Chapitre 37 : La sagesse du trépassé
Lorelya pensait qu'à force d'entendre les autres la dénigrer, elle finirait par s'y habituer, que leurs remontrances sans fondements ne lui feraient un jour pas plus d'effet qu'une simple brise. Elle était certaine qu'elle pourrait marcher la tête haute dans la forêt qui l'a vue naître sans que les remarques de ceux qui la méprisaient ne lui entaillent le cœur. Qu'elle n'avait qu'à se forger une carapace en attendant que son âme soit assez forte pour tout endurer.
Mais dans les moments où sa volonté montrait des faiblesses, où une remarque de trop au pire moment risquait de tout faire s'effondrer, l'archère était heureuse de porter un masque qui cachait ses yeux rougissants. Elle se démenait pour un peuple qui ne voulait pas d'elle, la seule maison qu'elle connaissait était aussi accueillant qu'un rosier desséché. Quand le poids de ses émotions menaçaient de la briser, elle ne voulait qu'une chose : disparaître de la vue de tous, s'effacer entièrement et être seule.
Ignorant les regards lourds qui se posaient sur elle, Lorelya se précipita hors du village, prétextant aux gardes qu'elle partait en patrouille. Elle s'enfonça dans la forêt jusqu'à trouver un grand chêne qu'elle affectionnait particulièrement. Grâce à la sève de dryade en elle, la verdoyante pouvait ressentir les émotions des plantes, les seuls êtres à ne jamais la dénigrer ou la rabaisser. De toute la forêt, ce chêne en particulier lui apportait un sentiment de réconfort qui l'avait plus d'une fois sauvée.
L'elfe retira son masque, se sentant enfin respirer. Si elle se sentait plus normale en cachant sa peau et ses cheveux verts, elle avait aussi l'impression d'étouffer, comme une fleur enfermée dans une boite sans pouvoir profiter du soleil. La verdoyante s'assit contre le chêne en fermant les yeux et inspira. Elle se sentait revivre en sentant le vent caresser sa peau et la lumière du jour imprégner ses pores. À part quelques animaux qui lui étaient indifférents, elle ne sentait la présence de personne, seule la nature l'entourait.
Enfin, elle était en paix.
– Heu, excuse moi, mais...
Lorelya écarquilla les yeux quand les plantes furent alertées en même temps qu'elle d'une intrusion aussi soudaine qu'impossible. Devant elle se tenait un bel homme au teint halé qui la fixait avec une certaine gêne.
– Vois-tu, je me suis égaré alors que je vagabondais, alors j'aimerais savoir...
Prise de panique, l'elfe créa un arc et une flèche et tira avant même de penser à son acte. Cet humain venait de s'immiscer dans son intimité, d'envahir sa zone de confort, souiller son seul havre de paix. Son désir de protéger le seul endroit où elle pouvait être elle même avait pris le pas sur sa raison, l'ayant amenée à planter une flèche entre les deux yeux de son interlocuteur.
L'archère fixa le corps qui tomba en arrière avant de soupirer.
– Saleté d'humain... Si tu connaissais ta place, tu n'aurais pas connu un sort aussi pitoyable...
– Oh, ça, j'en suis bien conscient...
Sidérée, Lorelya vit sa victime se redresser en se massant le cou. Sa flèche transperçait sa tête de part en part, mais il ne semblait pas s'en soucier.
– Si tu savais combien d'ennuis je me suis attiré en n'en faisant qu'à ma tête... Par contre, c'est la première fois qu'on essaye de me tuer aussi froidement...
En plissant les yeux, la verdoyante réalisa qu'elle connaissait l'homme devant elle et se souvint d'un événement de la veille.
– Je me disais bien que je n'avais pas manqué ton cœur hier... Et pourtant, tu avais survécu à un tir fatale, comme maintenant... Qu'es-tu exactement ?
Ahmés empoigna la flèche et la retira en grimaçant. Après avoir cligné des yeux, il concentra son attention sur Lorelya et lui adressa son sourire le plus charmeur.
– Moi ? Mais je suis le grandiose, le magnifique, le spectaculaire...
