Où elle revient à la vie
— Mais c'est gigantesque ! s'indigne Grant en passant la porte dérobée. C'est pas la peine de faire une entrée secrète si la pièce cachée fait un quart du bâtiment...
— Ça se voit pas de l'extérieur, affirme la chasseuse en déposant sur une chaise le sac qu'elle portait en bandoulière.
Et en effet, par un habile système de trompe l'œil, aucun des intrus s'étant faufilé à l'intérieur du hangar à l'aspect abandonné n'a jamais découvert la pièce secrète, car rien ne laisse penser qu'elle puisse exister. L'extérieur, très abîmé et recouvert à moitié de végétation sauvage, a été construit en biais et donne l'impression d'être plus petit qu'il ne l'est en réalité. Si bien qu'en avisant l'intérieur, décrépit lui aussi, personne n'est surpris de le découvrir si peu vaste.
La première utilisation connue de la planque par des chasseurs remonte à plus de 25 ans, mais il semblerait qu'elle existe depuis plus longtemps que ça et le nom de son constructeur s'est perdu au fil des ans.
L'heure qui suit est consacrée à la mise en place de la première partie du plan. Carmen est solidement attachée par des chaînes enduites d'essence de millepertuis et pivoine à un pilier au milieu de la pièce.
— Elle va être beaucoup plus dure à mater que le gamin, annonce Robert en accrochant au cou fin de la vampire un collier tressé avec les mêmes fleurs. Elle est plus forte et plus âgée, sans compter que c'est une vampire, une vraie et pas un ersatz comme son petit.
Quelques instants plus tard, Brianna offre à tout le monde une tasse d'un liquide chaud à l'odeur inhabituelle. Le breuvage est infect, mais les trois chasseurs avalant le leur sans broncher, les deux flics se sentent un peu forcés d'en faire de même.
L'infusion, obtenue à base de fleurs de millepertuis et de pivoine, est censée les protéger, au moins en partie, de Carmen.
— On aurait dû en donner à Jed et Elijah, non ? s'étonne Shiloh en s'asseyant face à la chasseuse blonde.
— Ça n'a pas d'influence sur le pouvoir d'attraction des dhampirs. Ça rend juste notre sang indigeste. Certains vampires affamés prendraient peut-être le risque de s'en nourrir, mais pas en grande quantité.
— Donc, ça ne nous protège pas vraiment ?
— Ça nous évite de perdre trop de sang en cas de morsures.
— Mais ils peuvent quand même nous tuer d'une autre façon, complète Siobban en s'appuyant sur les épaules de Brie.
— Très rassurant.
Elle se redresse et hausse les épaules en coulant un regard vers Grant, toujours occupé à inspecter la pièce.
— C'est notre quotidien.
Quand enfin tout est en place, tous se réunissent autour de la vampire desséchée et Robert arrache le pieu enfoncé dans son thorax avant de ramasser une tasse contenant à peine un fond de son propre sang, prélevé avec une seringue directement dans son bras .
À l'aide d'une autre seringue, sans aiguille cette fois, du même genre que celle que l'on utilise pour nourrir les animaux orphelins dans les premiers jours de leur vie, il dépose quelques gouttes du liquide rouge entre les lèvres de l'immortelle.
Dans un premier temps, rien ne se passe. Le sang perle sur les lèvres desséchées et coule lentement jusqu'au menton craquelé. Alors que Shiloh et Grant retiennent leur souffle, que Siobban, Robert et Brianna patientent en silence, l'hémoglobine ruisselle sur le morceau de pierre servant de langue à la créature, se fraie un chemin à travers sa gorge aride. Goutte après goutte, elle humecte les cellules, ressuscite les organes.
Mais si un corps de vampire nécessite moins de sang pour se mouvoir que celui d'un humain, les quelques millilitres offerts semblent insuffisant à la réalisation du miracle attendu.
Dans le silence qui s'est installé, la voix de Robert résonne soudain.
— Inutile de faire semblant.
