Chapitre 39 : Des graines dangereuses
Les couloirs du palais étaient remplis des échos des pas de dizaines de personnes pressées. Entre les messages à envoyer aux autres clans, l'armée à préparer et les défenses à dresser, personne avait le temps de se tourner les pouces.
Isya le comprenait mieux que personne et redoublait d'efforts. Elle avait certes parfois besoin d'insister pour se faire obéir des moins tolérants responsables sur lesquels elle devait se reposer, mais elle y était habituée. Elle avait grandi avec des regards condescendants toujours posés sur elle et elle savait que prouver sa valeur était un combat de tout les jours.
Même si la reine en personne lui avait confié la défense de la ville en reconnaissance de son talent militaire, de nombreux notables, notamment le reste de sa famille, n'attendaient qu'une chose : qu'elle soit remplacée à la première erreur commise. L'idée de confier leur sécurité à quelqu'un d'impur leur donnait la nausée et ils ne se privaient pas de le lui rappeler dès que la reine n'était pas à porté d'oreille.
Isya avait supporté les brimades et les injustices sans broncher, s'étant convaincue qu'elle ne gagnerait jamais leur respect si elle devait compter sur le soutien de sa grand-mère pour prouver sa valeur. Elle savait que le jour où elle aurait le respect qu'elle méritait approchait, elle se devait juste d'être patiente, pour elle et sa fille.
En attendant, elle devait préparer organiser les troupes et s'assurer que leurs défenses soient prêtes pour le jour de l'attaque. Et envoyer des messages. Beaucoup de messages.
Au détour d'un couloir, elle croisa la route de sa fille qui avait failli lui renter dedans. Ce n'était jamais arrivé avant, car la verdoyante pouvait sentir la présence des gens dans un large rayon autour d'elle. En plus d'éviter la plupart des attaques, cela lui permettait de traquer les mouvements des autres, évitant ce genre de moment embarrassant.
Comprenant que l'archère était particulièrement préoccupée, Isya se fendit d'un sourire réconfortant et glissa son bras le long de ses épaules.
– Hé bien ma petite Lory, qu'est-ce qui t'arrive ? Je ne t'ai jamais vue aussi troublée. Racontes moi donc ce qui t'arrive.
– Ce n'est rien, Mère... bafouilla Lorelya. Juste un peu de fatigue, c'est...
– Lorelya Sylvéria...
La sève de l'archère se glaça dans ses veines. Sa mère n'utilisait son nom complet que pour lui faire comprendre qu'elle n'aimait pas son comportement. Elle tourna lentement la tête pour voir le regard dur d'Isya. Son bras venait de se resserrer autour de son cou, à la façon d'un serpent qui cherchait à étouffer sa proie.
– Tu sais que je n'aime pas quand on me ment. Tu sais ce qui arrive à ceux qui me mentent...
– Oui Mère... répondit Lorelya en tremblant.
– Je suis trop occupée pour te corriger, alors je veux bien te laisser une chance de te rattraper. Dis moi ce qui t'arrive, et ne te défiles pas.
Le ton de sa mère demeuré calme et posé, mais la menace était présente. La verdoyante savait ce qui se passerait si elle osait lui tenir tête et ça la terrifiait. Elle baissa les yeux et reprit.
– J'ai... J'ai parlé avec Rotsala et ses compagnons... Je me suis même battue avec une d'elle... Pour un entraînement, bien sûr ! Je ne voudrais pas...
– Chhh... lui souffla délicatement Isya dans son oreille pour la calmer. Tout va bien, je sais que tu ne ferais rien de stupide... Tu as juste voulu connaître ton ancêtre et connaître la force de ses alliés, il n'y a rien de mal à ça. Je suppose que tu as gagné...
Encore une fois, dans le ton de sa mère, Lorelya reconnut quelque chose au delà de la fierté maternelle. Une pointe de menace si elle était déçue par la réponse attestait qu'une punition pourrait faire parti de son futur. Transpirant sous son masque, elle hocha la tête.
– C'est bien... Mais je ne pense pas que tu me dis tout... Essayerais-tu de me cacher quelque chose ?
– Non ! paniqua la verdoyante en sentant le venin dans les mots de sa mère. C'est juste que... Quand je leur ai parlé... Je... Ils m'ont dis des choses... Des choses absurdes, mais qui étaient si... tentantes... Ils m'ont fait penser que... je pouvais suivre une autre voie... Plus paisible... Mais le pire, c'est qu'ils m'ont presque fait croire que... que...
