Où elle prétend être une vampire ✓
Il est impossible de rendormir Carmen pour le trajet du retour.
Lui plonger à nouveau un pieu dans le cœur, le retirer, changer son chemisier troué et taché de sang, parce que ça ferait mauvais genre de la laisser arriver au commissariat dans cet état, l'attacher, la réveiller... Tout cela serait bien trop compliqué. Sans compter qu'à chaque réveil sa faim se fera plus dévorante et la rendra plus difficile à contrôler.
— Ça va être dur à expliquer, marmonne Grant qui regarde le soleil entamer sa descente à travers les branches des arbres épars.
— Non, on a tout prévu, tout répété. Ça va se passer exactement comme c'est censé se passer.
Si elle voulait être honnête, Shiloh avouerait qu'elle n'y croit pas plus que ça. Tant de choses peuvent encore mal se passer, à commencer par le trajet du retour avec une vampire sur la banquette arrière. Mais elle a besoin d'optimisme et de sentir qu'elle a une certaine influence sur les choses, même si ce n'est qu'illusoire.
Aucune goutte de sang supplémentaire n'a été accordée à Carmen, mais ça ne l'empêche pas de marcher de l'abri à la jeep d'une démarche peut-être un peu raide, mais bien suffisante pour leur causer des ennuis si elle venait à leur échapper.
Au vu de la dangerosité de la créature, ses yeux ont été bandés pour qu'elle ne puisse pas retrouver l'endroit. Une note a toutefois été laissée à l'attention d'un éventuel chasseur qui s'y arrêterait pour le prévenir que l'endroit n'est plus considéré comme sécurisé. Pour plus de sûreté, Siobban et Brianna ont prévu d'y retourner dans quelques jours pour le détruire.
Il est décidé que Carmen fera la quasi-totalité du trajet dans le véhicule des chasseurs. Elle est installée dans la jeep et des liens sont rajoutés à ceux déjà en place. Siobban prend place à l'avant et Robert se glisse derrière le volant alors que Brianna et Shiloh s'installent à l'arrière, aux côtés de Carmen, leurs armes braquées sur elle. L'arbalète pistolet pour Brianna et... le pieu pour Shiloh, qui a refusé le six-coups trafiqué proposé par Robert.
Dans son break, Grant les suit d'aussi près que possible, restant en contact permanent avec eux grâce à une communication vidéo entre son téléphone et celui de Shiloh.
Pendant trois heures, la seule personne à sourire par moment est Carmen et ce simple détail met l'inspectrice très mal à l'aise.
Après lui avoir expliqué dans le détail quel allait être son rôle et qu'elle l'ai eu accepté, les chasseurs et les flics se sont réunis et ont longuement parlementé.
Pour Robert, il était évident qu'elle mentait quand elle prétendait accepter leurs consignes. Son attitude à la découverte de l'état de son fils prouvait qu'elle ne s'intéressait pas réellement à lui, ou qu'elle ne s'y intéressait plus. Or, sans les menaces pesant sur la tête d'Aaron, ils n'avaient aucun moyen de la contrôler. L'essence de millepertuis et de pivoine ne servait qu'à l'affaiblir, mais n'était d'aucune utilité pour la maîtriser.
Brianna, quant à elle, estimait qu'elle semblait sincère et avait envie de lui faire confiance. Elle resterait de toutes façons aux aguets et n'hésiterait pas à lui transpercer le cœur de ses carreaux de bois en cas de rébellion.
Grant souhaitait classer cette affaire et le seul moyen d'y parvenir semblait être de tenter le coup avec cette histoire invraisemblable. Il voulait revenir au plus vite à un quotidien fait de malfrats bien humains, et surtout, ne plus avoir ses chefs sur le dos.
Shiloh, elle, espérait encore être celle qui mettrait fin aux attaques. Elle l'était déjà à vrai dire, mais si cela se savait ça ne pourrait que faire du bien à sa carrière.
Mais à côté de ça, elle désirait encore plus protéger les habitants de Tregarta, même si elle ne devait pas être reconnue pour ça, et l'idée de ramener Carmen dans la petite ville portuaire l'inquiétait, et ce, bien qu'il s'agisse de son idée et de son plan, à la base.
Elle avait hâte de faire sortir ses amis du sous-sol qu'elle avait commencé à qualifier en elle-même de bunker et, encore plus, d'aider Aaron à se sortir de cette addiction au sang.
