Chapitre 93 : Vues morbides
Ahmés eut l'impression que le temps ralentissait pendant sa chute. Les cris des civils en train de fuir lui parvinrent tel de longs râles inaudibles, leurs mouvements si lents qu'ils en devenaient ridicules. Le musicien ne ressentit aucune douleur en percutant le sol, son être entier étant déjà déchiré par une atroce souffrance qui lui rappelait le jour où il avait été embaumé vivant.
Se retenant de hurler, le taouyen dévisagea Lanis qui le scrutait avec un mépris sans nom.
– Je savais Sieg sot, mais là, il m'insulte ! cracha la prêtresse. Envoyer un mort-vivant contre une femme avec le pouvoir de les purifier ? Si tu n'étais pas aussi puissant, je t'aurais déjà renvoyé dans le mondes des morts...
Le défunt tenta d'ignorer sa souffrance pour se redresser péniblement. Il fixa avec dépit ce qu'il restait de son luth dans sa main, l'instrument ayant fait les frais des attaques gelées de la représente de l'église de glace. Malgré ses efforts, Ahmés n'arrivait pas à atteindre la prêtresse avec son contrôle du sable et des ombres, sa glace la protégeant tout en ripostant.
En plus d'entraver ses mouvements, le froid brûlait le mort avec son aspect purificateur. Des trois alliées de Valence, Lanis était clairement la pire pour lui à affronter, mais il ne blâma pas son chef de lui avoir attribué cette tache. Après avoir encaissé ses attaques, le musicien comprenait qu'il était aussi le seul capable de lui tenir tête. Adam n'avait aucun moyen de se libérer de la glace et d'approcher la prêtresse, et la végétation périssait vite sous ce froid intense, désarmant Lorelya. Avec sa magie du feu, Sieg aurait réussi à la contrer, mais il avait un adversaire bien plus fort à contenir pour le moment.
La mâchoire serrée, Ahmés jeta les débris de vois dans sa main et se mit à siffler. Le sol sous Lanis se changea en sables mouvants, mais elle le glaça instantanément, l'empêchant de sombrer.
– Que tu es pathétique... soupira la prêtresse en se passant la main dans ses cheveux. Débats-toi autant que tu veux, ça ne servira à rien. Au cas où tu ne l'aurais pas encore compris, à cause de ta nature, tous tes sorts sont imprégnés du pouvoir de la mort qui est vulnérable à chacun de mes miracles. Quoi que tu tentes, je peux le dissiper avec aise. Et ton aura morbide me permet de te traquer, peu importe tes illusions. Alors que toi...
Un pieu de glace transperça le torse d'Ahmés, le soulevant du sol. L'énergie divine glacée de l'attaque se répandit dans le corps du musicien qui se frigorifia. Avant de finir entièrement congelé, le taouyen invoqua une lame obscure qui trancha le pieu et le libéra. Malheureusement, le froid l'ankylosait toujours, limitant ses mouvements, et la douleur qu'il ressentait embrumait son esprit, l'empêchant de se concentrer. Au rythme où les choses avançaient, le mieux qu'il puisse accomplir serait de retenir Lanis loin de Valence en attendant que ses compagnons ne se débarrassent de lui et viennent l'épauler.
Honteux de ne pas être assez fort pour pleinement aider ses amis, Ahmés se promit au moins de protéger les fuyards. La prêtresse se moquait éperdument des victimes qu'elle faisait, désirant éliminer aussi vite que possible le moucheron devant elle pour retrouver son bien-aimé. Ainsi, trois innocents avaient déjà péris sous ses assauts, forçant le musicien à adopter une approche plus défensive pour protéger les autres.
– Quel comble, tout de même... ricana Lanis en s'approchant d'Ahmés avec confiance. Un monstre qui se sacrifie pour sauver des vivants... Tu as bien conscience que s'ils savaient ce que tu es vraiment, ils me supplieraient de t'éradiquer ? Ces vermines impuissantes qui ne peuvent que ramper à mes pieds n'hésiteraient pas à me les lécher en échange de mes services.
