il ne fait que jalouser les autres qui ont ce qui lui fait défaut. Il veut les puits des autres, et il ne reculera devant aucun moyen pour s'en approprier.

– Plus j'en apprends sur votre famille, plus j'ai envie de vous aider, prince... avoua Sieg en fixant la cloche silencieuse. Même en oubliant notre quête, il devient évident que cette région du monde des ténèbres a besoin que vous attiriez les faveurs du Ténèbraile, pas votre famille. Cependant, ça veut aussi dire que nous devrons nous méfier de ces fameux alliés dont vous parlez.

Un malaise s'installa tandis que Lardzar et Gorisia détournaient le regard, embarrassés par la dernière remarque du bretteur. Ce dernier remarqua leur réaction et les pressa de parler.

– Veuillez comprendre que nous ne pouvons pas parler de cette alliance en publique. Si elle venait à être révélée, Dredia deviendrait l'ennemi de toutes les autres nations.

– Toutes ? s'inquiéta Sieg. Pas justes les pays démoniaques, mais aussi les nations des homme-dragons et des elfes noirs ?

– Oui, car mon père s'est allié à la quatrième faction majeure du monde des ténèbres. Une qui n'a rien de naturelle, ennemie de toute forme de vie. Ce peuple ne possède qu'une seule nation, mais elle est plus large que n'importe quel autre pays. Cette race n'est pas aussi nombreuse que celle des démons ou les autres, mais leur force nous oblige à nous méfier d'eux. Le pire, c'est que leur espèce peut sans mal convertir les autres pour accroître leurs membres...

Les yeux de Sieg s'ouvrirent en grand alors que sa gorge s'asséchait. Les propos de Lardzar venait d'éveiller en lui de vieux souvenirs qu'il s'était efforcé de garder enfouis. Le prince ne manqua pas de relever la réaction de l'écarlate et certains de ses propres doutes se confirmèrent.

– Je vois... Je pensais que vous n'étiez qu'un descendant... Mais votre expression depuis que j'ai commencé à parler d'eux... Votre ressemblance frappante aux gravures dans les livres de la bibliothèque royale fait sens, à présent...

Bélial se crispa, voyant la méfiance croître dans le regard du prince. Elle commença à se lever mais fut retenue par le bretteur qui dévisageait lui aussi Lardzar.

– Laissez-moi deviner... Ces livres parlaient de la guerre du Crépuscule, n'est-ce pas ? Plus précisément des Neuf Sauveurs ?

Les autres démons dans la pièce qui jusqu'à présent n'avaient pas compris où voulait en venir le prince saisirent rapidement le sous-entendu à peine déguisé. L'idée était insensée, l'implication de l'accusation muette défiant toute logique, et pourtant, l'écarlate ne semblait pas sur le point de la démentir.

Sieg se leva lentement, ses pupilles toujours vissées à celles du prince qui restait défensif.

– Fort bien, ne traînons pas autour du pot... Je me doutais que mon secret ne pourrait pas être éternellement gardé, mais j'avais espéré pouvoir le garder un peu plus longtemps. Comme vous le supposez, je ne suis pas un descendant d'un des Neuf Sauveur. Non, parce que je suis Rotsala, le vrai.

Face au silence de la cloche devant cette révélation, Lardzar serra les poings en se mordant la lèvre. La comtesse se pressa contre le dossier de son canapé, cherchant à mettre le plus de distance entre elle et l'humain qui semblait s'être métamorphosé en un horrible monstre. Wadro tomba en arrière, rampant jusqu'à un mur en tremblant de terreur.

– Le Raiziak... balbutia Wador d'une voix tremblante. Vivant...

Lardzar resta maître de lui même, se retenant de montrer la peur viscérale qui cherchait à le dominer. Pas un démon n'avait pas grandi dans la crainte de ce monstre légendaire que nul ne pouvait arrêter. Qu'un humain ai pu se montrer assez dangereux pour être surnommé ainsi ne pouvait que devenir la source de nouveau cauchemars.

