Chapitre 65 : Au pied du mur
Un silence oppressant écrasa la salle de réunion en attente d'une réponse des troupes. Ils auraient pu passer le temps en abordant divers sujets, notamment concernant la guerre qui approchait, mais personne n'avait à cœur de parler d'affaires militaires. Pas quand le statut de plus d'un des tiers de leurs forces demeurait inconnu.
Si leur message arrivait à temps, les soldats chargés de surveiller la porte auraient pour nouvelle consigne d'ignorer absolument toutes les procédures qu'ils avaient suivi jusqu'à présent. Connaissant la roublardise de Saga, le moindre ordre donné de sa part, même s'il pouvait sembler anodin, serait capable de chambouler la situation de façon irréversible.
Jodin et plusieurs de ses collègues s'étaient retirés pour travailler de toute urgence sur un nouveau système de communication avec leurs troupes, revoyant principalement les codes et consignes à transmettre.
Sanders fut congédié dans ses quartiers, non pas en tant que punition, mais plus par intérêt pour l'homme effondré qui se blâmait pour le désastre qu'il risquait d'avoir causé. Personne n'arrivait à lui reprocher ce qui s'était passé, la perfidie de l'ennemi ayant atteint des sommets inimaginables. Comment se sentir en sécurité si même les rêves pouvaient se retourner contre vous ?
Continuant de tenir compagnie au roi et une large partie de la cour, Sieg et ses compagnons avaient la mine basse. Si Saga l'emportait ici, la défaite n'en serait que plus salée. Même à Qalb Alsahra, ils étaient plus ou moins arrivés pendant que le mage ouvrait la porte, laissant tout de même l'opportunité au groupe d'affronter le mage bien que la victoire leur avait échappé de justesse. Leur récente confrontation avec lui leur avait donné le temps de préparer le terrain, sans savoir que l'arcaniste avait déjà ancré ses griffes chez les elfes. Mais cette fois-ci, il était possible que la porte ait été ouverte avant même qu'ils ne soient arrivés dans le pays.
Bélial avait suggéré de partir immédiatement pour la porte dans l'espoir d'intercepter le mage, mais Sieg l'en avait habilement dissuadée. Trois jours de voyage les attendrait rien que pour s'y rendre, alors qu'un message magique ferait le trajet en l'espace de quelques secondes. Cependant, ce dernier avait été envoyé plus d'une heure plus tôt, chaque minute passant atténuant l'espoir de recevoir une réponse. Sans savoir si les troupes étaient encore en vie, se rendre sur place pourrait être vain.
De plus, le bretteur était réticent à se retrouver face à son frère avec la démone sans une armée pour les épauler, ou plus précisément brouiller leurs déplacements. Il ignorait pourquoi, mais Saga semblait ourdir la mort de sa partenaire, une fixation qui inquiétait l'écarlate. Il ne partagea pas ses craintes avec ses compagnons, redoutant comment la barbare en particulier réagirait. Tant que la situation demeurait floue, il se refusait à laisser Bélial se jeter dans un potentiel piège.
Même Ahmès, pourtant d'ordinaire si motivé à jouer des notes, ne trouvait pas la volonté d'en produire une seule. Farca avait ouvert un livre, mais elle n'avait pas tourné une seule page. Adam restait au garde-à-vous, fidèle à lui même. Lorelya demeurait silencieuse, assise avec les bras croisés, son regard fixant un point sur le mur en face. Sieg restait plongé dans ses pensées, imaginant divers plans pour faire face aux différentes possibilités qui pourraient s'offrir à eux. Bélial ne tenait pas en place, arpentant la salle pour se calmer, sans y parvenir.
Puis vint le moment de vérité. Cédric poussa la porte de la salle de réunion. Comme un seul homme, le roi, ses nobles et leurs invités se levèrent et verrouillèrent leurs regards sur le majordome qui sursauta en devenant ainsi le centre de l'attention. Il baissa les yeux et secoua la tête.
– Des survivants viennent tout juste d'arriver à Syndras...
Survivants...
Ce seul mot suffisait à balayer leurs espoirs comme un château de carte soufflé par la déesse des vents.
