Chapitre 20 : Méfiance
Une fois l'état de la verdoyante stabilisé, la troupe se remit en marche vers leur objectif sans se départir d'un lourd sentiment d'inquiétude. Même si le malaise de Lorelya avait tiré sa source de sa nature si particulière, elle avait éveillé en eux une crainte dont ils ne pouvaient pas se départir. L'étendu de leur ignorance sur ce monde s'étendait plus loin qu'ils le pensaient, les maladies qu'ils pouvaient y être contractées portant des noms qu'ils n'avaient jamais entendu avant.
Poussée par sa nature protectrice, Farca avait harcelé de questions Wadro et les autres démons pour qu'ils lui donnent des détails sur certaines des maladies les plus répandues. À en entendre les symptômes, l'alchimiste émit l'hypothèse qu'il s'agissait des mêmes maladies que celles qu'elles connaissaient avec des dénominations différentes, mais elle ne se détendit pas pour autant. Plusieurs maladies différentes pouvaient avoir des symptômes similaires mais nécessitaient des traitements bien différent pour être soignées. Avant d'en apprendre plus sur la situation politique du monde des ténèbres, la naine se devait d'étudier sa médecine pour garder ses compagnons en vie.
À mesure que les heures passaient, les démons qui servaient d'escorte furent interrogés par les visiteurs sur plus d'un sujet, allant de la cuisine à la musique. Ils se devaient d'en apprendre le plus possible sur ce monde afin de s'y intégrer et ne pas attirer sur eux une attention loin d'être désirée.
Plus d'une journée de voyage s'écoula avant que les murs de Tios apparurent à la vue des voyageurs qui ne purent masquer leur joie en découvrant ce signe de civilisation. Trouvant abris dans une foret, ils discutèrent de la meilleure façon d'approcher la ville. Un groupe de quarante avec majoritairement des Cendressangs n'était pas envisageable, la scène ne pouvant que soulever des questions de la part des autorités qu'ils ne pourraient pas aisément répondre. Il fut décidé de séparer l'expédition en huit équipes, chacune dirigée par un des natifs qui serviraient de guide.
Trois groupes seraient chargés d'investir les tavernes pour y glaner des informations qui pourraient leur être utiles. Même en ayant accès à un groupe d'alliés acceptant de leur enseigner ce dont ils avaient besoin de savoir sur les bases de ce monde obscur, les habitants de la lumière se devaient de garder les oreilles ouvertes pour en savoir plus sur les rumeurs actuelles et ce qui se passait de façon générale au quotidien, un comportement qui fut encouragé par leur escorte. Parmi ces équipes, Ahmés se porta volontaire, promettant à son chef méfiant qu'il se retiendrait d'attirer sur lui l'attention.
Deux autres équipes se rendraient dans des bibliothèques pour étudier autant de sujets que possible afin de parer à toutes les situations envisageables. Bien qu'ils doutaient de leurs chances de trouver une information utile sur le sujet, ils garderaient aussi l'œil ouvert au cas où ils pourraient en apprendre plus sur l'emplacement de la dernière porte. Udia, Farca et Adam se joignirent à ces groupes, chacun avides de savoirs qui pourraient leur être vital à l'avenir.
Deux bandes flâneraient en ville, explorant ses rues et ses différents centres d'intérêt pour repérer le terrain et potentiellement glaner des murmures utiles de la foule. Lorelya s'empressa de décréter qu'elle se joindrait à eux, préférant rester en extérieur pour le moment au cas où elle aurait besoin de se reconnecter à la nature pour récupérer ses forces.
La dernière escouade composée de Wadro, Sieg, Bélial et Anoro aurait un rôle bien différent des autres, car le succès de leur plan reposait majoritairement sur leur réussite. Cette équipe fut la dernière à se mettre en route vers Tios.
À mesure qu'elle s'approchait de la ville, Bélial réalisa qu'elle était illuminée par bien plus que la lune dans le ciel. Quand elle fut assez proche, la jeune femme vit que les rues étaient bardées de lanternes où des leurs argentées brillaient, éclairant ainsi les axes principaux. Remarquant l'émerveillement de la barbare, Wadro expliqua qu'une partie de la puissance puisée dans les puits de Ténèbrium servait à l'éclairage des villes assez prospères pour se payer un tel luxe. Certains habitants pouvaient même se permettre d'éclairer leurs habitations de la même manière, en plus d'utiliser cette énergie pour faire fonctionner plusieurs dispositifs qui leur facilitait la vie au quotidien.