– Et pourtant, tu n'hésite pas à les massacrer sans pitié ? grogna le défunt en se tenant difficilement debout. Tu es une prêtresse, non ? Tu devrais être leur guide, leur compas vers une vie meilleure ! Comment peux-tu te détourner à ce point de ton devoir ?
– Mon devoir ? s'amusa Lanis en frottant son bâton. Tu as une vision bien immature du monde, ma parole ! Je suis une prêtresse au service du divin, pas des mortels. Tant que j'agis au nom d'un dieu, je peux purifier le monde entier dans un blizzard éternel, je serais toujours vertueuse ! Nul n'a le droit de contredire les commandements d'un dieu !
– Ha, tu es d'une hypocrisie sans nom ! lâcha Ahmés. Tu parles de servir les dieux, mais tu as rejoint un Ordre qui cherche à les asservir ! Elle est où, la vertu que tu clame incarner ?
– Oh, mais tu l'as vue en personne, s'exclama la prêtresse en haussant les épaules. Valence est celui qui est destiné à régner sur ce monde, il est digne de devenir un dieu parmi les dieux ! Le servir, être son apôtre... Rien n'est plus glorieux que cet honneur ! Et comme ma déesse continue de me prêter sa force, cela veut dire qu'elle encourage mes actes, qu'elle a reconnu la valeur de Valence ! J'œuvre pour le bien du futur dieu de ce monde avec la bénédiction d'une déité originelle ! Alors chaque personne qui péri de ma main pour ce noble vœu sont des martyrs ! Ils devraient me remercier d'utiliser leurs vies sans valeur pour un si grandiose dessin !
Ahmés eut envie de vomir mais n'interrompit pas le discours de la prêtresse. Tant qu'elle parlait, s'extasiait en faisant l'éloge de sa mission, elle lui laissait le temps de récupérer. Un mouvement attira son regard et son sang se serait glacé si les miracles de Lanis ne le faisait pas déjà.
Recroquevillés contre un mur à quelques mètres de lui, trois jeunes enfants se serraient ensemble pour se garder au chaud, trop terrorisés pour bouger. Le combat contre la prêtresse avait causé des ravages dans la rue et la plupart des issues avaient été condamnées par des murs de glace. Les trois bambins n'avaient pas fui assez vite et s'étaient retrouvés séparés de leurs familles.
Lanis remarqua le regard du taouyen et le suivit pour trouver ce qui l'intéressait assez pour l'ignorer.
– Tiens donc ? Trois jeunes âmes pures. Et tu prétends te soucier de ce qui peut leur arriver ? Tu ne devrais pas, franchement. S'ils étaient dignes de survivre, ils auraient réussi à s'enfuir, ils ne seraient pas coincés ici avec nous. Les dieux ont clairement décidé que leur existence ne sert plus à rien, alors il n'y a pas de larmes à verser pour leur sort.
Lanis leva son sceptre et invoqua une tempête de glace qui enveloppa la rue pour tout geler. Ahmés se rua sur les enfants qu'il serra dans ses bras et les enroba dans son pouvoir pour le protéger du froid. Les gamins se blottirent contre lui, le serrant de toutes les forces de leurs petites mains.
– Tu devrais pourtant être le mieux placé pour comprendre que la mort fait parti de l'ordre de ce monde ! s'écria Lanis en intensifiant la tempête. Une vie n'a de valeur que si elle prend un jour fin ! Toi, tu es une aberration qui crache au visage de la nature des choses ! Et tu oses t'opposer à ma volonté ? Moi, la représentante de la volonté divine sur ce monde ?
– ... pas mou...
Une voix étouffa les déclarations de la prêtresses pour les oreilles d'Ahmés. Perclu de douleur, le musicien baissa les yeux et fixa le visage en larmes d'un des enfants qui le regardait avec terreur.
– Je veux... pas mourir...