– Que ? répéta Isya avec de l'agacement dans la voix.
– Que... Peut-être... Les humains ne sont pas si... Non, ce ne sont que des sottises, je dois être...
– Lorelya...
L'archère déglutit. Pétrifiée par la réaction de sa mère, elle se tourna lentement vers elle. Cependant, au lieu de la déception, elle vit de la compassion, ce qui troubla encore plus la verdoyante. Isya guida sa fille vers une des fenêtres et lui désigna la vue.
– Dis-moi, que vois-tu d'ici ?
Lorelya scruta la ville et remarqua un groupe d'humains qui chargeaient un chariot. Vêtus de loques et couverts de crasses, leurs dos étaient pliés sous le poids de leurs charges. Ils étaient surveillés par des gardes lassés qui baillaient sans pour autant lâcher leurs armes.
– Je vois nos esclaves au travail. Comme chaque jour.
– Oui, nos esclaves... Sais-tu pourquoi nous les traitons ainsi ?
– Parce que ce ne sont que des bêtes, des monstres qui nous feraient bien pire si nous ne...
– Non, Lory, ce n'est pas pour ça que nous avons des esclaves, humains en particulier... C'est la noirceur du cœur des elfes qui fait que nous avons des esclaves...
Surprise par les propos de sa mère, Lorelya la dévisagea, n'arrivant pas à croire qu'elle puisse tenir de tels propos, surtout au milieu du palais.
– Oui, les humains ont été odieux envers notre peuple. Oui, leurs crimes sont impardonnables. Mais si nous leur sommes vraiment si supérieurs, si nous sommes si sages, pourquoi ne pas leur montrer la bonne voie à suivre ? Pourquoi ne pas les aider à s'élever vers la grandeur de notre race ? Pourquoi restons nous égoïstes alors que nous pourrions guider le monde vers la prospérité ? À ton avis, quelle est la réponse à ces questions ? Car il y en a une, indéniable et dangereuse...
Isya prit la tête de sa fille entre ses deux mains et la fixa comme si elle pouvait voir à travers son masque.
– Je suis sûre que tu as déjà une petite idée sur la question... Après tout, comme moi, tu es parfaitement bien placée pour le voir...
Les mots refusaient de quitter les lèvres de l'archère. Sa mère voulait la forcer à dire à haute voix une sombre pensée qu'elle avait gardé enfouie pendant des siècles. Ahmés et Farca avaient réussi à agiter le sommeil de cette idée, mais la verdoyante avait réussi à la maintenir endormie. Mais face à sa mère, cette notion qui l'horrifiait plus que les punitions de sa mère se réveillait et ne la laisserait plus l'ignorer.
– Nous... Les elfes... ne sont pas... meilleurs...
Isya sourit et serra sa fille dans ses bras.
– Non, ils ne le sont pas... Ils accusent les humains de tous les mots, ils clament qu'ils ne sont que péchés et négativité, mais que peut-on dire des elfes ? Rancœur, haine, mépris, orgueil, cruauté, égocentrisme... Le peuple le plus noble soi-disant affuble les humains de ces titres, mais en sont-ils exempts eux même ? Sont-ils parfaits en toute circonstance ? Ne se sont-ils pas arrogés le droit de déferler toute leur colère sur les humains ? Oui, leur rage est justifiée, mais plutôt que les individus qui leur ont fait du mal, ils blessent toute leur race, même les innocents. Car oui, comme il y a des innocents et des criminels chez les elfes, il ne faut pas oublier qu'il y en a aussi chez eux...
– Mais, Mère... Je ne vous ai jamais entendu... Vous me répétiez sans cesse...
– Oui, je sais. J'ai été obligée de répéter les mêmes inepties que les autres pour garantir notre survie, t'enfonçant dans le crâne les préjugés qui nous a enchaînées. Si j'avais partagé à haute voix mes doutes, je sais que nous aurions été condamnées. Notre survie dépendait de notre capacité à faire semblant d'être un des leurs. Mais la triste vérité est que nous sommes seules...
Isya se détourna de la fille et scruta le ciel à travers la fenêtre, la caressant du bout des doigts.
