Où elle rencontre Maria ✓
De retour chez elle, Shiloh choisit de suivre le conseil de son collègue et se fait couler un bain bouillant.
Le mois d'août touche à sa fin et la température est encore très agréable, mais dans sa petite tête de flic, un bon bain ne peut être qu'un bain capable de transformer sa salle de bain en zone équatoriale à la limite de l'habitable.
À peine installée dans l'eau chaude, et sentant déjà de grosses gouttes de sueur perler sur son front et sous ses aisselles, Shiloh est sortie de ses rêveries par trois coups frappés à la porte.
Elle devrait râler d'être ainsi dérangée, mais sortir de l'eau et sentir l'air frais sur son corps nu est, en fin de compte, bien plus agréable que l'idée de rester à tremper dans son bouillon pendant encore une demi-heure. Elle s'enveloppe dans une serviette vert pomme et descend ouvrir dans cette tenue, les pointes de ses cheveux humides ondulant sur ses épaules.
— Euhm, je te dérange, peut-être ?
— N-Non. Pas du tout. Je sortais juste de mon bain.
Elijah plisse les yeux, pas sûr de la croire, mais accepte son invitation à entrer. Il est aussitôt abandonné, seul, dans le salon avec une cannette de boisson énergisante pendant que Shiloh court se changer à l'étage. L'inspectrice n'a aucun alcool dans ses placards, aucun soda, non plus. En fait, à part des légumes pour Savane, elle n'a pas grand-chose tout court dans ses placards. Même cette cannette, elle ne l'a pas achetée, mais reçue gratuitement la dernière fois qu'elle est passée au supermarché.
Je passe vraiment trop peu de temps ici, réalise-t-elle en enfilant un débardeur blanc et un vieux jean déchiré au niveau des genoux et sous les fesses. En temps normal, elle ne se présenterait pas habillée de la sorte devant quelqu'un d'autre que la lapine, mais ses derniers jours, Elijah l'a vue dans sa tenue de « photographe », au réveil et dans deux autres tenues très décontractées. Le genre de tenues qu'elle ne porte que pour rester seule à la maison. Un instant, elle se demande si le mode de vie des musiciens n'aurait pas commencé à déteindre sur elle, mais ne voulant pas faire attendre Elijah trop longtemps, elle relègue bien vite cette question tout à l'arrière de ses préoccupations du moment et descend le rejoindre.
Lui-même est aussi habillé de façon très relax avec un t-shirt vieux et usé d'un groupe indé qu'elle connaît vaguement de nom et un jean délavé dans un état aussi pitoyable que le sien. Sauf que sur lui, c'est classe, regrette-t-elle en baissant les yeux sur son pantalon en lambeaux au moment où elle passe la porte.
— Un problème ? demande-t-elle alors qu'elle prend place sur le fauteuil face à lui, ramenant ses jambes sous ses fesses.
— Non, aucun. Je t'ai vue rentrer il y a un quart d'heure. Je ne te suivais pas, se défend-il alors que l'information lui fait froncer les sourcils. J'habite en haut de la côte, à moins de 10 minutes à pieds. J'étais sorti marcher parce que... enfin, après un petit différent avec ma femme, quand je t'ai vue. Il élude toutes potentielles questions à ce sujet en agitant la main et en regardant fixement le plafond. J'ai voulu t'appeler, mais tu es rentrée trop vite, alors j'ai continué à marcher. Mais quand je suis repassé, il y avait toujours de la lumière, alors j'ai frappé. Comme ça. Parce qu'on s'est bien amusé cette semaine...
Shiloh est touchée en plein cœur. Il a aimé le temps passé avec elle, il ne l'a pas trouvée dérangeante mais amusante, il ne l'a pas trouvée intrusive, mais a eu envie de passer plus de temps en sa compagnie. C'est plus qu'elle n'en demandait. Par contre, il sait qu'elle n'était pas du tout en train de sortir de son bain. D'ailleurs, elle n'a même pas vidé la baignoire, et s'il demande à utiliser la salle de bain, il va s'en apercevoir. Ses pensées sont soudain interrompues par une nouvelle question.
— Tu rentres seulement du boulot ?
— J'ai passé trois jours à m'amuser en tournée avec un petit groupe qui débute, faut bien que je rattrape mes heures.
Son petit sourire ironique se crispe quand Elijah met quelques secondes à réagir. Elle n'aurait pas dû tenter une blague de ce genre. Il risque de se vexer et de s'en aller. Mais qu'a-t-elle fait ? Quelle idiote !