En entendant ces quatre mots, le défunt cessa de ressentir le froid. La douleur fut atténuée au point de dernier un désagréable picotement. Il prit pleinement conscience de la valeur des vies qu'il cherchait à protéger. Le musicien n'avait jamais méprisé la vie, mais en même temps, il en avait oublié la véritable signification. Ces enfants avaient le potentiel de devenir n'importe quoi, de vivre une vie pleine de rires et de larmes. Ils avaient encore tellement d'expériences à découvrir qui rendraient leurs existences plus précieuse. Mourir ainsi, avant d'avoir eu la chance de véritablement vivre, serait une perte sans nom.
Refusant de laisser une telle tragédie se produire, Ahmés cessa d'hésiter. Il avait toujours tout fait pour vivre comme un homme, un humain, car il ne pouvait pas abandonner son amour pour le monde des vivants. Cependant, en comprenant que la vie et la mort se complétaient, qu'elles se sublimaient mutuellement si elles étaient respectées, le défunt ne craignit plus son pouvoir.
Une vague d'obscurité émergea de son corps, balayant la tempête. Lanis fut repoussée par l'impulsion qui lui laissa une horrifiante impression. Elle observa la masse obscure qui tournoyait là où se trouvait son adversaire et eut un mauvais pressentiment. La prêtresse invoqua des pieux de glace qu'elle propulsa sur sa cible, mais ils se désagrégèrent à son contact.
Autour de l'amas d'obscurité qui grandissait, le sol et les murs se fissuraient. La glace qui recouvrait les environs se mit à fondre, plongeant Lanis dans une panique folle.
– TU DIS COMPRENDRE LA VALEUR DE LA MORT ? VOILA BIEN LA FOLIE DES VIVANTS...
La voix semblait résonner dans toutes les directions, comme si les ombres de la rue accusaient la prêtresse. Elle vit les ténèbres se dissiper et eut envie de vomir. À la place de l'élégant musicien se tenait un cauchemar décharné, une forme squelettique couverte de bandages. L'apparition se tourna vers elle et la scruta de ses orbites vides. Il tenait dans ses bras les trois enfants indemnes qui l'observaient fascinés. Ahmés pensait qu'ils seraient terrifiés par son apparence, mais ils étaient d'un calme absolu, comme s'ils percevaient l'âme bienveillante au fond du monstre.
– UNE SOTTE QUI NE RÉALISE PAS LA VRAIE VALEUR DE LA VIE NE PEUT PAS SAISIR LA BEAUTÉ DE LA MORT ! CE N'EST QUE SI LA VIE EST PLEINEMENT VÉCUE QUE SA FIN PEUT PRENDRE UN SENS ! TU N'ES QU'UNE MEUTRIÉRE AVIDE DE SANGT ET CARNAGE QUI SE CACHE DERRIÈRE SA FOI POUR EXCUSER SA CRUAUTÉ ! IL EST PLUS QUE TEMPS QUE QUELQU'UN MÊTTE UN TERME À TA MALICE !
– Comment oses-tu ? ragea Lanis en concentrant son pouvoir sur son adversaire. Tu n'es qu'une...
La glace dissipa l'illusion qu'elle observait, la plongeant dans une intense incompréhension. Elle était certaine d'avoir senti l'aura du défunt, alors comment avait-elle pu être trompée ?
Des cris de terreur la poussèrent à se retourner et scruter l'une des issues qu'elle avait condamné. Sa glace avait disparu, révélant des personnes apeurées qui fixaient le monstre qui portait leurs enfants. Ignorant la peur dans leurs regards, Ahmés posa les enfants au sol et leur tourna le dos.
– PARTEZ, JE ME CHARGE D'ELLE. JE VOUS FAIT LE SERMENT QU'ELLE NE FERA PLUS JAMAIS COULER LE SANG DES INNOCENTS.
Quelque chose tira sur un de ses bandages. Le musicien baissa les yeux pour trouver le visage rempli d'admiration d'un des enfants.