– Abrèges si tu ne veux pas que la prochaine te touche beaucoup plus bas que ça... Je ne peux peut-être pas te tuer, mais je pense que je peux tout de même te faire mal...
Un rictus de douleur se forma sur le visage du taouyen qui croisa ses jambes pour s'asseoir en tailleur devant l'elfe qui était toujours affalée contre son arbre.
– Bref, je suis Ahmés, musicien de profession, mais surtout de passion ! À votre service, belle demoiselle !
– Tu sais bien que je ne parle pas de ça... s'énerva Lorelya en roulant les yeux vers le ciel. Je connais les musiciens, ils ne sont pas aussi tenaces que de la mauvaise herbe... Je veux savoir pourquoi tu peux encore m'importuner alors que j'aurais du déjà t'avoir tué deux fois en autant de jours...
– Ah oui, bien sûr... lâcha Ahmés en se frottant la nuque. Tu parlais avant de connaître ma place ? Il se trouve que je n'ai jamais aimé avoir de limites et que je laisse mon cœur dicter mes actes. Et quand il m'a amené dans les bras d'un beau prince...
L'elfe grogna d'agacement. Encore un humain qui n'était qu'instinct et agissait inconsidérément. S'il n'était pas immortel, elle ne prendrait pas le temps de l'écouter. Mais la curiosité l'emporta sur son dégoût, elle désirait savoir comment un être inférieur avait acquis une capacité aussi surprenante.
– Je ne t'ai pas demandé ta vie sentimentale qui m'a l'air aussi longue qu'une journée d'été. Je veux comprendre ce que tu es !
– Mais j'y viens ! Figures-toi que la famille de cet amant n'aimait pas que l'un des leurs fricote avec un autre homme ! Ah, les esprits étriqués de l'époque... Enfin, ils n'ont pas tant évolué depuis... Enfin, je m'éloigne du sujet ! Pour faire simple, ils me voulaient mort et comptaient faire subir le pire des châtiments à mon prince tant aimé. J'avais réussi à m'échapper, mais pas lui. N'écoutant que mon courage, j'ai décidé de m'infiltrer dans les geôles du palais pour le libérer et m'enfuir avec lui. Malheureusement, il avait d'autres projets en tête. Il m'a jeté un sort pour me donner son apparence et me rendre muet avant de m'assommer. Quand je me suis réveillé, ils avaient déjà commencé le rituel pour me maudire jusqu'à la fin des temps. Je devais croupir dans une tombe dans un état entre la vie et la mort, sans jamais retrouver ma liberté.
Lorelya fronça les sourcils et fit remarquer qu'il était libre.
– En effet, et pour ça, je ne peux que remercier mes nouveaux amis qui m'ont donné une seconde chance ! Après des siècles de captivité, j'ai enfin pu sentir le soleil sur ma peau et le sable sous mes pieds ! Depuis, je découvre le monde à leurs côtés et j'espère pouvoir un jour composer un ode qui narrera nos exploits pour l'éternité ! Et que de choses que j'ai déjà pu découvrir ! Si tu avais pu voir ça ! Des citées majestueuses ! Des fêtes somptueuses ! Des personnes incroyables !
L'archère vit le taouyen sourire comme un enfant en s'exprimant aussi gaiement et ressentit une pointe de jalousie. Cet humain avait comme elle connu un tourment que peu d'individus poussaient pleinement comprendre, mais il avait réussi à s'en libérer. Il avait délaissé son passé torturé pour embrasser un avenir radieux, ce qui lui semblait impossible.
– Mais dis-moi, tu es bien Lorelya, n'est-ce pas ? J'avais failli ne pas te reconnaître sans ton masque ! CE qui est assez ironique, quand on y pense...
Surprise, la verdoyante jeta un regard vers son masque qui était encore sur le sol et dévisagea Ahmés. Elle ne vit que de l'incompréhension sur son visage alors qu'elle cherchait la moindre trace de mépris dans son expression.
– Quoi ? Ne me dis pas que ma couleur ne te choque pas ? Tu as rencontré beaucoup de personnes vertes dans ta vie ?
– Ah ça ? Non, j'admets que tu es la première... Mais bon, je suis mal placé pour juger l'apparence des autres...