Quand un doux sourire naît pourtant sur ses lèvres, elle fond. De soulagement d'abord, parce qu'il ne va pas partir en claquant la porte. Mais aussi de plaisir, car c'est le même genre de sourire qu'il réserve à Jed quand ils sont sur scène.
— Tu as mangé ?
Elle secoue la tête.
— Pas encore.
— Alors viens, je t'invite.
Le pub où il l'emmène, le Velvet Catfish, bien que pas très éloigné de leur quartier, se trouve dans une zone plutôt déserte. Un grand parking court autour du bâtiment aux allures de chalet suisse et le tout est entouré de prairies où se prélassent moutons, chèvres, et même deux chevaux de trait. Elijah lui a montré qu'il est possible de l'atteindre en seulement un gros quart d'heure de marche depuis la plage, pour peu que l'on ne craigne pas de se faire renifler par un ou deux moutons curieux.
Pour entrer, aussi bien que pour sortir du pré, ils ont emprunté un passage dans la clôture constitué de trois marches faites de planches de chaque côté. Preuve, si besoin en est, que le fermier à qui appartiennent les terres ne voit pas les promeneurs d'un mauvais œil.
À peine ont-ils passé la porte, qu'une vieille dame au port altier, habillée d'une chatoyante robe jaune rehaussée d'un châle turquoise, les accueille à bras ouverts.
— Jahjah ! Mon petit. Ça commençait à faire longtemps ! Je pensais que tu n'aimais plus ma cuisine.
— Maria, allons. Seul un fou pourrait ne pas aimer ta cuisine.
La vieille femme penche la tête en arrière et rit de bon cœur, puis sert dans ses bras Elijah, qui lui rend son étreinte. Quand elle remarque Shiloh, elle lui sourit chaleureusement.
— Tu es venu accompagné ? Parfait. Venez, les enfants, ma meilleure table est libre.
Encouragée par Elijah, Shiloh suit la femme à travers un dédale de tables, pour la plupart inoccupées, dû certainement à l'heure tardive. La vieille femme est presque aussi grande qu'elle, ce qui est surprenant pour une personne de cet âge, ses cheveux gris sont attachés en un chignon soigné et elle se déplace avec une canne qui semble à peine effleurer le sol au vu de la vitesse avec laquelle elle se meut.
Avant de les laisser à leur table dans un renfoncement, près d'une fenêtre d'où ils verraient la campagne environnante si la nuit n'était pas déjà tombée, elle serre à nouveau l'homme dans ses bras fins et sourit à l'inspectrice en lui laissant un menu en mains.
— Maria est la meilleure cuisinière de tout le compté, peut-être même du pays. Oh ! Par contre, interdiction de m'appeler Jahjah. J'ai horreur de ça, mais je n'ai jamais eu le cœur à lui dire, avoue-t-il à mi-voix
Shiloh pouffe devant son air enfantin, mais promet, la main sur le cœur, de ne jamais utiliser cette information hautement confidentielle contre lui.
L'ambiance du Velvet Catfish est très différente de celle des autres pubs de la ville, pourtant l'établissement ne peut pas être considéré comme un restaurant non plus. Avec ses murs en bois orange, ses tables, chaises et banquettes en bois plus clair, ses petites fenêtres carrées et la lumière chaude qui y règne, l'endroit peut presque faire penser, comme son architecture extérieure le laisse supposer, à un chalet. Mais la fumée oppressante et dense de l'espace fumeur, la télé calée sur une chaîne d'infos en continu, le bar rutilant et les poutres apparentes en bois presque noir, ont tout du parfait pub anglais.
À cause de ce charme hybride assez déstabilisant, il a peu de chances de se retrouver conseillé dans un guide touristique, et pourtant, les plats qu'apporte bien vite la serveuse, une petite femme rondouillarde d'une quarantaine d'années, sont, comme Elijah l'a promis, délicieux.
— Il reste quelques jours avant le concert à Londres, demande Shiloh au bout d'un moment. Tu vas rester en ville en attendant ?
— C'est probable, oui. Ma famille est ici. Nora et Feargus sont déjà à Londres, mais Jed est descendu au Castle on Sand. Il nous reste encore du boulot sur le nouvel album, ça devrait nous permettre de bosser dessus. J'aimerais qu'il sorte cette année.
— Vous arrivez à bosser dessus tout en étant en tournée ? s'étonne Shiloh.
— Pas autant que je l'aimerais.