– Dis m'sieur squelette ! T'es un héros ? Comme dans les histoires ?
– Un héros ? s'égosilla Lanis en déchaînant ses pouvoirs. Tu vois bien que c'est un monstre ! Une créature qui ne mérite pas d'exister !
Une vague de froid se dirigea vers eux, arrachant des hurlements des mortels sur son chemin. Ahmès claqua ses doigts squelettiques et invoqua une bourrasque de sable qui contra le vent glacé et le dissipa. Les adultes, bien que toujours méfiants, regardèrent leur sauveur rs que les enfants laissaient exploser leur joie. Ahmés se pencha vers le garçon qui l'avait interpellé et caressa sa tête.
– ELLE A RAISON, JE N'AI RIEN D'UN HÉROS, JE SUIS UN MONSTRE. MAIS ÇA NE VEUT PAS DIRE QUE JE N'AI PAS ENVIE DE SAUVER DES GENS QUAND ILS ONT BESOIN DE MOI. MAINTENANT VA, SUIS TES PARENTS, JE M'OCCUPE DE LA SUITE.
Le père du garçon prit son fils dans ses bras et hocha la tête vers le défunt, la reconnaissance luisant par-delà la peur dans son regard. Ahmés laissa la foule s'échapper avant de faire de nouveau face à Lanis qui fulminait.
– Tu ne devrais pas exister ! Tu es...
– SILENCE ! ordonna Ahmés en invoquant un luth d'os aux cordes d'ombres. LE PUBLIQUE EN A PLUS QU'ASSEZ DE TES VIEILLES CHANSONS DÉCRÉPIES ! IL EST TEMPS DE CHANGER DE TON !
Les doigts d'Ahmés glissèrent sur les cordes de son instrument, créant une sinistre mélodie qui transit d'effroi la prêtresse. Quand une main lui attrapa le poignet, elle tourna son regard vers le bas et écarquilla les yeux en découvrant un cadavre à moitié pourri émerger d'une mare de ténèbres sous ses pieds. Son visage à moitié décomposé ne lui fut pas étranger, ravivant de sombres souvenirs. Plus de mains sortirent du marasme sous elle pour l'attraper et la plonger pour qu'elle les rejoigne. Chaque nouvelle tête ne fut pas méconnue pour elle, lui insufflant une terreur intense. Lanis tenta de geler le sol pour l'empêcher de sombrer, mais l'obscurité n'était pas affectée.
– J'ESPÈRE QUE TU APPRÉCIES CES RETROUVAILLES, PARCE QUE TES ANCIENNES VICTIMES AVAIENT HÂTE DE TE REVOIR ! ILS ONT BIEN ENVIE DE TE REMERCIER POUR L'HONNEUR QUE TU LEUR A FAIT EN LES MARTYRISANT.
– Arrêtez ! hurla la prêtresse alors que des doigts décharnés s'enfonçaient dans sa peau pour l'entraîner. Je ne peux pas mourir ! J'ai une mission à accomplir ! Je dois...
Une main recouvrit sa bouche, étouffant ses derniers cris.
– CE SORT A JUGÉ TON ÂME ET DÉCLARÉ QUE TU MÈRITES LE SORT QUI T'ATTEND. TOI QUI A TANT INSULTÉ LA MORT, SUBBI LA VENGEANCE DE CEUX DONT TU AS OTÉ LA VIE !
Ses ongles se brisèrent sur le pavé laissant une ultime traînée de sang derrière elle avant d'être engloutie dans le monde des morts. Ahmés observa l'obscurité se dissoudre dans le sol en secouant la tête. Une explosion le tira de sa contemplation du sol et dirigea son attention dans la direction du combat que menaient Sieg et Bélial contre Valence. Une quantité phénoménale d'énergie se dégageait de la zone, ne présageant rien de bon. Espérant qu'Adam et Lorelya s'en étaient aussi bien sortis que lui, le musicien se mit en mouvement.
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