– Il y a cinq jours, les troupes ont reçu l'ordre de converger vers la porte. Une fois sur place, le sol se serait mis à luire, puis... Honnêtement, les personnes à qui j'ai parlé ne sont pas sûres de ce qu'elles ont vues... Les soldats qui étaient dans la zone d'effet de ce sort ou malédiction auraient clamé être soudainement pris de chaleur, arrachant leurs armures et vêtements. C'est là que les choses ont commencé prendre une... tournure bizarre... Ceux qui ont essayer d'arrêter ce qui se passait ont été eux aussi affectés, ce joignant à la folie jusqu'à en trouver la mort. Des milliers d'hommes et de femmes ont perdu la vie de façon déshonorante, s'adonnant à des actes lubriques au détriment de leur intégrité physique. Sur la fin, les survivants disent que ce qu'ils avaient vu était indescriptible.
Personne trouvait quoi répondre à cette révélation. La cour n'avait aucun mal à deviner ce qui s'était passé ensuite, mais c'était si saugrenu et incompréhensible qu'ils ne parvenaient pas à saisir le but d'un tel acte. Plusieurs regards se reportèrent sur Sieg qui aurait préféré que l'on ne s'attende pas à ce qu'il ait réponse à tout.
– Avez-vous plus détails ? demanda l'écarlate. Hormis les points les plus...
Le bretteur écarquilla les yeux. Un détail capital lui avait si longtemps échappé, une évidence qu'il avait sous les yeux depuis des mois, le frappa de plein fouet.
– Sieg ? s'inquiéta Bélial en posant la main sur son épaule. Ho, tout va bien ?
– Diantre, que je suis bête... se morfondit Sieg en se prenant la tête entre ses mains. Nous avons été tellement concentrés sur les morts, nous en avons oublié ce qui les a causées...
– Bah c'est Saga, non ? répliqua Farca en fronçant les sourcils. C'est lui qui est derrière...
– Négatif ! Je Pense Que Sieg Ne Fait Pas Référence À Qui Mais Comment.
– Non, pourquoi aussi ! explosa le bretteur. Et je ne parle pas du plan de Saga, mais de quelque chose de plus fondamental ! Bélial, quand Tyrian a trahi ton village, quelle émotion ressentait-il à ce moment là à ton avis ?
Surprise, la démone se concentra. Il lui fallu une dizaine de secondes pour trouver des réponses.
– La tristesse ? La honte ? La colère ? La...
– Exactement ! Et quelle porte se trouvait dans ton village ?
– Bah la co...
La jeune femme se tut instantanément, s'en mordant presque la langue. Comme les autres personnes présentes, elle comprenait peu à peu où voulait en venir son partenaire. Sieg frappa la table de son poing et continua son exposé.
– Pour la porte de l'orgueil, Saga a utilisé la fierté des princes de Taouy pour attiser les flammes du conflit. Pour la porte de l'envie, la jalousie et le ressentiment d'Isya ont servi ses dessins. Pour la paresse, nous pensons qu'il compte juste faire naviguer des dizaines de navires remplis de pirate. S'il leur ordonne de rester sur place jusqu'à ce qu'ils tombent dans un état de léthargie, ça pourrait correspondre.
– Les vies perdues doivent avoir un lien avec le péché scellé... résuma le roi horrifié.
– Je ne pense même pas que la mort soit vraiment un facteur, reprit Sieg. Bélial m'a raconté que, quand elle a rencontré Saga pour la première fois, il a déclaré que le sacrifice de vies était simplement le meilleur moyen de rassembler l'énergie requise pour forcer l'ouverture des portes. Ce qui compte, c'est la puissance derrière le sentiment qui sert de clé !
Et c'est pour ça qu'il a lancé un sort sur des milliers de personnes pour qu'elles baisent jusqu'à en crever ? Je dois dire que c'est créatif, bien qu'assez morbide...
– Combien de portes reste-t-il, bon sang ? s'emporta Nolasia. Trois en incluant celle de la paresse ?