Shiloh sourit. Ça ne se ressent pas spécialement en interview, où Jed et Nora brillent souvent par leur exubérance et leur répartie, mais ces quelques jours passés avec le groupe lui ont démontré que le vrai moteur du groupe, le plus bosseur et fonceur, n'est autre qu'Elijah. Elle ne l'en apprécie que plus pour ça, et, une fois encore, ça la pousse à oublier l'existence de la photo trouvée chez Victoria.
— Il y a du nouveau dans l'enquête ?
— Pas vraiment, mais demain je vais voir la femme de Barlow pour lui parler des activités extra-conjugales de son mari.
— Tu pourrais éviter de dire que l'info vient de moi, grimace-t-il. Richard est parfois un emmerdeur, mais il fait un super boulot et j'aimerais continuer à bosser avec lui.
Shiloh approuve en silence alors qu'elle éponge la sauce de ses pâtes avec un morceau de pain.
— Je n'en parlerais que si je n'ai pas le choix.
— Merci.
Pour rentrer chez eux, les nouveaux amis empruntent le même chemin qu'à l'aller. La traversée du parking est aisée vu qu'il est illuminé, mais la balade dans les champs se révèle plus périlleuse. Entre les inégalités du terrain et les bouses à éviter, il vaut mieux garder le nez pointé vers le sol, car la seule lumière qui leur parvient émane directement de la lune et que de gros nuages gris ne cessent de passer devant elle.
— Tu vas trop vite ! se plaint Shiloh alors qu'elle saute au-dessus d'un sillon probablement creusé pas l'ancien lit d'un ruisseau.
— Pardon, s'excuse Elijah en se retournant pour lui tendre la main. Je viens peut-être un peu trop souvent et je connais le terrain.
Regardant la main tendue vers elle, Shiloh hésite. Y a-t-il quelque chose de plus à y voir ? Le dîner a été très agréable et Elijah s'est montré adorable. Mais ne l'est-il pas avec tout le monde ? Il ne faut surtout pas qu'elle se monte le bourrichon toute seule. Elle va refuser poliment, quand son pied gauche glisse sur une pierre tranchante et que le droit butte contre une motte de terre alors qu'elle essaye de rétablir son équilibre. Alors qu'elle pense finir le nez dans les pâquerettes, deux mains l'agrippent aux épaules et le torse d'Elijah fait obstacle à sa débandade.
Merde. C'est super agréable. Elle comprend que Jed cherche aussi souvent son contact. Elle se redresse et bafouille des remerciements, consciente du ridicule de la situation.
Sans lui demander son avis, Elijah prend sa main dans la sienne et l'entraîne alors sur la droite.
— On va longer les clôtures, ce sera un peu plus long mais le terrain y est plus plat.
Et, en effet, elle ne trébuche plus, ne manque plus de tomber, ne se trouve plus gourde et empotée. Mais leurs mains restent liées.
En retrouvant la civilisation, Elijah ouvre sa main, libérant les doigts de Shiloh qui s'empresse de retirer la sienne pour éviter un nouveau moment gênant. Deux rues plus loin, ils débouchent dans une rue en pente, l'océan face à eux, immense masse sombre presque trop intimidante pour être regardée en face.
— Je t'accompagne jusqu'à ta porte ? lance-t-il sur l'air de la plaisanterie.
Oui, bien, sûr. Ensuite, je t'inviterai à boire un dernier verre. De là, tu décideras de passer la nuit chez moi. Et demain, tu quitteras ta femme pour vivre avec moi.
— Ça ira. Je crois que je reconnaîtrai la façade. Et puis c'est moi le flic, ce serait plutôt à moi de m'assurer qu'il ne t'arrive rien sur le chemin du retour.
Tout deux se sourient. Tournent les talons. Et s'éloignent.
Après seulement quelques pas, Shiloh se retourne. Elle attend quelques secondes, les yeux fixés sur la silhouette qui remonte la rue faiblement éclairée, mais qui, elle, ne se retourne pas. Alors elle reprend son chemin. Et elle soupire. Merde. Il faut qu'elle se contrôle. Ou elle va virer complètement accro. Une groupie dégénérée de plus.
Elle est presque arrivée chez elle quand Elijah se retourne. Dommage, elle n'en a pas fait autant. Mais dommage pour quoi, au juste ? Il vérifie l'heure sur sa montre. 1 h 30. Swann doit déjà s'être endormie et il est peut-être un peu tard pour aller lire une histoire à ses enfants. Pourtant, il n'est pas fatigué, pas fatigué du tout.
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