Shiloh, qui n'a cessé de scruter la créature et n'a noté pour tout changement qu'une vague amélioration de son teint, se demande si l'homme bluffe ou s'il a vraiment remarqué une chose qui lui a échappé à elle. Ainsi, quand Carmen ouvre les yeux, elle ne réprime une exclamation de surprise que de justesse.
La vision de ces yeux mobiles brillants de fureur enchâssés dans ce visage fissuré et stupéfié est bien plus perturbante que celle d'un corps momifié, même transpercé par un pieu en bois.
Prisonnière de son propre corps, avant même d'être retenue par les chaînes, Carmen passe en revue les cinq rigolos qui semblent s'imaginer être en mesure de la maîtriser. Quand son regard croise celui de Shiloh, rien n'indique qu'elle la reconnaisse comme étant celle à l'avoir empalée, et quand elle revient sur Robert, qui a pris la tête des opérations, elle accepte la méthode de communication qu'il lui propose. Double regard vers le bas pour oui, double regard vers le haut pour non. Plus de sang lui sera fourni si elle coopère, mais le pieu sera remis en place à la seconde où les chasseurs estimeront qu'elle se fou de leur tronche.
— Carmen, c'est bien ça ?
« Oui. »
— Tu es la responsable des attaques qui ont lieu à Tregarta depuis des mois ?
« Oui. »
— Toi seule ?
« Oui. »
Premier soupir d'exaspération de Robert.
— Ton fils n'a rien à voir là-dedans, alors ? Eh oui, on est au courant, ajoute-t-il alors que les sourcils de la vampire se froncent à peine, au maximum de ce que sont capables de faire ses muscles sclérosés. Bon, je repose ma question. Toi seule ?
« Non. »
— C'est bien ce qui me semblait.
Pendant plusieurs minutes, Robert l'interroge sur des sujets anecdotiques et s'assure que ses réponses sont en adéquations avec ce qu'ils savent d'elle. Elle leur confirme s'appeler Carmen, être la mère d'Aaron et Victoria, ou encore son retour en ville remontant à quelques mois. Rien de très compromettant ni d'essentiel.
Avant de laisser la parole à Shiloh, le vieux chasseur accorde quelques gouttes supplémentaires à la créature et tous la contemplent se mouvoir à nouveau dans les secondes suivantes. Ses mouvements, retenus par les chaînes, sont saccadés et raides, son cou craque quand elle fait pivoter sa tête de droite à gauche, étudiant dans le détail sa prison sans fenêtre.
— Ce sang est infecte, énonce-t-elle sèchement en faisant glisser sa langue encore grisâtre sur ses lèvres rougies.
— C'est tout ce que tu auras, rétorque Robert en s'asseyant à demi sur un tabouret de bar sortant d'on ne sait quelle décharge sauvage des environs.
Se plantant face à la vampire, Shiloh tente de se donner une constance et embraye.
— On a un deal à vous proposer.
— Qu'est-ce que vous pouvez bien avoir à m'offrir ? ricane Carmen.
Shiloh hausse les sourcils et inspire profondément avant d'expirer avec une extrême lenteur, tapant déjà sur les nerfs de l'immortelle avant que les négociations n'aient commencé.
— La vie.
La vampire plisse ses grands yeux sombres en dévisageant la jeune flic insolente qu'elle ne rêve plus que de vider de son sang jusqu'à la dernière goutte.
— Et celle d'Aaron.
— Tu ne lui feras rien, rétorque-t-elle. Il est humain et tu l'as aidé.
Donc elle sait qui je suis, peste en elle-même Shiloh.
— J'ai aidé un gosse que je pensais orphelin et perdu, approuve-t-elle sans se laisser démonter. Mais il n'est clairement pas humain, et pas si orphelin que je le pensais.
Pendant de longues secondes, les deux femmes se jaugent en silence, chacune évaluant les forces et les faiblesses de son adversaire, et dans un sourire carnassier, Carmen reprend la parole.
— Bien, alors dis-moi ce que je peux faire pour toi.
— C'est simple, enfin, un peu long, mais certainement pas compliqué pour quelqu'un avec votre expérience.