En arrivant à la porte de la ville, ils ne se risquèrent pas à croiser le regard des gardes en faction qui surveillaient d'un œil morne les allés et venues. Deux Cendressangs et deux Rochechairs voyageant ensemble n'était pas assez étrange pour valoir une inspection.
La démone ne put empêcher son regard de balayer les environs avec émerveillement, découvrant enfin une ville de son monde natal de ses propres yeux. Si l'architecture des lieux ne la dépaysait pas, les dispositifs qu'elle voyait employés ne purent que la fasciner.
Bien que certains véhicules étaient tirés par des créatures diverses, ceux qui attiraient le regard de Bélial semblaient se mouvoir d'eux même. Ornés de tubes brillant de lueur bleue, rouge ou jaune, ces charrettes avançaient en émettant un léger vrombissement, contrôlées par leurs conducteurs à l'aide d'un gouvernail et diverses manettes.
Quelques riches passants ne portaient pas eux même leurs affaires, laissant la tâche à des planches flottantes qui les suivaient. Un vendeur de brochettes plus loin gardait ses produits au chaud grâce aux flammes que produisait un cylindre placé sous le grill. Où qu'elle posait le regard, Bélial ne put voir que des merveilles qui faisaient défaut au monde qu'elle connaissait.
– C'est bluffant ! s'exclama Sieg en étudiant lui aussi les dispositifs qui les entouraient. Je n'aurais jamais imaginé que les démons avaient développé une telle technologie ! Même la civilisation la plus avancée du monde de la lumière semble bien primitive en comparaison !
– J'imagine que c'est l'existence de ces puits de Ténèbrium qui font la différencie... suggéra Anoro. Si nous avions nous aussi accès à de telles sources de pouvoir, j'imagine que nos esprits les plus brillants se seraient empressés d'inventer des dispositifs capables d'en tirer profit...
– Après, ne vous attendez pas à voir chaque ville aussi bien équipées, prévint Wadro. Tios est un cas spécial car, en plus de se trouver pas loin d'un puits majeur, elle est dirigée par plusieurs familles fortunées qui ont la générosité d'offrir une partie de l'énergie à ses habitants. Normalement, seuls les plus fortunés peuvent se payer le luxe d'utiliser des appareils énergétiques. Les autres cités ne font en général que fournir l'éclairage des rues, le reste n'est disponible qu'aux riches.
– Alors cette énergie coûte cher... résuma Sieg. Elle est si dure à obtenir ?
– Surtout dangereux. À la moindre erreur, on risque des désastres capables de tout détruire dans un rayon de plusieurs mètres. C'est pourquoi le Ténèbrium est d'abord traité pour le rendre plus stable et moins dangereux, mais ça, ça ne fait qu'augmenter les prix. Mais le plus gros problème pour nous, c'est que Dredia ne possède que très peu de puits et ils sont assez petits comparés à ceux d'autres nations. À cause de ça, nous devons en importer une grande partie pour satisfaire les besoins les plus vitaux, ce qui en fait un produit de luxe. En comparaison, Lusion au nord-est possède d'immenses puits qui leurs permettent d'alimenter leur pays sans risque de pénuries et d'exporter leurs excédents. C'est d'ailleurs de là que vient le plus gros de notre énergie.
Sieg se plongea dans ses réflexions, devinant sans mal combien la présence de ces puits pouvait peser dans la balance du pouvoir entre les différentes nations. Et combien de guerres pouvaient être menées pour en obtenir plus.
L'écarlate fut tirer de ses pensées quand ils arrivèrent devant les grilles d'un manoir où des gardes les interpellèrent. Wadro s'approcha d'eux et discuta à voix basse avec eux avant qu'ils ne les laissent passer. Le démon invita ses trois invités à le suivre, les guidant jusqu'aux portes du manoir qui furent ouvertes en grand. Rarement Sieg avait vu autant d'armures décoratives exhibées au même endroit, comme si le maître des lieux se tenait prêt à équiper une armée à tout moment. Les rares œuvres d'art visibles représentaient des batailles soit entre démons, soit les opposant à des homme-dragons ou des elfes noirs. Au décor seul, il était apparent que la demeure appartenait à une personne férue de guerre.
