Où elle fouille les archives ✓

Le lendemain, Shiloh est au poste à 7 h. Une heure et demie plus tard, elle voit Dunn entrer dans la salle des archives où elle s'est enfermée dès son arrivée.

Il déplace deux caisses poussiéreuses remplies à craquer de chemises en cartons renfermant des dossiers vieux de plus de dix ans de la seule autre chaise disponible, Shiloh étant déjà assise sur la première. Le dos voûté, la tête penchée, absorbée corps et âme dans le dépouillement des coupures de presse et comptes-rendus dactylographiés fourrés pêle-mêle dans un carton étiqueté 1997

— Dustin est parti rencontrer les deux nouvelles victimes, annonce-t-il.

Celles-ci ont été attaquées pendant la nuit et ne souffrent que d'une légère anémie, leurs jours ne sont pas en danger et c'est un soulagement pour tous les policiers travaillant sur l'enquête.

— Il n'a pas besoin de moi pour faire ça.
— C'est vrai. Mais il était furieux de ne savoir ni où tu étais, ni ce que tu faisais.
— Il n'avait qu'à demander à l'accueil, Wyatt savait que je descendais. D'ailleurs, tu m'as trouvée, ajoute-t-elle après quelques secondes de silence.
— C'est vrai, répète une nouvelle fois Grant avant de poser sa large main au dos recouvert de fins poils noirs sur les fiches que Shiloh examine, la forçant ainsi à s'en détourner. Et si tu me disais ce que tu cherches ?

Elle relève la tête vers lui, soupire, grimace et se laisse aller contre le dossier de sa chaise.

— Tu vas me prendre pour une dingue...
— Ce serait ennuyeux, confirme Grant. Mais maintenant, si tu n'en dis pas plus, j'aurais toujours un doute.
— J'ai entendu parler d'un cas similaire aux attaques qui ont lieu depuis des mois...
— Ça ne sonne pas trop dingue jusque-là.
— Un cas qui remonte à vingt ans.

Le chef fronce les sourcils et il est impossible pour Shiloh de deviner si c'est parce qu'il désapprouve ou qu'il cherche à se rappeler.

— Il y a vingt ans... répète-t-il.

Sa voix, bien qu'il ait parlé doucement, empli la petite pièce encombrée où le ménage n'est fait que trop rarement.

— C'est ce qu'on m'a dit.
— Tu en sais plus.

Ce n'est pas une question et Shiloh se tortille sur son siège, comme une enfant timide interrogée par son professeur.

— Je sais que c'était un adolescent et que l'affaire a été classée sans suite...
— Et ?
— ... que c'était le fils de Stanford et qu'il a tout fait pour qu'on n'en parle plus.
— Shiloh...
— Je sais, je sais, se braque-t-elle. Je dois me tenir éloignée de ce type pour le bien-être de toute la brigade. Mais là, je ne veux pas le déranger, je veux découvrir ce qui est arrivé à son fils.

D'un mouvement brusque et rapide qui surprend l'inspectrice, Dunn se relève et s'éloigne en direction de la porte.

— Grant ?
— Tu ne trouveras rien ici, lâche-t-il, la main sur la poignée. Viens avec moi.


Un instant plus tard, dans son bureau, Grant Dunn baisse les stores et sort de l'armoire métallique fermée à clef qui se trouve derrière son espace de travail une pochette en papier kraft qu'il tend à Shiloh.

— C'est tout ce que tu pourras trouver sur ce dossier. J'étais censé tout détruire, alors hors de question d'en faire des copies. Tu consultes ça ici puis je le rangerai à nouveau.

Devant sa question muette, il continue.

— C'est moi qui aurais dû m'occuper de cette affaire à l'époque, mais elle m'a été retirée presque immédiatement et plus personne n'en a entendu parler par la suite. Alors j'ai continué à fouiller un peu...

Se retournant vers la fenêtre d'où la vue embrasse une bonne partie du centre-ville, il reprend à mi-voix.