— Inutile de me flatter, l'interrompt sèchement la vampire. Explique-toi.
Alors, sans perdre plus de temps, Shiloh énonce une nouvelle fois le plan qu'elle et les chasseurs ont mis au point la nuit précédente.
— On a besoin de rassurer la population, et pour ça, avoir un coupable en chair et en os à leur proposer serait bien mieux que de juste leur raconter qu'on a descendu celui-ci. Donc, on va vous emmener au commissariat et vous allez tout avouer, y compris l'assassinat de Victoria et d'Aaron.
— Je n'ai pas tué mes enfants, siffle la vampire.
— Vous direz l'avoir fait si vous voulez revoir votre fils.
— Pourquoi devrais-je vous faire confiance ? Qui me dit que vous ne l'avez pas déjà tué et que vous ne me ferez pas subir le même sort ?
— Parce que vous n'avez pas le choix.
Shiloh savoure l'effet provoqué par sa dernière phrase, consciente qu'elle ne devrait pas tant jubiler devant l'air écœuré de Carmen. Car ce qui est vrai pour la vampire, l'est tout autant pour elle, sans la coopération de l'immortelle, jamais elle ne bouclera le dossier des agressions, jamais elle ne mettra fin à la rumeur. Alors, elle s'adoucit juste un peu, juste assez, espère-t-elle.
— Mais on peut vous prouver que le gosse est encore en vie.
Shiloh se tourne vers Brianna et celle-ci lui tend le téléphone qu'elle tient en main depuis quelques minutes. Sur l'écran, elle discerne la pièce lumineuse dans laquelle Jed et Elijah sont enfermés depuis une journée. Comme prévu lors de la mise en place du plan, tous deux se tiennent hors du champ de la caméra.
— Montre-moi l'enfant.
Le plan change. Des pieds chaussés de bottines apparaissent un bref instant puis la grande vitre séparant les deux pièces et, enfin, l'adolescent assis dans sa cage. Se balançant d'avant en arrière, il a les yeux rouges et les cheveux plaqués contre le crâne. Les bracelets métalliques qu'il a passé des heures à essayer de retirer lui ont laissé des marques sanglantes sur les poignets. Ses chevilles ne sont pas visibles, cachées par le bas de son pantalon, mais Shiloh devine sans difficulté qu'elles doivent être dans le même état. Cachant le mal que lui fait cette vision, elle tourne l'écran en direction de Carmen.
— Attire son attention, ordonne-t-elle à la personne à l'autre bout du fil, et le bruit d'un ongle tapotant sur une vitre retentit.
Elijah doit s'y reprendre à trois fois, heurtant la vitre de plus en plus fort, pour obtenir de l'adolescent qu'il daigne enfin relever la tête. Quand ses yeux croisent pourtant l'image de sa mère, il se redresse d'un bond et se précipite sur les barreaux. Sans grande surprise, il parvient à les toucher bien qu'ils soient recouverts d'essence de millepertuis et de pivoine. Mais le fait qu'il cesse rapidement de gesticuler, fait penser à Shiloh que la plante l'affaibli bel et bien.
Sa bouche s'ouvre et il n'est pas difficile de comprendre qu'il crie, mais la vitre empêche ses mots d'arriver jusqu'à eux.
Carmen observe son enfant sans dire un mot, une moue de dégoût se peignant petit à petit sur ses traits. Il est hélas impossible à ses ravisseurs de comprendre si celle-ci témoigne davantage de l'énervement que ressent la mère face à l'enfermement de son petit ou de la déception éprouvée en découvrant que son fils est bien plus faible qu'elle ne l'avait escompté.
Écartant le téléphone de sa vue, Shiloh met fin à la communication et attend, plantée face à Carmen, de découvrir ce que celle-ci va choisir.
Au bout de longues minutes d'un duel de regard incongru, la vampire ouvre enfin la bouche et Shiloh aperçoit ses crocs pour la première fois.
— Racontez-moi mon histoire, allez-y, et n'oubliez aucun détail.
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