Un démon sec vêtu sobrement s'approcha de Wadro et lui parla à voix basse en jetant des regards discrets vers les trois autres invités. Leur échange terminé, Wadro s'éloigna en hélant ses compagnons de route.
– Suivez Mavir, il va vous guider à un salon où vous pourrez patienter. Je dois aller tenir au courant la maîtresse des lieux de la situation, nous vous rejoignons dès que possible.
L'épéiste fronça les sourcils en suivant les indications de son guide. Il avait cru qu'ils allaient rencontré un prince, mais cette déclaration remettait en question ce qui allait se passer.
Mavir fit signe au trio de le suivre, les menant à travers des couloirs décorés comme l'entrée. Ils finirent par entrer dans un salon cossu où ils furent invités à s'installer. On leur proposa de leur apporter des collations, mais Sieg refusa la proposition avant que sa partenaire ne puisse réclamer un banquet. Bélial jeta un regard dépité au bretteur qui lui fit de gros yeux, la dissuadant d'insister. Quand ils furent laissés seuls, il prit le temps de lui expliquer qu'il avait un mauvais pressentiment, le poussant à rester sur ses gardes. La barbare acquiesça sans masquer sa déception. Se sentant coupable, l'écarlate sortit le dernier pot de confiture qu'il lui restait de son sac et le tendit à la morfale qui l'arracha presque de ses mains pour le dévorer. Anoro tourna le dos à la scène, ne pouvant pas s'habituer à voir une personne dévorer ainsi un plein pot de confiture.
Vingt minutes s'écoulèrent avant que la porte ne s'ouvre de nouveau, dévoilant une Cendressang dans une robe amande voluptueuse qui adressa aux occupants du salon un sourire. Ses cheveux d'un bleu plus sombre que ceux de Bélial étaient retenus dans une natte simple qui descendait le long de son dos. De ses yeux turquoise, elle étudia les trois invité, s'attardant plus sur Bélial dont la bouche était encore couverte de confiture, avant de s'asseoir en face d'eux. Wadro entra à sa suite, accompagné de trois gardes dont un qui posa une petite cloche noire sur la table au centre de la pièce. Sieg ne détacha pas son regard de l'objet, sentant un faible pouvoir magique en émaner.
– Moi qui ne s'attendait pas à recevoir de la visite, je suis servie ma parole... ricana la démone. Je suis la Comtesse Gorisia, un des trois régents de Tios. D'après ce que m'a dis ce cher Wadro, vous nous venez de fort loin...
Les trois visiteurs du monde de la lumière échangèrent un regard lourd de sens. De ce qu'ils avaient entendu jusqu'ici, les Cendressangs profitaient pleinement de la politique actuelle de Dredia, leur accordant d'importants privilèges. Soudainement en rencontrer une si haut placée qui serait alliée à une rébellion qui cherche à abolir ces mêmes privilèges ne faisait que peu de sens. Wadro devina la source de la gêne qu'ils ressentait et intervint.
– Ne vous inquiétez pas, Dame Gorisia fait parti de la minorité des Cendressangs qui ne sont pas d'accord avec la vision Xerec du monde. Nous avons des alliés insoupçonnés à bien des endroits, y compris la cour. Vous pouvez leur faire confiance. De toute façon, vous allez vite comprendre que les mensonges ne serviront à rien ici.
Instinctivement, les regards se portèrent sur la cloche qui trônait au centre de la table. Bien que petit, l'objet semblait occuper toute la place, comme s'il était capable de décider à lui seul de l'issue de la conversation. Suivant son instinct, Sieg prit la parole.
– Il y a deux lunes.
La cloche tinta d'elle même avec un son cristallin qui résonna. Bélial et Anoro restèrent perdus alors que Sieg se pinçait l'arrête du nez.
– Je vois, elle réagi aux mensonges... Effectivement, les mensonges ne seront pas possibles ici...
– Et ce dans les deux sens, déclara la comtesse avant de fixer la cloche. Je suis un homme.
La cloche tinta de nouveau.
– Voila. Maintenant, vous savez que nous nous apprêtons à jouer franc-jeu avec vous aussi.
– Et je sens que bien des choses vont se jouer ici... soupira Sieg. J'ai du mal à croire que vous nous faites déjà pleinement confiance, alors vous avez organisé cette petite entrevue afin de déterminer si vous pouvez vraiment vous confier à nous ou si vous devriez nous éliminer, c'est bien ça ?
