Chapitre 14 : Échange équitable
Toujours troublé parce qu'il venait d'entendre, Sieg secoua la tête, chassant pour un temps les sombres pensées qui cherchaient à le hanter. Réelle ou non, cette prophétie ne dicterait pas sa conduite et il savait déjà un objectif à atteindre.
L'écarlate s'approcha de Wadro et le héla.
– Vous dîtes que tout votre campement est au courant pour la prémonition, n'est-ce pas ? Alors si nous nous y rendons, pensez-vous que nous pourrons au moins le quitter sans avoir à nous battre ?
Le démon détailla le bretteur, une moue incertaine sur le visage.
– Pas sûr... Du moins, tant que vous ressemblerez à un Cendressang... Les plus turbulents d'entre nous risquent de vous tuer à vue...
L'épéiste hocha la tête avant de retirer le talisman qui masquait sa véritable apparence. Wadro sourcilla à peine en observant l'humain devant lui et sourit.
– Ah oui, là c'est mieux ! Oh, et pour le plan de séparer le groupe en deux pour potentiellement nous attaquer, oubliez ça. Si vous voulez que je vous laisse approcher le campement, vous ne devrez pas vous séparer. Et si vous arriver sans que je sois là pour leur dire que vous n'êtes pas une menace, les autres ne vont pas se poser de question et vous attaquer, alors n'imaginez pas que vous pourrez juste me tuer ou m'assommer.
– Plus futé que je le pensais, le bougre... commenta Farca en danatalien, ravie de voir le démon froncer les sourcils d'incompréhension.
– Bon, on y va ? demanda Bélial en se mettant déjà en marche vers les bois. On a une tonne de questions à poser et il va bientôt être l'heure de manger !
– Je crois savoir ce qui importe le plus pour toi... ricana Sieg en la suivant. Bon, hâtons nous.
Avec prudence, l'expédition suivit leur guide improvisé jusqu'aux épais bois où la végétation intrigua Lorelya. Elle arrivait à communiquer avec toutes les plantes qu'elle avait rencontré dans ce monde, mais elle ne pouvait pas se défaire de l'idée qu'une différence de taille les séparait de la végétation dont elle avait l'habitude. L'archère aurait juste aimé savoir d'où lui venait une telle sensation.
Les soldats conversèrent entre eux dans leur langue natale, élaborant discrètement des stratégies en cas d'embuscade. Sieg ne les en dissuada pas, redoutant lui même que leur accueil ne serait pas particulièrement plaisant.
À mesure qu'ils approchaient du campement, chaque membre du groupe se décida à retirer leur déguisement, ne désirant pas passer pour des ennemis aux yeux de Rochechairs qui étaient en guerre contre les Cendressangs qu'ils imitaient.
Soudainement, une femme sortit de sa cachette devant un arbre plus en avant et s'approcha d'eux. Personne ne réagi, sachant pertinemment que si elle représentait une menace, Lorelya les en aurait avertis à l'avance. La nouvelle venue, une grande démone élancée plus svelte que Bélial aux cheveux gris les étudia avec intérêt. Dans sa robe sombre couverte de symboles descendant jusqu'au sol, elle se déplaça gracieusement, ses doigts tenant un sceptre qui attira l'attention du bretteur. Si les Rochechairs n'étaient pas très doués en magie, le fait que la femme semblait la pratiquer signifiait qu'elle aussi était une Âmessombre.
– Et bien, qu'avons-nous-là ? susurra-t-elle avec un regard amusé. Des humains qui voyagent avec une Âmessombre ? Voila qui n'arrive pas tout les jours...
– Attendez, vous savez que l'un d'entre nous...
La magicienne ignora l'intervention de Farca et s'approcha de Bélial qui resta sur ses gardes, acte qui l'amusa.
– Allons, ma sœur de destin, inutile de te méfier de moi... Tout comme toi, je suis une véritable élite, pas comme ces pitoyables Cendressangs qui osent nous tourmenter alors qu'ils devraient nous respecter...
– Parfait... grommela la verdoyante en elfique. Et moi qui croyais avoir abandonné les discours suprématistes en quittant mon village...
– Et en quoi est-ce si mal d'admettre sa propre supériorité ? demanda la démone dans le même langage, se délectant du regard ahuri de l'elfe. Et oui, je vous comprends. Mon don d'Âmessombre me permet de comprendre tout ce qui est dis ou écris et d'être comprise à mon tour. Mon nom est Belba, et tant que je serais ici, vous ne serez pas libres de manigancer dans d'autres langues. D'ailleurs, d'où venez-vous ?