Siobban non plus ne croyait pas la vampire quand elle promettait de suivre le plan et de bien se tenir. Quelque chose en elle semblait avoir renoncé à l'enfant. Elle avait été furieuse en découvrant qu'il était enfermé, mais au fil des heures passées dans l'abri, elle s'était comme apaisée et ça semblait être une très mauvaise chose. Un peu comme le fait que les premières attaques avaient été très violentes, mais c'étaient calmées au bout de quelques jours. Pour la chasseuse, il était quasi certain que la vampire avait appris la mort de sa fille et en avait été fortement contrariée, puis, comme elle n'avait de toutes façons jamais été une bonne mère, elle s'était calmée et avait continué à attaquer presque par jeu. Et si elle pouvait se remettre de la mort d'une fille en trois jours, il ne semblait pas impossible qu'elle puisse renoncer à un fils encore en vie en quelques heures.
Pendant les trois heures du trajet, pourtant, Carmen reste gentiment assise et obéit aux ordres donnés par les humains. Même au moment de changer de voiture, à proximité de la ville, elle se laisse guider d'un véhicule à l'autre sans broncher. Et même alors qu'elle se retrouve uniquement avec Shiloh, Grant et Robert en guise de gardiens, elle reste docile et ne tente rien pour s'enfuir.
Dans la radio fixée au tableau de bord, un grésillement retentit. Avec des gestes lents, Grant attrape le combiné. Un regard échangé avec Shiloh, un autre dans le rétroviseur et il appuie sur le bouton.
— Central, ici Dunn. Je suis avec l'inspectrice Delauney. On vous ramène l'évadé et... la principale suspecte dans l'affaire des agressions.
Pendant cinq heures non-stop, Carmen et Robert sont auditionnés. On leur pose mille fois les mêmes questions, on leur demande de relater les événements à l'endroit, à l'envers, dans le détail, les faisant sauter d'une partie du mensonge à l'autre, dans l'espoir de les voir trébucher.
À Grant, à Dustin, à d'autres inspecteurs, à trois hommes et une femme que personne au commissariat n'a jamais vu, ces fameuses personnes au-dessus de Dunn, celles qui ne sont jamais contentes et qui exigent des résultats même quand c'est impossible, ils répètent encore et encore les mêmes salades apprises par cœur.
L'histoire racontée est simple bien que Gwynfor la trouve en grande partie stupide et inconcevable. Mais comme personne ne le connaît et que le bougre ne ment pas trop mal, elle passe. Elle passe même encore et encore et encore et son agacement à force de la répéter est pris pour ce qu'il n'est pas, la honte d'un homme qui a été berné.
Carmen, elle, joue étonnement le jeu du début à la fin, semblant même s'amuser du ballet des uniformes tournoyants encore et encore autour d'elle.
L'histoire tellement ressassée cette nuit-là qu'elle est devient presque un peu vraie est celle-ci.
Il y a quinze ans, Carmen est partie, elle a quitté son mari et ses enfants, persuadée qu'ils étaient tous des vampires. Les signes ne trompaient pas, Marc était beau comme un Dieu et les enfants avaient hérité de cette beauté. Un seul regard de leurs parts suffisait à ensorceler la pauvre femme et à de nombres reprises, elle s'était réveillée avec des marques de morsures dans le cou. Elle avait alors fuit, terrorisée.
Quelques mois plus tôt, pourtant, rongée par les remords, elle était revenue à Tregarta et était partie à la recherche de ses enfants. Assez rapidement, elle avait trouvé Victoria et avait été frappée par la ressemblance de la jeune femme avec l'homme qu'elle soupçonnait toujours d'être un vampire.
Affrontant sa peur, elle l'avait abordée dans un bar, mais avait été rejetée, Victoria ne souhaitant avoir aucun contact avec celle qui l'avait abandonnée alors qu'elle n'était qu'une enfant.
Entêtée, Carmen avait insisté et était revenue plusieurs fois à la charge, mais la réponse de sa fille avait toujours été la même : fou moi la paix, vielle tarée !
En désespoir de cause et souhaitant malgré tout avoir une vraie discussion avec elle avant de renoncer, elle avait découvert où Victoria travaillait et avait décidé de venir la voir lors du concert. Ainsi coincée, elle ne pourrait que l'écouter.
