Où il raconte sa vie d'avant ✓

Pendant de longues secondes, ni Shiloh ni l'homme ne prononce un mot ou ne bouge.
Petit à petit, elle voit pourtant les yeux du vieillard se remplirent de larmes, bien qu'aucune ne coule jusqu'à ses joues. Enfin, elle le qualifie de vieillard, mais à mieux y regarder, elle devine qu'il ne doit pas avoir beaucoup plus de 40 ans. La vie semble ne pas lui avoir fait de cadeaux, le plaint-elle, et aujourd'hui elle lui enlève aussi sa fille.

Sortant un mouchoir douteux de sa poche de pantalon, l'homme se mouche bruyamment. D'une main, il rapproche une glacière d'un rouge si délavé qu'il en parait rose et en sort une cannette de bière bon marché. En une gorgée, il en avale la moitié et puis, les coudes appuyés sur les genoux, bras ballants entre ses longues jambes maigres, les yeux perdus dans le vide, il déballe son sac.

— Je savais que je la perdrais un jour ou l'autre... j'ai pas été un bon père, j'le sais... mais je pensais qu'elle se tirerait, comme sa mère... loin de moi. Pas que...
Les larmes se reforment dans ses yeux mais, tout ivrogne qu'il soit, il parvient à les maîtriser.
— Mr Evans...

Souhaitant se mettre à sa hauteur, Shiloh cherche des yeux une chaise, ou encore un rondin de bois, sur lequel s'asseoir. Surprenant son regard, bien qu'il ne pose toujours pas clairement les yeux sur elle, l'homme lui indique d'un mouvement de tête deux chaises en plastique empilées contre la caravane. Cachées par un fût en métal, elle ne les avait pas vues. Elle en récupère une, sale et aussi recouverte de mousse que le transat, mais au moins pas détrempée vu l'excellent temps dont la région bénéficie depuis un mois, et s'installe face au père de Victoria.

— Mr Evans...
— Charles.
Tout en fixant ses yeux humides et étonnement doux malgré son état de décrépitude, Shiloh se demande si cette manie, de se faire appeler par son prénom par une personne que l'on vient de rencontrer est typique de la région ou si c'est elle qui inspire cet élan de familiarité aux gens.

— Charles, reprend-elle, je compatis à votre douleur et je sais que c'est un moment difficile, mais j'ai besoin de vous poser quelques questions au sujet de Victoria. Pensez-vous pouvoir y répondre maintenant ?
L'homme se tait pendant un moment tellement long qu'elle en vient à supposer que la réponse est non, quand il ouvre enfin la bouche pour lui poser une question.
— Vous... vous êtes sûre... que c'est bien elle ?
D'un hochement de tête, Shiloh confirme.
— Je ne dois pas... je sais pas... l'identifier... ou un truc comme ça ?
— Ce ne sera pas nécessaire. Elle l'a déjà été par ses collègues.

L'homme marmonne quelque chose que la flic ne comprend pas.
— Mais vous pouvez demander à voir le corps, si vous le souhaitez.
— Non... non... Ça ira.
Il secoue la tête, s'essuie les yeux de son mouchoir plein de morve.
— Allez-y, posez-les vos questions.
Toujours aussi voûté, il a redressé la tête vers elle. D'un mouvement du poignet, il écarte les cheveux qui lui collent au front. Ses yeux vert pâle, injectés de sang, se font plus aiguisés et, l'espace d'un instant, Shiloh croit deviner l'homme qu'il était 20 ans plus tôt. Aussi beau que Victoria. Charmant. Peut-être charmeur.

Troublée par cette vision, à l'opposé de l'image que renvoie l'homme aujourd'hui, elle bafouille en sortant son petit carnet de la poche de son jean.
— À votre connaissance, Victoria avait-elle des ennemis ?
— Vicky avait tous les hommes qu'elle voulait à ses pieds. Je suppose que ça devait pas plaire à tout le monde.
— Et vous ? Ça ne vous dérangeait pas ?
L'homme hausse les épaules, s'ouvre une nouvelle canette.
— Je pensais que c'était mieux pour elle qu'elle s'attache pas. Moi, je me suis attaché. Ça a été un désastre.