Wadro se dirigea vers Belba et la prit à part, murmurant dans son oreille. La magicienne plissa des yeux à un moment donné avant de regarder plus attentivement le groupe et sourire. Surtout en constatant que la peau de Bélial était plus sombre que celle d'un démon normal.
– Intéressant... Oui, vu comme ça, ils pourraient bien être ceux dont parle Aria... Du moins, certains d'entre eux... Je n'ai pas l'impression qu'ils représentent toutes les parties de la prémonition...
– Justement, je voulais en parler avec Crodan pour voir ce qu'il en pense, continua Wadro. Parce que s'ils sont que nous cherchions, ils pourraient nous aider à changer le cours de ce conflit ! Imagine tout ce que nous...
– Tu t'emballes, mon cher Wadro... ricana Belba en s'éloignant. Mais tu as raison, Crodan doit les voir. Espérons qu'ils ont aussi des bonnes manières, dans le monde de la lumière...
Les deux démons escortèrent leurs invités jusqu'à une clairière où une quarantaine de démons et humains cessèrent de travailler ou s'entraîner pour fixer silencieusement les inconnus qui pénétraient leur territoire. Fort de son entraînement militaire, Anoro remarqua que les tentes qu'il voyait avaient été sommairement montées, non pas par manque d'expertise, mais au contraire pour rendre le démantèlement du camp le plus rapide possible. De ce simple détail, il détermina que le campement n'était qu'une base temporaire, pas un potentiel centre de commandement pour toute la rébellion.
Le groupe s'aventura plus loin dans le campement, scruté par des individus intrigués qui gardaient à porté de main leurs armes. Comme l'avait indiqué Lorelya plus tôt, humains et démons semblaient être traités comme des égaux, ce qui réconforta la barbare. L'idée que les démons traitent des humains comme des larbins la révulsait, alors voir que sa race entière ne pratiquait pas l'esclavage la rassurait.
Pas un soldat ne portait le même équipement, et les armes maniées variaient, allant de la simple épée au marteau lourd en passant par l'arc. Face à ce manque d'uniformité, il était difficile de décrire ces rebelles comme étant autre chose qu'un rassemblement de guerriers équipés de façon hasardeuse.
Lentement, des murmures résonnèrent au quatre coins du campement, leur sujet n'échappant pas à Sieg qui entendit des extraits de la prémonition être répétés. Bien que le bretteur avait l'habitude d'être vite reconnu où qu'il allait, ce n'était en général que parce qu'ils connaissait lui même les peuples qu'il visitait. Or, cela ne faisait qu'une journée que lui et ses compagnons avaient mis les pieds dans ce monde, et pourtant, ils avaient été vite identifiés par des inconnus. La verdoyante se retrouvait elle aussi dans une bien étrange situation. Elle avait l'habitude d'être dévisagée, mais sans sentir de rancune envers elle.
Ils arrivèrent à une tente plus large que les autres où deux gardes les regardèrent approcher avec un mélange de méfiance et d'intrigue. Belba pressa le pas pour les rejoindre et planta son bâton dans le sol avant de s'adresser à eux.
– Laissez-nous passer ! Crodan doit rencontrer ces voyageurs au plus vite !
Les gardes échangèrent un regard avant que l'un d'entre eux ne pénètre dans la tente avant d'en ressortir quatorze seconde plus tard, faisant signe à Belba d'entrer.
– Le chef veut te voir avec Wadro et trois d'enre eux, dont l'Âmessombre. Les autres devront attendre ici.
Les deux premiers diplomates furent rapidement choisis, Bélial ayant été réclamé et Sieg étant le meneur du groupe. Udia voulut se porter volontaire, mais Anoro lui coupa l'herbe sous le pied, stipulant qu'il était responsable de la facette militaire de cette opération. La chercheuse bouda en regardant la délégation entrer dans la tente, réconfortée par Lorelya et Farca.