– Non, deux... grommela Farca. Quand nous étions à Port-Écume, un des larbins de Saga a avoué qu'il avait obtenu deux pierre. C'était avant celles cachées à Qalb Alsahra, sous le village des sylvériens et au sud d'ici. Comme il avait déjà celle de Sombresang, ça ne laissait que trois portes qu'il a potentiellement déjà ouvert. La paresse, il compte utiliser les pirates qu'il recrutait pour la forcer, ce qui veut dire qu'il a déjà soit la pierre de la gourmandise, soit celle de l'avarice.
– Et où sont-elles cachées ? demanda Cédric. Si une de ces portes a déjà été ouverte, ça veut dire que l'autre sera notre dernière chance de l'arrêter !
– Nous ignorons où se trouve la porte de l'avarice, avoua Ahmès avec une mine sombre. Si c'est cette porte là qui manque, nous sommes coincés, nous ne pourrons pas y intercepter Saga...
– La gourmandise est à Voron, très loin d'ici. Si elle tient encore...
– Voron ? S'étrangla le roi. Vous êtes sûr de ce que vous avancez, Sieg ?
L'urgence dans la voix du souverain souffla la dernière lueur d'espoir qui vacillait encore. Panaros se massa les tempes en cherchant ses mots.
– Ce que je vais vous dire n'a pas encore été rendu publique pour éviter la panique, mais... Il y a trois mois, la cité état de Voron a été rayé de la carte par une épidémie de zombies... Nous ignorons comment elle a commencé, mais nous savons comment elle a fini...
– Tout le monde s'est entre-dévoré... souffla Farca, les bras ballants. Un acte de pure gourmandise si atroce...
– C'est une catastrophe... maugréa un noble en se prenant la tête entre ses mains. Nous n'avons aucun moyen efficace d'empêcher l'ouverture la porte de la paresse, mais en plus, nous ignorons où est celle de l'avarice ? Le pouvoir des Déchus va vraiment être libéré sur nous ?
– On en viendrait presque à voir l'Ordre de la Première Vérité réussir...
L'individu qui venait de parler fut foudroyé par moult regards perçants, lui faisant regretter ses paroles.
– Un point de vue fort intrigant, Marquis Leron... grinça froidement Panaros. Voudriez-vous développer votre point de vue ?
Leron bafouilla avant de se reprendre et se lever en inspirant.
– Oui, je sais que ce que je viens de dire est incroyablement déplacé, surtout vu le contexte actuel, mais... Nous parlons du retour de dieux, bon sang ! Et pas n'importe lesquels ! Seuls les dieux d'or ont une chance de les arrêter ! Je n'aime pas les façons de faire de l'Ordre, mais si nous ne pouvons pas empêcher le retour des Déchus, ne devrions-nous pas au moins assurer le retour des seuls êtres capables de les repousser ? Les dieux d'or ont scellé les Déchus par le passé, ils peuvent...
– Les dieux d'or ont rien fait ! hurla Bélial en se redressant soudainement. Ils ont été sacrifiés sans leur demander leur avis, ils vont pas pouvoir nous aider ! Et ils vont sûrement pas le vouloir vu que ce sont les mortels qui les ont trahis !
Sieg fixa la barbare avec des yeux ronds. Elle venait juste de dévoiler de lourds secrets inconnus par la plupart des mortels, une révélation qui pourrait remettre en question la plupart des cultes qui régissaient les vies des mortels. Autour d'eux, l'ahurissement était à son comble.
– Ah vraiment ? Et comment se fait-il que vous soyez une telle spécialiste en religion, dame Bélial ? Il me semble que vous venez d'un peuple avec aucun lien avec les déités. Nous sommes prêts à croire bien des choses, mais là, vous nous demandez d'oublier l'une des croyances les plus sacrées du monde. J'espère que vous avez une preuve à l'appui...
La démone hésita. Elle n'avait pas pensé qu'on lui demanderait une preuve, chose dont elle ne disposait pas.
Hé, Bel ? C'est à toi de voir. Je ne veux pas te mettre en danger, mais si on veut être sûrs qu'ils ne vont pas faire les cons et se lier à l'Ordre...
Bélial cligna des yeux, réalisant qu'elle avait mieux sous la main qu'une simple preuve. Elle posa son regard sur son partenaire qui comprit immédiatement ce qu'elle avait en tête et s'énerva.