– Un des Neuf Sauveurs... marmonna Lardzar. Si votre groupe n'est pas la chose la plus redoutée par le monde des ténèbres, c'est parce que nous pensions que vous aviez péri il y a quatre mille ans... Mais si vous êtes ici, peut-être que vous êtes vraiment les monstres que nous redoutions...

– Non, nous sommes bien humains... démentit Sieg en secouant la tête. Mais quand nous avons fermé les portails entre nos mondes, les démons qui se sont retrouvés coincés du mauvais côté nous ont empoisonnés en représailles et laissés pour morts. C'est alors que les dieux nous ont invités dans leur domaine, nous donnant une chance de survie. Et avant que vous ne commenciez à dire que nous avons reçu plus d'éloges que ce que nous méritions, sachez qu'aucun esprit mortel n'est fait pour supporter l'éternité. Cette cage dorée a fini par devenir un cauchemar qui ne changeait jamais. Nos existences ont été mises en pause pendant des millénaires, jusqu'à ce que Tosagaram, mon frère ne se retourne contre nous et vole les âmes de nos sept compagnons. Depuis, je suis à sa recherche, et la désolation qu'il laisse derrière lui prouve qu'il est pour vous une bien plus grande menace que je ne le suis.

Le prince médita les paroles de l'écarlate, évaluant leur poids qu'il savait véridique. Il finit par se lever et toiser l'humain qui ne détourna pas le regard.

– Je ne vais pas vous juger sur vos actes passés. Mes ancêtres sont ceux qui ont commencé le conflit, vous n'avez fait que vous battre pour vous défendre. Cependant, maintenant que je sis qui vous êtes, sachez que je vais vous garder à l'œil et scruter le moindre de vos faits et gestes. Ce sera là-dessus que je vous jugerais.

– Faites comme vous l'entendez, Votre Altesse, je ne vous en empêcherais pas. Je vous promet que, tant que nous pourrons travailler ensemble vers un but commun, vous pourrez compter sur mon soutien.

Sieg tendit la main vers le prince qui hésita avant de la serrer, scellant leur accord.

– Ce que je viens d'entendre ne quittera pas cette pièce, vous avez ma parole. La panique qu'une telle révélation serait incontrôlable, alors je fais ça surtout pour le bien de mon peuple, pas juste pour vous.

– Oui, je comprends.

– Bon ! s'exclama Bélial en se levant, tapant ses mains entre elles pour accaparer toute l'attention. C'est bien gentil tout ça, mais maintenant que vous avez tout les deux compris que vous êtes pas ennemis, ça vous direz nous expliquer contre quoi on va se battre ? Parce qu'Anoro et moi, on est encore paumés...

– Oui, j'admets ne pas être plus avancé qu'avant, reconnut le soldat. Vous parliez des alliés de votre père, puis vous avez commencé à parler d'histoire ancienne.

Lardzar ignora l'intervention d'Anoro et resta concentré sur Bélial. Son comportement malgré les révélations que venait de faire l'écarlate prouvait qu'elle n'apprenait rien, ce qui le perturbait. Sieg était la raison que ses ancêtres s'étaient retrouvés isolés dans le monde de la lumière, et pourtant, elle restait à ses côtés sans sembler nourrir de rancune envers lui. Et à l'inverse, le bretteur ne voyait pas en elle une ennemie, bien qu'elle descendait de ceux qui avaient failli l'assassiner. Leurs existences entières devraient se repousser, et pourtant, ils étaient liés par un lien solide que ni la race ou le temps semblaient capables de briser.

Plus que jamais, le prince était intrigué par cette rencontre dépassant toutes logique.

– Je vous invite à en parler plus longuement plus tard. Je dois malheureusement me retirer, il me reste bien des choses à préparer pour mon départ pour Fangia quand la lune dorée se lèvera. De votre côté, je vous invite à prévenir vos compagnons éparpillés en ville de la tournure des choses. Vous pouvez même en inviter certains à nous rejoindre pour manger à la fin du cycle rouge.

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