Quand Bélial entra dans la tente, elle se crut de retour dans son village natal. Certes, les murs étaient fait de toile et non de pierre, mais les peaux de bête qui dépassaient du désordre ambiant lui rappelèrent sa maison après ses chasses les plus fructueuses. Sieg, lui, ne put que constater que le maître des lieux avait un sens de l'organisation assez inquiétant pour quelqu'un qui devait mener une quarantaine de combattants. Des livres et des bouteilles jonchaient le sol. Les vêtements qui ne dépassaient pas d'une malle étaient dispersés de partout, certaines couverts de multiples tâches
Assis dans une chaise de l'autre côté d'une table débordant de documents entassés chaotiquement, un démon plus grand et large que la moyenne, toisa ses invités d'un œil critique. Son regard bleu s'attarda surtout sur Bélial, sa peau sombre la différenciant nettement des autres démons. Crodan passa une main dans ses longs cheveux émeraude avant de se lever, écrasant même Bélial de toute sa stature. Dans sa rutilante armure d'ébène, le chef du campement resta silencieux avant d'enfin prendre la parole.
– Alors comme ça, ce serait de vous que parle la prémonition d'Aria... Et en plus, vous venez du monde de la lumière ? Je dois admettre que si c'est vrai, ça expliquerait certains des passages les plus flous.
Du coin de l'œil, Sieg vit Belba tortiller son bâton en dévorant Crodan du regard. La démone avait semblé si noble et arrogante juste avant, mais maintenant, elle semblait se retenir avec grande peine de se jeter sur son supérieur en déchirant ses vêtements. L'écarlate en venait à se demander si toutes les démones n'étaient pas au final comme ça quand elles étaient en présence d'une personne qu'elles aiment. D'un autre côté, sa seule autre référence était sa partenaire qui avait tout le temps un comportement presque bestial, alors sa théorie ne reposait pas sur grand-chose.
Bélial, décidant que le manque de réaction de l'écarlate était une invitation pour elle de prendre les devants, s'approcha de Crodan et tendit une main vers lui.
– Salut ! Alors c'est toi qui est en charge ici ? C'est sympa de te rencontrer ! Moi, c'est Bélial ! Derrière moi, tu as Anoro et Sieg qui est en rouge. On a un tas de question à te poser !
Sieg ferma les yeux en se blâmant d'avoir trop focalisé son attention sur Belba, ce qui l'avait empêchait de voir la barbare bouger. Anoro resta de marbre, étant trop habitué à ce genre de moment pour faire semblant d'être choqué.
Crodan haussa un sourcil avant de serrer la main tendue. Sa poigne était ferme, mais il était satisfait de voir que celle de la jeune femme l'était autant.
– Pas de formalités, alors... Je dois admettre que j'aime ça. J'ai toujours aimé aller droit au but plutôt que de tourner au pot pendant des jours. Alors voilà ce que je te propose Bélial. Tu as des questions et moi aussi. Après-tout, toute la rébellion est intriguée par cette prémonition à votre sujet, tes amis et toi. Je vous laisse poser la première question, puis je vous en poserais une, ainsi de suite. Ça vous convient, vous trois ?
Bélial se tourna vers son partenaire pour chercher son approbation. Voyant que la complexification de la conversation le forçait à prendre la relève, l'écarlate soupira et s'approcha à son tour du bureau.
– Comme m'a présenté ma partenaire, je suis Sieg, un humain du monde de la lumière. Je suis d'accord avec vous, nous ne devrions pas perdre de temps et rester concentrés sur l'objectif. La première chose que je voudrais savoir en cet instant, c'est la raison de votre rébellion. Contre qui vous dressez-vous exactement ? Nous ignorons encore tout de ce monde, alors savoir ce qui le déchire me semble primordial.
Crodan jaugea l'humain avant de reporter son regard vers la démone. Il avait d'abord cru qu'elle dirigeait leur équipe, mais l'intervention de l'écarlate venait de lui donner tort, chose qui arrivait assez rarement.
– Une excellente question... soupira Crodan en se rasseyant. Il est vrai que pour nous, la réponse est évidente, mais si vous nous venez d'un autre monde, vous devez nager en pleine confusion. Pour faire simple, le jeune roi de Dredia a décrété il y a vingt-deux ans que les Âmessombres étaient la forme la plus parfaite de notre race. Jusque-là, personne n'a été surpris, c'était plus ou moins un acquis pour nous tous. Cependant, ils sont allés jusqu'à aussi annoncer que les Cendressangs étaient eux-même au dessus des Rochechairs et qu'ils devraient gouverner sur eux alors que jusqu'à ce moment là, les deux bords étaient sur un pied d'égalité. Et si ça ne suffisait pas, comme les Âmessombres sont supposés représenter l'élite, seuls les familles les plus proéminentes de notre pays avait le droit d'en posséder. Enfin, après avoir décidé que les Âmessombres nées de familles plus modestes sont une insulte contre l'ordre naturel, ces... erreurs devaient être purgées. En peu de temps, l'ordre social de cette nation a été chamboulée et ceux qui étaient suspectés d'être des Âmesombes ont été traqués et éradiqués. Si nous nous battons, c'est pour rendre les libertés volées aux Rochechairs par un roi odieux et mettre un terme aux massacres insensés.
