Chapitre 35 : Les racines d'un monstre

Il fallut plus d'une heure à Sieg pour retrouver Lorelya, n'ayant toujours pas su localiser Isya. Les elfes qui ne l'ignoraient pas tout simplement lui ordonnaient d'arrêter de les importuner et de se remettre au travail. L'écarlate ne rencontra qu'une poignée d'elfes qui avaient appris que la reine avait demandé que lui et les siens soient traités avec un minimum de respect, mais même ceux-là ne firent que lui répondre qu'ils ne savaient rien sans prendre le temps de réfléchir.

Ce ne fut qu'au détour d'un grand arbre en périphérie du village qu'il avait fini par tomber sur sa plus jeune descendante. L'archère était adossée contre l'arbre, les bras croisés, toujours dans sa combinaison verte intégrale. L'elfe soupira et leva la tête vers les branches.

– On aurait dis un gamin séparé de sa mère, à courir dans tout le village pour harasser les gens... Tu te serais effondré en larmes si je ne t'avais pas laissé me trouver ?

Sieg fronça les sourcils. Il n'avait pas remarqué que Lorelya l'avait espionné alors qu'il était restait sur ses gardes par sécurité. Dans un village qui déteste les humains, les hommes qui se faisaient trop remarqués s'attiraient bien vite des ennuis.

L'archère se redressa et se tourna d'un quart vers son aïeul.

– Tu me veux quoi, exactement ? Tu n'as pas mieux à faire que jouer les touristes ? Si tu t'ennuies, je suis sûre que les autres esclaves seraient ravis d'avoir de l'aide pour la collecte des fruits...

– Non. Je voulais juste te parler.

Lorelya grogna d'agacement et tapota la poitrine de Sieg.

– Putain, toute l'intelligence de ma famille vient de la reine ou quoi ? J'ai bien compris que tu veux me parler, je te demande pourquoi !

Le bretteur fit un pas en arrière mais se ressaisit vite.

– Je voulais que tu me parles de vous, justement. Toi, ta mère, ton grand...

– Lui, je ne veux pas en parler ! cria Lorelia en repoussant Sieg. Il est mort comme un chien en essayant de sauver un esclave qui ne le méritait pas !

Sieg écarquilla les yeux, la révélation lui coupant le souffle. Moins d'un jour avoir appris qu'il avait un fils, il découvrait qu'il était décédé avant d'avoir pu le rencontrer.

– Comment ? demanda-t-il d'une voix faible.

– Mais tu n'écoutes vraiment pas quand on te parle ? Je t'ai dis...

Il la saisit par les épaules et elle prit peur. Pendant un bref instant, elle avait vu une étincelle de rage et de violence briller dans son regard, mais elle avait été balayée par le regret et la tristesse. Le bretteur desserra sa prise sur Lorelya mais elle ne profita pas de l'opportunité pour se dégager.

– S'il-te-plaît... la supplia-t-il. Je... Je ne savais même pas qu'il... Et je n'aurais...

Sieg baissa la tête, la lèvre tremblante. Pour la première fois, l'elfe ressentit de la compassion pour lui et soupira.

– C'était un idéaliste... Il rêvait d'un monde où humains et elfes pouvaient vivre ensemble. Il se voyait humblement comme un symbole, la preuve que les deux sangs pouvaient coexister. Pendant un temps, beaucoup de personnes y croyaient. Même moi, quand je n'étais qu'une enfant, je pensais qu'il avait raison. La reine comptait même abolir l'esclavage pour montrer sa bonne fois. Mais voilà, il y a eu un incendie une nuit, un tiers du village est parti en fumée. Mon grand-père a entendu quelqu'un crier à l'aide dans un arbre où dormait les humains et s'est rué dedans. J'étais là, je l'ai vu se jeter dans les flammes, je me souvenais de combien j'étais fière de lui. J'ai fixé le feu en attendant qu'il ressorte. Même quand les autres ont perdu espoir, j'ai continué de croire qu'il allait sortir en souriant comme un idiot bien heureux avec l'humain. Ce n'est que quand on a enfin pu éteindre l'incendie que j'ai fini par comprendre que je ne le reverrais plus jamais.

Lorelya frappa le tronc de l'arbre et Sieg jura qu'il l'avait entendue grincer des dents.

– Et le pire, le pire, c'est que le feu, c'étaient des esclaves humains qui l'avaient déclenché ! Ils en étaient fiers, en plus ! Ils disaient qu'ils avaient regagné une partie de leur honneur bafoué ! Rorya est mort pour la vermine qu'il voulait aider et il étaient content de sa mort ! Ce jour là, j'ai commencé à comprendre que les humains ne méritaient pas le respect qu'il avait pour eux ! Vous n'êtes que des bêtes sans cœur incapables de faire preuve de compassion ! Vous vous réjouissez du malheur des autres peuples, si ce n'est celui de vos semblables ! Si tu comprenais à quel point je déteste savoir que ton sang coule dans les veines de ma mère ! Nous avons toujours été haïes et méprisées, même quand la reine prenait soin de nous ! Notre partie humaine n'a...

