Chapitre 29 : La source de la haine
De l'inquiétude, on passait à la gêne.
Après plusieurs jours à voir Sieg et Bélial se traitaient avec au mieux de la froideur, les soldats les voyaient plus complices que jamais.
Bien que ses pouvoirs de récupération étaient supérieures à la moyenne, même les soins apportés par Farca ne permettraient pas à la démone de récupérer le plein usage de ses mains avant le lendemain matin. Quand celle-ci avait appris qu'elles resteraient marquées par cette expérience, elle se surprit à le regretter. Si avant, la barbare n'aurait pas été inquiétée par de nouvelles cicatrices, elle se souciait de comment on la voyait aujourd'hui, surtout une personne.
Mais ses doutes furent vite balayés quand son partenaire lui affirma que c'était de l'âme de la jeune femme qui l'avait séduit bien avant son corps. La démone s'était empourprée à cette déclaration qui la ravit plus qu'elle ne l'aurait cru. Raya en profita pour glisser qu'il aimait tout de même beaucoup son physique et savait le montrer.
Quand vint l'heure du souper, la plupart des personnes gardaient leurs regards solidement fixés sur leurs écuelles. Ayant été privée de l'usage de ses ustensiles pour manger, Bélial comptait d'abord dévorer son repas en plongeant la tête dedans à la manière d'un chien, sans s'intéresser de l'image qu'elle donnait d'elle même. Sieg l'en avait empêché en lui prenant son repas, amenant la barbare à faire la même tête d'une jeune enfant à qui on prenait une sucrerie.
Sa déception s'estompa dès qu'elle le vit plonger une cuillère dans le bol et la pointer vers son visage en faisant Aaaah. Euphorique, la démone accepta de se faire nourrir en public, un sentiment que ne partageaient pas les soldats qui n'étaient pas habitués à une telle exposition d'amour.
Farca et Ahmés restèrent de marbre face à cela, les ayant vu êtres aussi mièvres bien trop souvent pour être embarrassés.
Rinorin finit par se racler la gorge et s'adressa à l'alchimiste qui était assez éloignée des amants que l'on pouvait la regarder sans avoir le couple de l'année dans son champ de vision.
– Demain après-midi, nous arriverons à la lisière de la forêt. À partir de là, il nous restera trois heures de marche pour nous trouver en territoire sylvériens. Avant ça, nous devrons traverser celui du clan Erbra. Heureusement, mon clan est allié à ce dernier, donc je n'aurais aucun mal à obtenir le droit de passer. Mais après ça...
– Oui, c'est là que les choses vont se compliquer... commenta l'alchimiste. Et je sens qu'on va avoir du mal à leur faire gober qu'une armée va se pointer à leurs portes d'ici peu...
– Nous n'avons pas d'autre choix que de nous montrer convainquants... soupira Ahmés. Et même s'ils nous croient, il faudra les persuader d'épargner autant d'ennemis que possible...
– Affirmatif ! Saga Se Moque De Savoir Qui Meurt Tant Qu'Il Peut Ouvrir La Porte De L'Envie. Les Sylvériens, Eux, Vont Très Probablement Exterminer Tous Leurs Agresseurs Pour L'Exemple.
– Une bien ardue négociation nous attends... souligna Matthias qui était fatigué d'avance.
– Oui, mais nous n'avons pas le choix, intervint Sieg. Les enjeux ici dépassent le simple cadre de la politique. Le monde entier est en danger, nous ne pouvons pas nous permettre d'échouer sous peine de le voir disparaître. Quoi qu'il en coûte, nous devons rallier les syvériens à notre cause.
Et malheureusement, ça s'annonce compliqué... Une de mes précédentes hôtes a été capturée par eux et... Disons juste qu'ils ne traient pas leurs esclaves avec beaucoup de respect...
Bélial fronça les sourcils et demanda à l'écarlate s'il était au courant que les elfes étaient esclavagistes. La question énerva Rinorin qui fit de son mieux pour garder son calme.
– Sachez, Dame Bélial, que la majorité des elfes méprisent l'esclavagisme. Notre peuple a d'ailleurs longtemps souffert des abus des humains. Entre ceux qui désiraient nous vendre ou juste notre sang et nos oreilles...
– Comment ça, vos oreilles ? s'indigna la démone. C'est quoi ces...