— Quand mon chef s'en est rendu compte, j'ai cru qu'il allait me licencier, mais il m'a juste ordonné de détruire tout ce que j'avais amassé sur l'enquête sous ses yeux. Il ignorait que j'avais gardé des doubles. Au fils des ans, j'ai souvent été tenté de jeter ce qui restait de cette époque, mais je n'y suis jamais parvenu. Ç'aurait été comme trahir le jeune inspecteur que j'étais alors.
Quand ces attaques ont repris, j'ai d'abord cru qu'on me demanderait de les étouffer, et je reste persuadé que s'il n'y en avait eu que deux ou trois, c'est ce qui se serait produit, mais cette fois elles ne se sont pas arrêtées toutes seules. On en est à plus de 100, Shiloh, même Stanford ne peut cacher ça.

Il se retourne soudainement et marche jusqu'au bureau où il pose ses deux mains. Shiloh voit dans ses yeux cet air déterminé qu'elle respecte et qui, même, la motive.

— Officiellement, je ne peux rien de plus pour toi, alors ce qui se passe ici en ce moment n'a jamais eu lieu, c'est compris ? J'ai relu ces notes des dizaines, des centaines de fois depuis septembre. Je les ai croisées avec celles que toi et Dustin m'avez remises. J'ai tout essayé, mais je n'en ai rien déduit d'utile. Prouve-moi que j'ai au moins vu juste en décelant un grand potentiel en toi et réussi là où j'ai échoué. Étudie ce vieux dossier maintenant et file.

Ça fait beaucoup de révélations en très peu de temps et, sans rien ajouter, Shiloh s'assied face à son chef et ouvre la pochette. Elle en sort quelques photocopies de coupures de journaux, un compte-rendu de l'interrogatoire du fils Stanford et une poignée de notes. Ce n'est vraiment pas grand-chose, mais son esprit, flatté par les derniers mots de Grant, se persuade qu'il pourra en déduire suffisamment pour arrêter le coupable.

Avant de se mettre au travail, et parce qu'elle sent qu'elle devrait répondre quelque chose après une telle tirade, elle lâche :

— Grant, au sujet des archives, il faudrait vraiment numériser tout ce bordel, on perd un temps fou en recherches quand on a besoin d'une info.

Désormais assis de l'autre côté du bureau, le nez penché sur un dossier remit le soir précédent par un de ses officiers, Dunn marmonne :

— J'y penserai.

Vers midi, ses pensées entièrement tournées vers ce qu'elle vient d'apprendre, Shiloh retrouve Dustin et lui annonce qu'elle compte aller poser des questions à un homme qui semble avoir été la première victime de cette série d'agression, 23 ans plus tôt.

Elle a reçu l'autorisation de Dunn d'aller interroger le fils Stanford pour peu qu'elle ne fasse à aucun moment référence au fait qu'elle sait qu'une enquête a été ouverte à l'époque et qu'elle a pu la consulter en partie.

D'humeur maussade et lui en voulant encore de ne pas avoir été assise à son bureau, le matin même, quand il avait besoin d'elle, Dustin décide de ne pas l'accompagner, arguant la masse de travail l'attendant encore.

C'est donc seule que Shiloh se rend, vers 14 h chez Daniel Stanford, le fils du maire de la petite ville balnéaire. La demeure, une ferme rénovée disposant toujours d'une écurie ou s'affairent trois palefreniers probablement aussi vieux que les pierres de la bâtisse, se trouve à une heure de Tregarta. Surplombant une vallée où s'entassent quelques habitations datant du siècle dernier, elle offre une vue dégagée sur l'océan, et la brise saline qui fouette le visage de l'inspectrice quand elle quitte le confort de sa voiture, est bien plus vive que les doux embruns de Tregarta.

C'est une domestique excessivement jeune qui l'a fait entrer dans un grand salon aux murs couverts de livres à l'air ancien, et c'est cette même jeune fille qui introduit, quelques minutes plus tard, son employeur.

— Vous pouvez disposer, Lucy.

Daniel Stanford est grand et affreusement maigre, ce qui renforce encore l'impression de grandeur extrême qui est la première chose à frapper tous les gens qui le rencontre. Une calvitie précoce allonge son front bombé et les fins cheveux bruns qui recouvrent le haut de son crâne sont coupés si court qu'ils font davantage penser à une barbe naissante qu'à des cheveux.