Pendant 20 minutes, Shiloh pose ses questions mais l'homme, qui a démissionné de son rôle de père il y a des années, est incapable de lui apporter des réponses utiles. Si bien qu'alors qu'il fait une fois de plus allusion à sa femme, elle embraye sur ce terrain et lui demande de lui parler d'elle.

— Ma femme, bégaie-t-il. Vous voulez que je vous parle de ma femme ?
— D'elle ou du temps où Victoria était enfant.
Il semble à peine entendre sa réponse, les souvenirs ayant déjà commencé à remplir son esprit.

— Ma femme... Carmen... C'était la plus belle femme que j'ai jamais rencontrée... J'avais tout juste 20 ans et elle disait en avoir 30. Mais elle faisait moins, vraiment moins. On s'est rencontré dans un pub. Tous les hommes la reluquaient, mais c'est vers moi qu'elle est venue. On a parlé toute la nuit. On s'est bien amusés. Puis on s'est revu... Elle me répétait tout le temps « Charles, tu es si beau. Nos enfants seront si adorables ». Elle était bien plus belle que moi, pourtant... Je la croyais aussi amoureuse que je l'étais... Six mois après, elle est tombée enceinte et on s'est mariés. J'avais un boulot de merde et on vivait dans un appartement minuscule, mais elle disait qu'elle s'en fichait, que tant qu'on était ensemble tout irait bien... Elle ne mentait pas. Tout a bien été au début. Quand Vicky est née, j'étais aux anges. Le plus heureux des hommes. J'ai voulu bosser plus, pour gagner plus et offrir le meilleur à ma femme et à ma fille, mais Carmen ne cessait de m'entraîner avec elles dans toujours plus de sorties. J'ai raté beaucoup de jours, et j'ai fini par me faire virer. Alors on a déménagé. J'ai trouvé un autre job, on est sortis beaucoup trop souvent, j'ai été viré, on a déménagé... On a vécu comme ça 3 ans. Ça me déplaisait pas, en vrai. Puis Carmen est retombée enceinte. Je lui ai dit qu'on devait se poser, qu'on pouvait pas continuer à vivre comme ça avec deux enfants. Je voulais être sérieux, un homme respectable, au moins une fois... Alors on est revenu où on s'était rencontré, à Tregarta. Ça m'a fait bizarre quand Vicky a dit qu'elle voulait habiter là-bas des années après. Comme si elle se souvenait... J'ai trouvé un poste chez un garagiste. C'était pas très bien payé mais c'était toujours ça. Sauf que le soir, quand je rentrais, elle me mettait Vicky dans les bras et elle sortait faire la fête. Je lui disais de pas trop boire, que c'était pas bon pour le bébé, et elle me promettait que tant qu'elle pouvait sortir la nuit le bébé serait en parfaite santé. On faisait presque plus rien ensemble. Toutes les nuits, elle était dehors alors que je récupérais de mes journées, et la journée elle dormait alors que je bossais. Il restait bien les week-ends, mais elle prétendait être fatiguée... Pendant tout l'été elle a refusé de sortir de l'appartement, elle disait qu'il faisait trop chaud pour elle et le bébé. Mais je me suis réveillé plusieurs fois la nuit et elle était pas là... Je voyais qu'elle s'ennuyait de plus en plus avec moi, j'étais pas stupide. Je lui ai proposé qu'on déménage, qu'elle choisisse l'endroit où on habiterait, mais elle disait avoir changé d'avis, que Tregarta c'était très bien. Alors on est resté. Je lui ai dit qu'elle devrait se trouver un boulot, parce qu'avec mon salaire de mécano je pourrais pas m'occuper d'elle et des enfants comme y fallait, et elle a répondu qu'elle y penserait quand le bébé aurait quelques mois. Quand il est enfin né, c'était la fin de l'automne. J'étais heureux. Pendant 15 jours j'ai été heureux... Puis elle a disparu.