– De ta mère ? s'étonna l'écarlate. Tu es en train de me dire que tu n'es pas...

L'elfe se figea, réalisant qu'elle en avait trop dis. Elle grogna et se retourna pour s'éloigner.

– Malheureusement si, je suis bien ta descendante... Je suis juste heureuse que ton sang ne souille plus mon corps... Comme quoi, même le pire jour de ma vie m'a libérée d'une humiliation, même si j'ai eu en retour plus de tourments...

– De quels tourments parles-tu ? s'époumona Sieg en essayant de rattraper Lorelya. Je ne comprends...

– Bien sûr que tu ne comprends pas ! hurla l'archère. Comment le pourrais-tu ? Tu es un héros légendaire, un sale humain qui a été invité dans le domaine divin ! Comment peux-tu comprendre la terreur que l'on ressent quand...

– Quand on nous fait croire que l'on ne vaut rien ?

Lorelya s'étrangla et s'arrêta. Elle fixa Sieg pour lire la souffrance dans son regard.

– De nos jours, on me voit comme un héros, même si je n'ai pas toujours le prestige des huit autres. Mais il y a quatre milles ans, si je n'étais pas méprisé pour ma faiblesse, j'étais moqué et rabaissé sans cesse. On me rappelait sans cesse que je n'étais un Sauveur que parce que mon frère, le vrai talent de notre fratrie, ne pouvait pas se résoudre à m'abandonner. Peu importe combien d'efforts je fournissais, les victoires que j'arrachais de mes propres mains, jamais je n'étais vraiment digne d'honneur. Pour mon plus grand exploit, le sauvetage de centaines de soldats sur le point de mourir et l'anéantissement de toute une division de démons, la seule récompense que j'ai eu, c'était une remarque disant que j'arrivais enfin à égaler un dixième de la valeur des autres ! Les gens avaient décidé il y a bien longtemps quelle était ma valeur, et rien de ce que je faisais pouvait leur donner tort ! Leurs idées préconçues avaient toujours plus d'importance que la vérité, je ne pouvais pas me libérer des chaînes que l'on m'a imposé ! Et quand j'ai été enfermé dans le domaine divin...

Sieg grimaça en se souvenant du passé. Il détourna le regard mais ne cessa pas de cracher ce qu'il avait sur le cœur.

– Et oui, je te parle bien d'être enfermé. Je pense que personne ne sait que les Neuf Sauveurs ont été empoisonnés par des démons qui se sont retrouvés coincés dans le monde de Lumière. C'était notre punition pour les avoir arrachés pour toujours de leur patrie, et nous n'avions que ce que nous méritions. Alors quand une déesse s'est présentée en personne pour nous inviter dans le domaine divin, nous étions tous agonisants et terrifiés, nous avions le choix entre ça et la mort ! Quand à ce qui s'est passé ensuite... Bref, tu as entendu Bélial hier...

L'archère n'avait pas osé interrompre l'épéiste. Toute sa vie, l'elfe avait été maudite par son peuple qui lui refusait le même respect que sa grand-mère. Personne se souciait qu'elle était devenue la meilleure guerrière du village, qu'elle avait accompli plus d'exploits que quiconque. Non, elle n'était rien de plus qu'une sang-mêlée, une erreur.

Lorelya ne se souvenait pas d'un seul instant de sa vie durant lequel elle n'avait pas haïs Rotsala, l'humain coupable de sa condition. Le monstre qui avait massacré des dizaines d'elfes pour permettre l'élaboration d'un breuvage qui avait causé le malheur de tout une race. Elle était certaine que si la reine avait su avant pour les crimes de Rotsala, jamais elle ne l'aurait ne serait-ce que touché.

Et pourtant, l'archère réalisa que personne ne lui était aussi similaire que Rotsala. Que Sieg. Que son ancêtre tellement méprisé.

La rage et la colère ne disparaîtraient jamais de son cœur, mais pour la première fois, de la sympathie pour un humain germa dans en elle.

Elle s'appuya contre l'arbre et étudia l'écarlate. Il était épuisé, ne trouvant plus la force de parler. Il semblait avoir vieilli de dix ans. L'elfe se gratta la tête et se redressa.

– Tu sais pourquoi je porte ce masque ? Pourquoi je ne laisse personne voir une seule partie de mon corps ?

Sieg hésita, ayant déjà réfléchi à la question sans trouver de réponse.

– Je ne pense pas que c'est parce que tu es en partie humaine... Tu ne me donnes pas l'impression de croire que tu pourrais cacher ce qui est en toi...

– Et moi qui croyais que tu allais tomber dans le piège... Tu as raison, cela n'a rien à voir avec mon héritage. La vérité...