– Vous voulez parler du breuvage centenaire ?
Rinorin adressa un regard noir à l'alchimiste qui leva ses mains en défense.
– Houla, du calme ! Je ne trempe pas dans ce genre de pratique ! Mais je suis une chercheuse, alors j'ai étudié beaucoup de sujets. Même si j'avoue que j'aimerais en oublier certains...
– On peut m'expliquer de quoi on parle ? demanda la barbare en fronçant les sourcils. Je voulais qu'on m'explique, pas qu'on me complique l'histoire...
– Le breuvage centenaire est une potion dont l'élaboration et la consommation ont été interdites il y a trois cent ans. Parmi ses nombres ingrédients discutables, nous trouvions les oreilles des elfes, réputés pour leur longévité. Il suffit d'en boire pour voir son vieillissement ralentir drastiquement. En la prenant assez jeune, on peut même ajouter un siècle à son espérance de vie, d'où son nom.
– Et comme certains monarques refusaient de croire qu'on ne pouvait pas prolonger encore plus sa vie en en buvant continuellement, ils ont organisé des massives chasses aux elfes en pensant devenir immortel, continua la sang-mêlée. Heureusement, quand ces abrutis ont quand même commencé à mourir même s'ils buvaient le breuvage tous les jours, leurs héritiers ont compris que mutiler tout un peuple ne rendra jamais personne immortel. Mais même avec ça, les gens qui voulaient vivre aussi longtemps que possible ne manquent pas, même de nos jours...
– Et c'est en partie pour ça que même les moins xénophobes d'entre nous hésitent à se mêler aux autres races, surtout les humains, développa Rinorin. Pour vous, trois siècles peuvent sembler ancien, mais je n'ai quatre-cent dix-huit ans et je suis jeune pour un elfe. Les seuls qui n'ont pas eut à vivre ces horreurs sont au mieux en train de sortir de notre vision de l'enfance. C'est en grande partie pourquoi les autres clans n'arrivent pas à condamner les sylvériens pour leurs traitements des humains. Les plaies sont encore trop fraîches...
Sérieusement, on ne fait pas plus rancunier qu'un elfe... J'en ai rencontré un qui a massacré une famille entière pour un crime qu'un de leurs ancêtres avait commis des siècles auparavant...
Bélial frissonna en comparant ce qu'elle apprenait à ce que son propre clan avait subi. Simplement parce que les siens possédaient plus de force vitale que les humains, ils avaient été sacrifiés pour ouvrir une porte scellée. La démone n'avait pas envisagé jusqu'à présent que quelqu'un d'autre que Saga irait aussi loin pour servir ses desseins, mais elle se trompait lourdement. À l'échelle de l'histoire du monde, l'arcaniste le plus puissant n'était qu'un grain de sable dans un désert sans fin.
– Dur de dire qu'ils n'ont pas de raison de détester les autres races... grommela Farca. On va vraiment devoir faire preuve de tact si on ne veut pas qu'ils nous tuent sans avertissement...
– En fait, les sylvériens ont une bonne raison d'autant détester les humains... précisa Rinorin avec un air solennel. Leur clan est unique, car il s'est formé petit à petit en rassemblant les survivants de villages rasés pendant des chasses aux oreilles. En clair, presque toute leur population a soit vécu les horreurs commises par les humains, soit vient d'une famille qui est marquée par ce sordide passé. Ils ont été traqués, humiliés et chassés de leurs terres par l'avarice humaine. On peut aller jusqu'à dire qu'ils sont devenus l'incarnation de la haine que les elfes vouent aux autres peuples. Leur rancune fait parti à part entière de leur identité.
Bélial réalisa que son partenaire était resté silencieux depuis qu'on avait commencé à parler du breuvage. Elle le regarda et reconnut sa mine abattue. Il n'avait cette expression que quand la honte devenait trop forte et qu'il était envahi par les regrets. Un doute terrifiant s'immisça dans l'esprit de la jeune femme.
– J'ai déjà une idée de la réponse, mais... C'est qui qui a inventé cette saloperie ?
Sieg se leva soudainement en s'excusant et se dirigea vers sa tente, les mains crispées. Inquiète, la barbare fixa avec insistance la naine qui essaya de l'ignorer mais abdiqua en sachant qu'elle ne lâcherait pas l'affaire.