L'homme fait une pause dans son récit. À mesure qu'il déballait son histoire, des larmes sont remontées et il sanglote maintenant, le visage caché dans ses mains.
Au bout de plusieurs minutes, il se calme enfin, accepte le mouchoir en papier que lui tend Shiloh et reprend son récit où il l'a laissé.

— Les flics, y ont cru que je l'avais butée. Mais c'était pas vrai. Ils ont tout retourné, tout fouillé. Ils ont même essayé de me retirer mes gamins, mais j'ai tenu bon. Après un an, ils ont classé l'affaire. Ils ont interrogé les gens qu'elle voyait dans les bars et ils ont tous dit qu'elle s'ennuyait avec moi. Pour eux, elle s'était juste enfuie pour refaire sa vie ailleurs. Je sais pas si c'est vrai ou faux. Mais... elle m'a dit, plusieurs fois...
Il hésite, comme s'il s'apprêtait à colporter une rumeur en laquelle il ne croit pas lui-même.

— Elle m'a dit qu'elle trouvait ça chiant que les enfants grandissent si lentement. Un matin, alors qu'elle rentrait d'une de ces nuits, elle m'a demandé en riant si je voulais bien m'en occuper. C'était un samedi. Je lui ai dit oui et je l'ai mise au lit. Avant de s'endormir, elle m'a dit qu'elle reviendrait dans 15 ans pour prendre le relais. Je l'ai pas prise au sérieux. Elle était enceinte, elle était saoule. Mais deux mois plus tard, elle était partie...

— 15 ans, murmure Shiloh en notant les informations. Mais...
— Elle aurait dû revenir l'année passée, sourit l'homme alors que ses yeux débordent à nouveau.
— Que s'est-il passé ensuite ?
— Je pouvais pas m'occuper des gosses et bosser. J'ai perdu mon boulot et on est venus s'installer ici. J'ai continué à réparer des bagnoles, puis des fours, des éviers, ce genre de conneries. Au début j'emmenais les gosses avec moi, mais les gens ils aimaient pas ça. Heureusement à six ans, Vicky... ma Vicky...

L'homme recommence à pleurer. Shiloh lui tend un nouveau mouchoir, mais il le refuse, se reprend et parvient à continuer calmement, tel un automate qui mettrait ses émotions de côté pour faire ce qu'on attend de lui.

— À six ans, elle était déjà très mature et intelligente. Elle s'occupait de son frère quand je travaillais à l'extérieur.
— Vous laissiez une enfant de six ans et un bébé de deux sans surveillance ? s'étonne Shiloh qui a bien du mal à ne pas laisser son jugement suinter dans son intonation.
— C'est pas comme si j'avais le choix...

Bien qu'elle n'ajoute rien, Evans voit la désapprobation dans ses yeux, et il regrette soudain de s'être ouvert à elle. Ça ne lui ramènera ni sa fille ni sa femme. Il se lève alors et titube sur le chemin qui longe la caravane, abandonnant la flic en arrière.
— Mr... Charles, se corrige Shiloh en se souvenant qu'il lui a demandé de l'appeler par son prénom. Votre fils, où pourrais-je-
L'homme s'appuie contre le métal chaud de l'habitacle d'une main et tourne à peine la tête vers l'arrière.
— Ressasser le passé m'a épuisé. Sortez de chez moi, maintenant.
— Mais, votre fils...
Il ne se retourne plus, ne s'arrête pas. Shiloh fait quelques pas pour le suivre. Elle le voit ouvrir la porte de la caravane.
— Partez !
Ne souhaitant pas mal conclure cet entretien, supposant qu'elle devra bientôt revenir, elle s'excuse et remonte rapidement l'allée de hautes herbes.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top