– Absolument.
Le trio fut impressionné par la platitude de la réponse. Même si mentir ici aurait été inutile, entendre quelqu'un affirmer si simplement qu'elle n'hésiterait pas à éliminer ses interlocuteurs si le besoin s'en faisait ressentir était déstabilisant. Bélial jeta un regard à Wadro qui la fixa intensément, aucun de ses traits ne trahissant une quelconque hésitation. Sentant la tension qui grandissait chez sa partenaire, Sieg posa sa main sur son épaule pour la calmer et fixa la comtesse.
– Très bien, au moins les bases sont posées. Tant que nous n'aurons pas satisfait votre curiosité, j'imagine que nous ne rencontrerons pas le prince, et je ne parle même pas de nos chances de sortir d'ici sans avoir à nous battre...
La comtesse prit ses aises en souriant, invitant Sieg à continuer d'un hochement de tête. L'écarlate inspira avant de retirer le talisman qui masquait sa nature humaine et prendre la parole.
– Oui, nous venons bel et bien du monde de la lumière. Anoro et moi sommes humains et Bélial est une descendante de démons qui se sont retrouvés coincés chez nous à la fin de la guerre du Crépuscule. Nous sommes ici pour mettre un terme aux actions d'un dangereux mage qui a déjà fait de terribles ravages et qui s'apprête à en perpétrer d'autres dans votre monde.
La comtesse ne perdit pas de temps à fixer la cloche, son silence étant aussi éloquent qu'un tintement. Elle plongea son regard dans celui de Sieg, sondant la moindre de ses réactions.
– Et vous, comment vous nommez-vous ?
La démone haussa un sourcil en remarquant le bref regard que venait d'adresser l'écarlate à la cloche.
– Je me fais appeler Sieg. Je suis à la tête d'une équipe qui a pour objectif de mettre fin aux atrocités commises par ce mage. Aucun d'entre nous ne prend plaisir à faire souffrir des innocents, nous ne comptons pas faire de mal aux habitants de ce monde. Et si nous le pouvons, nous aimerions aussi aider la rébellion à changer les choses à Dredia. Nous avons déjà vu assez d'injustices comme ça, en voir perpétrées sans réagir n'est pas dans notre nature.
Gorisia resta muette un moment, ses doigts tapotant sa jambe dans un rythme régulier et posé.
– Et ce mage ? Comment se nomme-t-il ?
– Nous l'appelons Saga. Il s'agit d'un arcaniste capable de manier plusieurs formes de magie. Il est aussi calculateur, capable de fomenter des stratégies dont les tenants ne sont que rarement évidents.
L'écarlate savait que la comtesse restait méfiante. À deux reprises, il avait fait attention à ses mots, chose à laquelle elle prêtait clairement attention. Même si ce n'était que par rapport à des noms et non pas leurs intentions, le simple fait qu'il restait sur la défensive sur un sujet, même banal, ne pouvait qu'interpeller.
– Si je fais entrer le prince dans cette pièce, serait-il en danger d'une façon ou une autre ?
La question soulagea Sieg. Une interrogation aussi directe signifiait qu'il était confronté au dernier test qui déciderait de la suite des événements. Il ouvrit la bouche mais Bélial fut plus rapide que lui.
– Bah non, s'il est sympa, on va pas lui attirer des emmerdes ! Et s'il veut améliorer les choses dans ce pays, on va lui donner un coup-de-main ! En échange, faudra qu'il nous aide à arrêter Saga avant qu'il fasse du mal à quelqu'un !
Gorisia scruta attentivement la jeune femme, intriguée. Elle avait parlé sans détour, allant droit au but sans pour autant chercher à dissimuler quoi que ce soit. Même sans la cloche, elle comprenait que la barbare ne cherchait pas à la tromper.
– Entendu. Je vous remercie pour votre sincérité. Je n'ai pas l'impression que vous ayez de mauvaises intentions et que vous n'êtes pas la calamité dont la prémonition parle. Je vous présente mes excuses pour mon manque de confiance, mais par les temps qui courent, nous devons nous montrer prudents.
– Nous comprenons parfaitement, répondit Anoro. Si nous avons pu dissiper vos doutes, pouvons-nous rencontrer le prince ?
La comtesse se tourna vers un garde et lui ordonna d'aller quérir le prince. L'homme s'inclina et quitta la pièce.
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