Lorelya défit une sangle à l'arrière de son masque et le retira. Ses cheveux courts tombèrent sur la droite de sa tête, découvrant complètement le gauche. Ses traits fins et délicats étaient identiques à ceux de la reine. Elle défia du regard l'écarlate qui la fixait avec stupéfaction.

– Mais... Tu es...

Lorelya ria sans conviction et baissa les yeux.

– Et oui, je suis verte... Intégralement verte... Je ne suis pas née comme ça... J'étais une enfant... relativement normale... Jusqu'au jour où des humains ont attaqué un clan allié que je visitais. Ils se sont mis à piller sans prévenir et ils agressaient tout le monde. J'étais si jeune et impuissante, je n'ai rien pu faire d'autre que courir. Mais ils m'ont quand même rattrapée... Je me souviens encore de leurs rires quand ils ont déchiré ma robe avant de...

L'elfe jeta son masque au sol en réprimant un cri de colère. L'écarlate se retint d'essayer de la consoler, ne sachant que trop bien que sa compassion ne ferait que la blesser d'avantage.

– Ils me sont tous passés dessus... Ils disaient qu'ils adoraient m'entendre pleurer... Et quand ils en ont eu assez de moi, ils se sont rappelés de pourquoi ils étaient là...

Elle écarta ses cheveux de son côté droit, dévoilant une large cicatrice là où aurait dû se trouver une oreille.

– Ce n'était pas aussi douloureux que perdre ma virginité, mais quand même... Sur le moment, j'ai cru que j'allais mourir. C'est là que je les ai entendus. Ils m'ont demandé si je voulais la force de punir ceux qui rependaient les graines du mal et piétinaient les jeunes pousses du bien. Je n'avais pas compris ce que ça voulait dire, mais j'ai répondu que oui.

Lorelya recouvrit de nouveau sa blessure et scruta les branches qui dansaient dans la brise.

– Des racines ont alors poussé de sous la terre et m'ont arrachée des griffes des humains. J'ai senti une vive chaleur m'envelopper, puis je l'ai vue. Une dryade. Même les elfes peuvent passer toute leurs vies sans en rencontrer une, mais moi, j'ai été sauvée par l'une d'entre elle. Elle était incroyablement belle, elle ressemblait à une femme, mais avec une peau d'écorce et des cheveux de feuilles. Elle m'a enlacé et j'ai senti les dernières gouttes de mon sang couler. Elle l'a alors remplacé avec sa propre sève, partageant son pouvoir avec moi. Quand je suis ressortie du cocon que la dryade avait créé pour me protéger, je n'étais plus la même. Je pouvais sentir la force de toute la forêt, la respiration de chaque plante. À travers elles, je voyais tout ce qui se passait. Et surtout, je les voyais, eux...

L'elfe jeta un regard vers Sieg. Ce qui la troublait le plus, c'était qu'elle n'était même pas étonnée qu'il ne trahissait aucune peur ou dégoût pour elle. Elle venait de lui dire qu'elle avait été changé en monstre et lui laissait aisément deviner ce qu'elle avait fait, mais seule la compassion brillait dans ses yeux.

– Je dis souvent aux autres que j'ai tué tous les humains pour protéger les derniers elfes encore en vie, mais à toi, je pense que je peux enfin être honnête...

– Tu voulais les tuer de tes propres mains, dévoila Sieg calmement. Et tu as adoré ça.

Lorelya sourit et s'approcha de Sieg.

– J'imagine que c'est ce que tu as toi aussi ressenti quand tu tuais des démons... La joie d'être enfin le puissant qui massacre des insectes, et non plus l'inverse... De prendre toute la souffrance que l'on t'a infligé toute ta vie et enfin la faire subir aux autres...

L'archère se retint de jubiler en voyant la honte dans les yeux du bretteur quand il détourna le regard.

– J'aurais préféré que tu n'hérites pas ça de moi...

– Et moi, je te suis reconnaissante pour ce cadeau. Si je me dévoile à toi comme ça, c'est pour que tu comprennes que, même si je te méprisais, tu n'étais jamais la raison de ma haine pour les humains. Pour que tu saches pourquoi j'adore les tuer. Quand je suis devenu ce monstre, les regards des autres elfes ont changé. Ils ne me regardaient plus avec mépris, mais ce n'était pas du respect qu'ils avaient pour moi. Non c'était de la terreur. J'étais devenue plus puissante que n'importe lequel d'entre eux, et ils étaient horrifiés. Et quand ils ont vu ce que j'avais fait aux humains, ces pourceaux morts dans la peur, les insultes sont devenues moins fréquentes. Et pourtant, jamais ils m'ont remercié de les avoir protégés depuis ce jour. Je les prévenais quand des humains approchaient, je repoussait tous les dangers, et pourtant...

Lorelya ramassa son masque et le remit avant d'adresser un dernier regard à Sieg.

– Tu sais, jamais je me suis ainsi confiée à qui que ce soit... C'est peut-être parce que nous sommes tous les deux des monstres, qui sait...

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