Pour se faufiler dans les coulisses, elle avait commencé par faire un peu de repérage. Elle était venue voir un autre groupe trois jours plus tôt et avait pris plusieurs photos des gardiens de sécurité.
Le jour du concert des Kings, elle s'était procuré un billet sur un site de revente, s'était ruée dans les toilettes dès l'ouverture des portes et s'y était changée. Elle avait alors revêtu les mêmes vêtements que ceux repérés trois jours plus tôt sur les agents de sécurité, s'était grimée en homme et avait caché son abondante chevelure sous une perruque courte.
Après, ça avait été un jeu d'enfant de rentrer dans les coulisses. Elle avait repéré Victoria, avait attendu de la voir entrer seule dans une pièce et l'y avait suivi. Là, elle avait surpris sa fille se disputer avec la batteuse et son instinct maternel avait refait surface, tardif mais puissant. Une envie folle de protéger Victoria s'était emparée d'elle et elle avait failli intervenir, mais une gamine sans intérêt était arrivée à cet instant et les cris avaient cessé, la paralysant.
Une fois Nora et la fille sorties, elle s'était alors avancée dans la lumière et Victoria l'avait remarquée. Carmen avait commencé à parler, enfin, mais la jolie blonde l'avait menacé de crier si elle ne la laissait pas tranquille. Souhaitant savoir si sa fille était bien le monstre qu'elle imaginait ou non, mais plus encore se rapprocher d'elle pour l'aider et la protéger, Carmen n'avait pas pris en compte les avertissements de la jeune femme et quand celle-ci s'était approchée d'elle en la menaçant d'aller raconter à la police le harcèlement dont elle était victime, la mère, s'imaginant une attaque, avait paniqué. Elle avait sorti le pieu qu'elle gardait caché sous son pull et s'était ruée sur sa progéniture.
La suite est floue dans sa tête, répète Carmen. Elle se souvient être sortie des coulisses, être retournée dans les toilettes pour retirer les vêtements d'agent de sécurité et s'être enfuie dans la nuit.
Elle prétend ne pas avoir de souvenir précis des jours suivants, mais se souvient d'être ensuite partie à la recherche d'Aaron.
Elle a trouvé son adresse et l'a observé un certain temps avant de se décider à agir. C'est là qu'elle a remarqué Jarvis et qu'elle a voulu le rencontrer pour lui demander s'il pensait qu'Aaron était bien humain.
Évidemment, les choses ont dérapé, tout comme le scooter du jeune homme, et dans la panique elle l'a abandonné, gisant sur le côté de la route. De retour en ville, elle a contacté les secours puis a oublié l'incident.
À peu près à cette période, elle a rencontré Robert et s'est mise à flirter avec lui. Elle lui a parlé de ses enfants et de ses craintes, se sentant comprise et écoutée pour la première fois de sa vie. Cette relation naissante lui a d'ailleurs donné le courage de contacter Aaron et elle a eu le plaisir de découvrir que l'adolescent ne la rejetait pas. Assez rapidement, elle s'est installée chez lui et a eu l'impression d'enfin pouvoir tenir son rôle de mère.
Hélas, cette période dont elle ne devrait garder que de bons souvenirs est teintée de nombreux black-out. Il lui est souvent arrivé de se réveiller à la maison sans savoir comment elle y était rentrée et son fils s'est mis à tenir des discours bizarres.
Quand Robert a été arrêté pour le meurtre de Victoria, les moments d'amnésie se sont faits encore plus nombreux et ce n'est finalement que quelques jours plus tôt qu'elle a compris ce qui lui était arrivé.
Persuadée que son fils était d'une aussi mauvaise engeance que sa fille et son mari, elle l'a attiré trois nuits plus tôt sur l'une des falaises encadrant Tregarta et, après lui avoir planté un pieu dans le cœur, l'a balancé dans les flots. Débarrassée du dernier vampire de son entourage, elle est revenue en ville avec l'intention de sauver son nouvel amoureux. Elle a volé des barrières dans le parking du commissariat et a tendu son piège. Le lendemain, au petit matin, elle a fait évader son âme-sœur et à prié pour qu'il parvienne à la guérir.
Arrivés à ce point de son histoire, les policiers lui demandent généralement de quoi elle espère se voir guérir, ne s'attendant pas plus que ça à ce qu'elle se révèle lucide sur son état. Alors, prenant un air de conspiratrice et s'avançant vers eux en travers de la table, elle chuchote :
— Du vampirisme.