– Trop humaines pour être elfiques, et trop elfiques pour être humaines... Nous vivons dans un entre-deux que personne ne peut comprendre... Certes, d'autres demi-elfes existent, mais aucun n'ont eu à grandir dans un palais, un véritable antre de vipères arrogantes. Et toi, plus que quiconque, tu es unique, tu es spéciale. Le don qui t'a été offert devrais faire de toi une reine, une déesse parmi les rebuts que sont les elfes et les humains. Et pourtant, entre toi et les esclaves dehors, les elfes purs ne voient pratiquement pas de différence. Si nous ne faisions pas parti de la famille royale, il ne fait aucun doute que nous serions aussi en bas au lieu d'ici. Tout ça parce que nous sommes aussi les descendantes d'un héros humain.
– Un héros ?
– Oui, et ne l'oublies jamais. Rotsala s'est battu aussi vaillamment que les huit autres Sauveurs pour l'avenir de ce monde. Oui, il a aidé à l'élaboration du breuvage centenaire, mais si ça n'avait pas été lui, je suis sûre que quelqu'un d'autre l'aurait fait. Au final, du sang héroïque coule dans nos veines. Enfin, façon de parler...
Isya prit les mains de Lorelya dans les siennes et les embrassa.
– Je sais que notre destin à l'air d'être gravé dans le marbre, mais n'oublies jamais que nous sommes les maîtresses de notre destin. Notre destin va changer, je le sens. Nous ne serons pas éternellement condamnées à subir la noirceur des elfes, nous pouvons nous en libérer. J'espère juste que, le moment venu, Je pourrais compter sur ton soutien.
Une fois de plus, les punitions d'Isya traversèrent l'esprit de sa fille, étouffant les preuves d'amour qu'elle lui avait montré. Lorelya n'avait pas le droit de lui refuser quoi que ce soit. Plus que les brimades des elfes, l'éducation de sa mère avait laissé des cicatrices sur son esprit.
– Oui, Mère... répondit faiblement la verdoyante en baissant la tête.
– Bien... Tu es une bonne fille... Fidèle et obéissante... N'oublies pas ce qui arrive aux mauvaises filles...
Autant qu'elle l'aurait voulu, Lorelya ne le pouvait pas. Elle avait trop souffert pour ça.
– Et surtout, garde à l'esprit que personne peut rivaliser avec ta force. Tu es le pouvoir incarné, une force de la nature que rien ni personne peut brider. La défaite ne t'est possible que si tu choisis d'être faible. Et tu sais combien je déteste la faiblesse, surtout quand elle est voulue...
Avec cette dernière menace, les deux sang-mêlées marchèrent dans le couloir, la fille suivant fidèlement sa mère. Si en public, elles donnaient l'illusion d'une famille ordinaire, Isya montrait ses vraies couleurs dans leur intimité. Pour cette raison, Lorelya essayait d'être le plus souvent possible entourée d'elfes qui la maudissaient quand elle souhaitait parler avec sa mère. Comme ça, au moins, elle faisait acte de plus de tendresse.
En tournant dans un couloir, elles croisèrent la reine qui était accompagnée de sa suite ainsi que de deux personnes inattendues. En voyant l'archère, Bélial la pointa du doigt en grognant.
– Hé, toi ! C'est pas du jeu d'endormir son adversaire comme ça ! Tout ça parce qu'on a failli faire match-nul ! Je veux ma revanche, et cette fois, on verra qui est vraiment la plus forte !
– Allons, calme-toi... intervint Sieg. En combat, il est normal d'utiliser tout ses atouts. Il ne tient plus qu'à toi de trouver une parade à cette attaque.
– Oh, mais c'est déjà fait ! déclara la démone avec un sourire mauvais. Alors on remet ça quand tu veux !
Pourquoi je ne suis pas étonnée...
– En attendant, nous partons pour l'institut de magie, rappela la reine. Maintenant que j'ai fini de régler mes affaires ici, nous pouvons y aller. Souhaitez-vous nous accompagner, toutes les deux ?
Lorelya voulut accepter, mais elle se tut en sentant la main de sa mère se poser sur son épaule.
– Je suis désolée ma reine, mais il nous reste bien des choses à régler avant la fin du jour. De plus, je dois m'entretenir avec ma fille.
– C'est entendu. Une autre fois, alors.
La verdoyante regarda le groupe de la reine s'en aller. Alors que l'écarlate n'osait pas croiser son regard, la barbare la défiait clairement des yeux.
– Tu as failli laisser la victoire t'échapper ? Contre un seul adversaire ?
La prise d'Isya se raffermit sur l'épaule de Lorelya. Tétanisée, elle se risqua à se tourner vers sa mère qui la dévisageait avec déception.
– Finalement, je pense qu'un petit détour dans ta chambre s'impose...
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