– Tosagaram, l'un des Neuf Sauveurs...
Bélial serra les dents et empêcha de toutes ses forces le cri qui remontait sa gorge de sortir. Où qu'elle tournait le regard, elle avait l'impression que le mage qui lui avait tout pris était derrière toutes les souffrances du monde. Le frère de Sieg avait plus de sang sur les mains qu'elle pourrait imaginer.
Farca vit la réaction de la démone et se mordit la lèvre. L'alchimiste hésitait à en dire plus, redoutant comment elle pourrait réagir. Après avoir médité sur la question, elle reprit.
– Mais... Il y a une rumeur à son sujet... Quelqu'un lui avait non seulement servi de cobaye pour créer la potion, mais aussi rapporté la plupart des ingrédients les plus... discutables...
Sans un mot, Bélial fixa la naine avec des yeux ronds. Le cœur de la naine se brisa en voyant la réaction de son amie, mais elle savait qu'elle ne pouvait plus revenir en arrière.
– On raconte... Que son propre frère a été le premier à bénéficier des effets du breuvage centenaire... Au prix d'innombrables vies...
Seules deux autres personnes comprirent ce que venais de révéler la sang-mêlée à la démone. Ahmés et Adam regardèrent Bélial qui se leva lentement en déclarant qu'elle allait vérifier si Sieg allait bien.
La jeune femme crut porter des bottes en plomb en avançant vers la tente qu'elle comptait partager avec l'écarlate. Elle ne ressentait aucune peur, aucun dégoût pour lui. Elle ne le méprisait pas et ne pouvait pas s'amener à le juger. Tout ce que la démone ressentait, c'était de la tristesse et de la compassion.
Quand la barbare écarta un pan de la tente et entra. Le bretteur était assis à une table, le dos tourné à l'entrée. Il ne se retourna pas quand sa partenaire s'arrêta un mètre derrière lui. Les secondes s'envolèrent sans un bruit alors qu'elle patientait. Elle savait que ce n'était pas à elle de faire le premier pas.
– J'imagine que Farca t'a raconté ce qu'elle sait...
– Ouais...
– Y compris...
– Elle l'a dis, ouais...
Sieg pencha la tête avec un faible sourire sur les lèvres.
– Et pourtant...
Bélial fit un pas en avant et passa tendrement ses bras autour du cou de l'écarlate.
– Non, je t'en veux pas... Je vais pas te gueuler dessus non plus. À l'époque, Saga était tout pour toi, je l'ai bien compris. Tu lui devais la vie, ta force, ton savoir... Il avait fait de toi son arme et tu t'en moquais parce que tu l'aimais. Comme moi j'aime ma mère. Mais au final...
Le bretteur pencha sa tête sur le côté pour la poser contre l'avant bras de la barbare.
– Au final, il n'avait fait que se servir de moi. Il se moquait de ce que je ressentais, il n'avait fait que me manipuler. Je n'étais son plus proche allié que parce qu'il savait que je n'oserais jamais me dresser face à lui, que je ne refuserai aucun ordre. Il savait que j'avais peur qu'il m'abandonne et qu'il me laisse seul... Mais malgré ma loyauté, quand nous sommes arrivés dans le domaine divin, il m'a délaissé sans un mot pendant quatre mille ans. Il n'a rien fait quand les autres...
Bélial siffla un doux Chuuut qui apaisa l'épéiste. Elle savait que quatre des sauveurs l'avaient torturé pendant des siècles pour tromper leur ennui quand ils avaient compris qu'ils avaient été enfermés dans une prison où même la mort leur était refusée. Elle ne voulait pas qu'il se tourmente plus avec ces souvenirs.
– Ce n'est qu'à ce moment là que j'ai commencé à comprendre... Il n'aime personne d'autre que lui, et il ne fait semblant de s'intéresser aux autres s'il peut leur trouver un usage... J'ai gâché mon amour sur lui...
Sieg glissa ses doigts entre ceux couverts de bandages de Bélial qui accepta le contact réconfortant.
– Heureusement, dans cette nouvelle vie qui aurait dû être impossible, j'ai eu la chance de te rencontrer...
La démone sourit et embrassa la joue de l'écarlate.
– Moi aussi, j'ai eu de la chance de croiser ta route.
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