– C'est facile à dire pour toi ! cria Lorelya en se levant. Tu as l'air normal, les autres humains ne te regardent pas comme un monstre ! Tu n'as pas à t'inquiéter de...
L'elfe se tut en voyant le musicien dissiper son illusion. Un corps décharné et à la peau fripée la fixait de ses orbites vides. Elle avait l'impression qu'un cadavre venait de prendre vie et la jugeait. Par delà le malaise qu'elle ressentait en était ainsi dévisagée, elle avait l'impression que quelque de sombre la détaillait jusqu'aux os, caché dans les ombres de la forêt. Un vent sinistre caressa sa nuque alors qu'elle était certaine d'entendre un murmure malfaisant derrière elle.
Le mort frappa dans ses mains et reprit une apparence humaine. Lorelya tomba à genoux, vidée de ses forces. Elles était couverte de transpiration et n'arrivait pas à aligner deux syllabes.
– Je reconnais que je peux plus aisément faire semblant d'être ordinaire que toi... soupira Ahmés. Par contre, je ne peux plus jamais pleinement m'ouvrir à un autre... dès que je laisse tomber mon masque, tout le monde peut sentir le pouvoir qui a été forcé sur moi. Je suis lié au monde des morts, un endroit toxique pour les vivants. Je dois constamment garder mon pouvoir sous contrôle si je ne veux pas nuire à mon entourage, mes amis en premier.
– Est-ce qu'ils savent ?
Le taouyen fronça les sourcils. La femme devant lui le regardait avec peur, mais aussi incompréhension. Elle n'arrivait pas à saisir quelque chose et ça la torturait.
– Savent-ils ce que tu es ? Ce que tu représentes ? Tu es l'opposé de tout ce qu'ils sont L'incarnation du sort qui attend toute forme de vie, même les elfes ! Tu...
– Je n'ai pas ma place ici, c'est ça?
Lorelya sursauta. C'était comme si le défunt venait de lire en elle. Contre toute attente, il ne semblait pas en colère ou même vexé. Il lui souriait tendrement avec des yeux remplis de douceur.
– Je sais que ce monde ne pourra jamais m'accepter... Je suis une aberration, une créature que personne devrais accepter...
Ahmés pencha sa tête en arrière et scruta les rayons du soleil qui filtraient à travers les branches.
– Un peu comme si j'étais une légende dénigrée des temps anciens... Ou un être artificiel dépourvu d'émotions... Voir même une sang-mêlée qui a toujours subi les brimades de sa famille naine... Mais le pire sort que je peux envisager, c'est être l'un des derniers survivants de son peuple... Car même si on parvenait à changer sa nature profonde, on ne pourrait jamais rejoindre les siens...
Le musicien regarda l'elfe droit dans les yeux, lui donnant l'impression qu'il s'adressait directement à son âme.
– Je pense que je ne pourrais jamais pleinement comprendre l'étendue de ta haine pour les humains. Par contre, je ne connais que trop bien la douleur de ne pas connaître sa place dans le monde. J'ai juste eu de la chance d'avoir croisé la route d'amis tout aussi perdus que moi...
Lorelya détourna le regard. Elle était révulsée, mais pas par l'humain devant elle. Elle se détestait d'avoir un instant senti qu'elle était similaire à un représentant d'un peuple barbare, qu'elle était sur un pied d'égalité avec lui. Une partie d'elle était elfique, le peuple le plus noble et sage du monde, elle ne devait pas l'oublier. Elle faisait parti de l'élite, et elle devait le rester.
Même si elle ne serait jamais respectée par ses semblables. Pas comme lui.
Sidérée qu'elle ait pu avoir une telle pensée, la verdoyante se leva et tourna les talons.
– Attends, où vas-tu ? s'exclama Ahmés en se redressant péniblement. J'ai encore besoin de...
– Je rentre au village. Si tu tiens à revenir avant la tombée de la nuit, je te conseille de ne pas traîner.
Elle ne s'était pas retournée, ni même avait-elle ralenti le pas. Elle continuait d'avancer sans oser regarder le plus singulier personnage qu'elle avait jamais rencontré. Elle remit son masque comme pour enfermer les doutes qui grandissaient en elle, redoutant ce qu'ils pourraient symboliser.
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