– Hors de question ! S'il y a bien une chose que nous ne pouvons pas leur dire, c'est ça ! C'est beaucoup trop dangereux !
– Ouais, mais seulement pour moi ! rétorqua la jeune femme. Regarde les, la plupart d'entre eux sont prêts à bosser avec l'Ordre ! Tout ça parce qu'ils ont peur des Déchus ! Même si on a battu Narcission, c'était seulement parce qu'il avait pas ses pouvoirs, et on a failli crever ! Et justement, ces pouvoirs volés, c'est Saga qui les a, en plus de... des autres qu'il a déjà, et il risque de les avoir tous ! Si on leur explique pas pourquoi c'est pas une bonne idée, ils vont essayer de ramener les dieux d'or et foutre encore plus la merde !
Sieg dévisagea Bélial, cherchant désespérément un argument pour la faire abandonner cette folie, mais rien lui vint. Il savait qu'elle avait raison, mais il n'arrivait pas à se résoudre à exposer ainsi celle qu'il aimait à un tel péril. La barbare devina aisément ce qui troublait ainsi le bretteur et lui caressa la joue en souriant.
– Si on fait rien, c'est le monde qui peut être effacé. On peut pas rester sans rien faire. Je te parle pas de me sacrifier, juste de prendre un risque. De toute façon, ma vie seule vaut pas celles du retse du...
– Pour moi si, sans hésiter...
Les mots de l'écarlate touchèrent la démone qui le prit dans ses bras et lui caressa la tête.
– Tu comprends ce que je ressens pour toi, alors... Tu sais pourquoi je fais ça...
Sieg se libéra et frappa un mur en hurlant. Son comportement choqua presque tous les individus présents. À l'exception de Lorelya, les compagnons de l'écarlate avaient compris de quoi les deux amants avaient parlé et comprenait ce qui tiraillait autant le bretteur. Sa bien-aimée désirait dévoiler un secret qui avait coûté la vie à sa précédente amante, et le pire, il serait celui qui le révélerait.
Sieg grogna de frustration avant de balayer la cour d'un regard si noir qu'ils crurent tous que la fin des temps était sur eux.
– Je me moque que vous soyez nobles, riches, influents ou puissants. Si un seul d'entre vous, même si c'est vous, Majesté, décidé de révéler ce qui va se passer ici à qui que ce soit, je fais le serment de traquer cette personne et la tuer. Est-ce bien clair ?
Une aura meurtrière secoua les nobles qui ne comprenaient pas ce qui pouvait pousser une âme si noble à les menacer ainsi. Ils commençaient à croire qu'affronter eux même un des Déchus avec une cuiller en bois serait moins suicidaire que devenir l'ennemi de l'écarlate. Le roi, quoi que troublé, se leva et osa braver le regard de celui qu'il voyait comme un ami.
– Maître Sieg, si un membre de ma cour venait à trahir votre confiance, il sera mon devoir de vous l'apporter, peu importe les moyens à mettre en place, pour que vous puissiez rendre votre jugement. Et si, par un coup inimaginable du destin, je viendrais à commettre le même crime, ma tête sera à vous et j'interdirais à quiconque de vous châtier pour ça. Les dettes que Danatal... Non, que ce monde a envers vous ne pourront jamais être entièrement remboursées, alors si vous jugez que les choses doivent être ainsi, je ne m'y opposerais pas.
Tétanisés, les nobles fixèrent leur souverain qui venait pratiquement de donner à Sieg le droit de vie et de mort sur toutes les personnes présentes, lui même inclus. Farca ne put s'empêcher de penser à nouveau que s'il le désirait, Sieg pourrait sans grande difficulté s'approprier une nation, avec un peu d'effort un continent, et avec motivation le monde. L'alchimiste n'osait pas imaginer ce qu'il pourrait accomplir s'il se consacrait corps et âme à une quête de conquête.
Le bretteur jugea du regard le roi avant de se tourner vers Cédric.
– Faites venir un miroir. Un large, de la même carrure qu'Adam si possible. Vous avez tous besoin de voir, même si vous pourriez vite le regretter.
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