Transmis, bien entendu, par son démon de fils.
Du côté de Gwynfor, qui se voit interrogé tout aussi longuement dans une autre pièce, l'histoire contée s'avère un poil différente.
Il ne raconte bien sûr pas que c'est lui qui s'est rendu au concert, lui qui s'est changé dans les toilettes, lui qui a surpris Victoria dans l'espèce de réserve à l'arrière de la scène, qui a perforé son cœur avec un pieu en bois. Ni que c'est aussi lui qui a voulu attaquer Jarvis, le prenant pour Aaron, et qui ne s'est rendu compte de son erreur qu'au dernier moment, en voyant que l'adolescent ne se réveillait pas après sa chute.
Au lieu de ça, il les baratine, prenant le même chemin que la vampire.
Oui, il a rencontré Carmen quelques mois plus tôt et oui, elle lui a plu dés le premier regard. Les sorties, le flirt qui se transforme en sérieux penchant puis en passion, il le confirme. Les délires de sa belle au sujet des vampires aussi, mais étant lui-même passionné de paranormal et de mythologie, il n'a pas trouvé ça rédhibitoire, au contraire, ça ne la rendait que plus mystérieuse et attirante.
Le ton change quand Robert explique qu'il se met à soupçonner Carmen d'avoir tué sa propre fille. Il raconte que, fou d'elle, il se met en devoir de la protéger, persuadé qu'elle devait avoir une bonne raison de le faire.
Quand il rencontre Shiloh et Elijah dans un bar, il saute sur l'occasion d'en découvrir plus au sujet de l'enquête et il les baratine avec une histoire de vampires et de demi-vampires absurde en espérant que l'un des deux laissera filer une info importante. Plus que ça, il croit comprendre aux questions de l'inspectrice qu'elle soupçonne Carmen et alors, n'écoutant que son amour dévorant, il se dénonce à sa place.
Pensant l'avoir sauvée, il accepte son sort, persuadé de passer les vingt prochaines années en prison. Un peu déçu de ne pas la voir lors des heures de visites, mais conscient qu'avec son nouveau statut de meurtrier présumé de Victoria, il est devenu difficile pour la mère de la pauvre jeune femme de venir le voir sans éveiller les soupçons.
Dans une interprétation oscarisable de la détresse, Robert détaille alors dans un foisonnement de détails misérables qu'il n'a compris l'implication de Carmen dans les actes horribles du vampire de Tregarta qu'au moment où celle-ci l'a fait évader et qu'elle s'est mise à lui en parler à demi-mot.
En sortant de la salle d'interrogatoire où elle a aussi dû donner sa version des faits aux pontes de la police venus exprès pour l'écouter, Shiloh ne rêve que de retrouver son lit.
L'histoire aux mille rebondissements étant par bien des aspects trop fantaisiste à leurs yeux, rien ne lui a été épargné et, malgré son statut, elle a passé presque autant de temps que les deux suspects à expliquer comment, depuis le début, elle a géré son enquête.
Pendant plusieurs heures, elle leur parle de ses doutes concernant Carmen à cause du changement de comportement d'Aaron et de leur renforcement quand, deux jours plus tôt, elle a remarqué la disparition de l'adolescent. De la traque entreprise le jour précédant sur base d'une intuition et de l'appel passé à Grant pour réclamer un peu de soutien peu de temps avant de mettre la main sur les fugitifs à proximité de Coventry où Carmen a vécu quelques années avant de revenir à Tregarta. De cette première enquête concernant le meurtre mystique d'une jeune femme adepte de chantage et qu'elle n'a jamais considérée comme étant clôturée malgré l'arrestation par deux fois de coupables crédibles.
C'est en la voyant sur les rotules après ces entretiens et en sachant qu'elle n'a pas fermé l'œil depuis presque deux jours, que Grant la renvoie chez elle avant même que le transfert des suspects ne soit décidé.
— T'es sûr que je peux partir ? s'inquiète-t-elle. Personne ne sait qui est Carmen à part nous...
— Tu dors debout. Même s'il se passe quelque chose, tu ne sauras pas réagir. Va te reposer quelques heures.
Renonçant à se battre pour rester à tout prix jusqu'au transfert, et persuadée que tout roule toujours comme prévu, Shiloh se fait reconduire chez elle et s'effondre sur son lit à peine la porte de la chambre passée.
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