Habillé élégamment d'un complet bleu nuit coupé sur-mesure, il a pourtant omis de lui assortir des chaussures convenables, puisqu'en lieu et place des mocassins que l'on serait en droit d'attendre, deux pantoufles en velours bordeaux viennent confirmer à l'inspectrice que l'homme ne passe pas ses journées habillé de la sorte, mais ne se change au contraire que quand il reçoit de la visite.

Dans ses yeux vert foncé, Shiloh ne décèle aucune forme d'intérêt pour sa personne, ni d'ailleurs pour quoi que ce soit. Elle se fait la réflexion que l'homme face à elle donne l'impression d'avoir été éteint.

Sans montrer plus d'entrain, il s'assied dans un fauteuil en cuir brun et invite Shiloh, d'une voix morne et traînante, à lui expliquer les raisons de sa venue.

Décidant qu'il est inutile d'y aller par quatre-chemins, la policière se lance.

— Mr Stanford, j'ai entendu dire que vous aviez été agressé à l'âge de 13 ou 14 ans. Les circonstances de cette attaque semblent avoir des points communs avec la vague d'agressions que nous connaissons en ce moment à Tregarta et j'aurais aimé savoir, si ce n'est pas trop dur pour vous, si vous pouviez me raconter ce dont vous vous rappeler de cet incident.

Si l'homme frémit en entendant son propre nom, qu'il associe bien davantage à son père qu'à lui-même, c'est de la panique que Shiloh voit naître dans ses yeux quand elle parle des agressions. Il se relève, dégluti avec difficulté et s'éloigne vers la porte presque en courant.

— Je... je ne sais rien à ce sujet. Excusez-moi.

Bondissant de son propre fauteuil, Shiloh le rattrape avant qu'il n'atteigne la sortie et lui agrippe le bras, le forçant à se retourner vers elle.

— Je suis désolée, s'excuse-t-elle. Je ne voulais pas vous faire revivre des moments difficiles. S'il vous plaît, peut-on se rasseoir ?
— Non, ce n'est pas ça, je... Je suis désolé, mais... non. Mon père... Je dois vraiment vous quitter.

Le regard affolé, l'homme cherche une échappatoire. Son poignet toujours prisonnier de la poigne de Shiloh, il tente sans succès de reculer.

— S'il vous plaît, s'égosille-t-il en se tortillant pour se soustraire à son emprise.

Shiloh ne s'était pas attendue à provoquer une telle panique et, de surprise, elle lâche le bras de l'homme qui en profite pour reculer jusqu'à la porte.

— Mr Stanford, tente-t-elle bien inutilement alors qu'il ouvre la porte et s'engouffre dans le couloir.

— Ouch !

Alors qu'il pensait pouvoir s'échapper, Daniel Stanford percute un homme à la carrure imposante qui s'apprêtait, lui, à entrer dans le salon.

— Albert ?! bafouille l'aristo en reculant de deux pas dans la pièce qu'il souhaitait tant quitter quelques secondes auparavant.
— Un problème, Mr ? s'enquit celui-ci en s'invitant dans le salon.
— Non ! Non, non, non, absolument aucun, ricane-t-il nerveusement. Nous avions terminé et je reconduisais mademoiselle à sa voiture.
— Dans ce cas je vais m'en occuper, Mr.

D'un ton qui ne peut souffrir d'aucune contestation, le garde du corps invite Shiloh à le suivre, et celle-ci croit plus prudent d'obéir. L'homme est aussi grand que son maître, mais doit peser trois fois son poids, le tout en muscles. Et ce dernier a clairement peur de lui. Tout en espérant n'avoir pas mis Daniel Stanford en danger, elle accompagne le gorille jusqu'à la cours où elle a garé sa voiture.

Alors qu'elle ouvre la portière, il pose l'une de ses mains aussi large qu'un battoir dessus.

— Monsieur le maire ne va pas apprécier que vous soyez venue déranger son fils adoré. Je vous conseille de ne plus vous approcher de Mr Stanford, inspectrice.
— C'est une menace ? interroge Shiloh sans ciller.

Le sourire du garde du corps, où brillent deux dents en or, lui fait froid dans le dos, mais elle prend sur elle pour n'en rien montrer.

— Juste un conseil.

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