– C'est... édifiant... articula avec peine Sieg. Votre explication me fait me poser une question, mais j'attendrais mon tour...
– Si c'est concernant ce qui a poussé le roi à prendre ne telle décision, je consent à y répondre maintenant. De toute façon, c'est lié à votre première question. Notre souverain actuel, Xerec III, né Cendressang, ne devait pas à l'origine monter sur le trône. Merenec, son frère jumeau, né juste avant lui, était une Âmessombre, héritier légitime au trône et un véritable prodige. Même comparé à d'autres Âmessombres, il était extraordinairement doué dans tous les domaines. Le cadet a donc vécu dans l'ombre de son frère et je sais qu'il le jalousait férocement. Mon père était autrefois général et un confident du précédent souverain, alors j'ai vécu au palais dans mon enfance, me permettant de voir de mes propres yeux l'envie dévorer le prince. Je sais aussi que beaucoup de personnes à la cour, surtout des Rochechairs, affirmaient qu'un tel écart entre les compétences des deux jumeaux venait de la différence entre leurs natures. La rancœur de Xerec n'a fait de croître jusqu'au jour où son frère et son père sont partis en voyage ensemble, le délaissant au palais alors qu'il n'était alors âgé de quatorze ans. Leur convoi a été pris d'assaut par des assassins d'une autre nation et ils ont tout les deux trouvé la mort. C'est comme ça qu'un adolescent dévoré par la haine et la rancune a fini sur le trône avec un seul désir : prouver que les Cendressangs ne sont pas inférieurs aux Âmessombres, et surtout pas égaux aux Rochechairs. Avant que mon père n'ai été chassé du palais pour s'être opposé aux ordres du nouveau roi, j'ai pu apprendre que si toutes les Âmessombres n'ont pas juste été exterminées comme le voulait Xerec, ce n'est que grâce à ses conseillers. Ils ont su tempérer sa rage et lui rappeler qu'en tant que souverain, il pourrait tout ordonner de ses nobles, quelque soit sa nature.
Sieg écouta attentivement l'histoire, mémorisant chaque détail important. Il ne savait que trop bien les extrêmes que pouvait atteindre un monarque dévoré par de sombres sentiments et la haine qu'un frère pouvait avoir pour un autre. Il n'eut aucun mal à imaginer ces événements passés.
– Je vous remercie d'avoir éclairé ma lanterne... Votre question, maintenant ?
– Très bien, voilà ce que je veux savoir... demanda Crodan en croisant les mains sous son menton. Si vous venez vraiment du monde de la lumière, pour quelle raison avez-vous rouvert les portails pour venir ici ?
Le bretteur ne fut pas étonné par cette question, assez évidente. Il inspira et plongea son regard droit dans celui du démon assis devant lui.
– Nous sommes ici parce qu'un dangereux mage a mis la main sur les pouvoirs de six des sept Déchus. Le dernier se trouve ici et nous cherchons à lui barrer la route avant qu'il ne plonge nos deux mondes dans le chaos. Alors ma seconde question est : savez-vous où se trouve la porte de Cupidor, le Déchu de l'Avarice ?
Stupéfait, Crodan regarda Wadro et Belba qui écarquillaient les yeux. À leur réaction, il devint évident qu'ils avaient au moins entendu parlé des Déchus. Cependant, restait à savoir s'ils croyaient à leur existence ou s'ils ne voyaient en eux qu'un mythe antique.
Le chef des démons inspira et se leva, défiant du regard le bretteur qui ne se dégonfla pas.
– Non, je l'ignore, mais je ne remet pas en doute que vous dîtes la vérité. Après tout, avant de parler de vous, Aria a prédis le retour de d'une cupidité sans limite qui dévorerait tout. Quelque chose me dit que c'est lié à votre quête...
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