Où elle fait une drôle de rencontre dans les toilettes ✓

À 14 h 35, Shiloh sort du train sur le quai bondé de Temple Meads à Bristol. Elle a passé les quatre heures du trajet à prendre des notes sur l'enquête et n'a plus qu'une hâte : se mêler aux roadies pour poser mille questions et surtout observer.

Elle attend vingt minutes devant la gare qu'un taxi se libère et se fait conduire à la salle de concert. Elle sait qu'elle devrait d'abord passer par le commissariat pour récupérer la clef de l'appartement mis gracieusement à sa disposition, mais le temps tourne et elle ne veut plus perdre une seconde.
Quand, moins de dix minutes plus tard, le taxi la dépose, elle peste de n'avoir pas occupé au moins une partie de ces quatre heures à analyser la topographie de la ville, car elle serait arrivée bien plus vite à pied si elle n'avait pas attendu. Et ça lui aurait aussi coûté moins cher.

Située dans une ruelle du quartier d'Old Market, la salle ne paie à priori pas de mine. Une façade morne et grise de pollution, quelques affiches annonçant les spectacles au programme ces quinze prochains jours et une porte à côté de laquelle il serait facile de passer.

Malgré ça, plusieurs personnes font déjà la file et Shiloh repère une ouvreuse dans l'entrée, tournant ostensiblement le dos aux quelques fans amassés. Passant devant eux, Shiloh s'approche de la baie vitrée, frappe quelques coups pour attirer l'attention de la fille et y colle son badge dès que celle-ci daigne lui accorder un regard. Sans se presser, elle s'approche en se dandinant, déverrouille la porte et demande d'une voix nasillarde, abandonnant la mastication de son chewing-gum juste quelques instants.

— Oui ? C'est pour quoi ?

Priant pour que la fille ne parte pas le chercher en la laissant en plan derrière la baie vitrée, Shiloh répond.

— Richard Barlow a été mis au courant de ma venue.
— Qui ?
— Richard Barlow. Le manager du groupe qui joue ce soir.

La fille secoue la tête.

— J'écoute pas ce genre de musique, voyez.

Tu peux ne pas écouter, mais avoir une vague idée de ce qui se passe là où tu bosses, abrutie, se retient de répondre Shiloh.

— Un homme grand, cheveux noirs, bien habillé. La cinquantaine. Arrogant, tente-t-elle en dernier recours, ne voyant toujours pas la moindre lueur de compréhension s'allumer dans le regard de l'hôtesse.

— Je vois pas, soupire-t-elle, mâchant plus frénétiquement. Mais bon, c'est un vrai badge, je suppose ?
— Évidemment, répond Shiloh, médusée devant l'attitude de la fille.
— Et vous voulez entrer ?

Elle se fou de moi, c'est pas possible, hallucine-t-elle sans la quitter des yeux, cherchant un signe, quel qu'il soit, qui lui révélerait la supercherie.

— Oui...
— Bon, ben alors suivez-moi.

Moins d'une minute plus tard, Shiloh est introduite dans les coulisses par la fille qui repart aussitôt sans ajouter un mot, l'abandonnant à son sort à deux pas de la scène où s'affaire une petite dizaine de personnes. Qui installant la batterie, qui accordant une guitare, qui se dépêtrant dans un demi-kilomètre de câbles électriques. De toute évidence, l'équipe n'est pas arrivée depuis longtemps et personne ne semble rester à se tourner les pouces dans un coin.

L'inspectrice observe tout ce petit monde s'activer quand la porte dans son dos s'ouvre à la volée et qu'un homme poussant un chariot remplit de caisses noires et métallisées fait son entrée.

— Attention devant, prévient-il alors que la hauteur de son chargement est telle qu'il ne peut tout simplement pas voir qu'il fonce droit sur Shiloh.

Celle-ci s'écarte de deux pas, mais le couloir est trop étroit pour lui permettre de le laisser passer, alors elle recule presque jusqu'à la scène, cherchant désespérément un recoin où se caler le temps de le laisser manœuvrer. Elle sent qu'elle va débouler là-bas de la manière la plus grotesque qui soit, pourchassée par un chariot rempli de caisses de matériel, quand, sur sa gauche, elle voit le verrou de la porte des toilettes passer du rouge au vert.

Elle avait repéré la porte immédiatement, mais le voyant rouge sous la poignée l'avait poussée à ne pas attendre d'échappatoire de ce côté. En le voyant basculer, elle décide pourtant de saisir sa chance. Certes, elle s'apprête à faire connaissance de façon un peu particulière avec, au choix, un membre du staff ou du personnel de la salle, mais ça vaut toujours mieux que d'arriver au pas de course et poursuivie par un tas de caisses à la con au milieu des gens qu'elle a décidé d'observer de façon discrète.

Elle agrippe la clinche, pousse la porte, sent une résistance de l'autre côté, due plus que probablement au corps de la personne qui souhaite sortir de là, et se retrouve à devoir lutter avec la porte avant de pouvoir se précipiter dans la minuscule pièce où résonne encore le bruit de la chasse d'eau tout juste tirée.

Dans son empressement, Shiloh se heurte à l'occupant et a juste le temps de voir la lumière du couloir disparaître quand le chariot obstrue l'ouverture au moment où elle se retourne pour le voir passer.

— Désolée. Cas de force majeure.

Toujours tournée à moitié vers la porte, les mains sur le torse d'un homme un peu plus grand qu'elle, elle entend une voix crier dans le couloir et voit l'engin s'arrêter devant la porte.

— Oh ! Dave. Attends.
— Quoi ?

Les voix se mêlent en un brouhaha incompréhensible et celle du pousseur de chariot, très certainement le dénommé Dave, baisse soudain de plusieurs tons alors qu'il s'éloigne avec l'homme qui vient de le héler.

Les larges mains qui se posent à ce moment sur ses épaules font sursauter Shiloh, et elle se rend compte qu'elle à toujours ses mains à elle sur le torse de l'inconnu. Elle s'empresse de les en retirer et recule d'un pas alors qu'elle tourne le visage dans sa direction.

— Encore vous ? s'étonne l'homme avec un rictus en découvrant son visage.
— Jared ? Je veux dire, Mr Abberline ?
— Inspectrice Delauney, minaude-t-il. Appelez-moi Jed, voyons.
— Dans ce cas appelez-moi Shiloh, répond-elle par automatisme avant de se rendre compte que c'est tout sauf une bonne idée. Mais pas devant mes collègues. Ou devant des suspects, enfin, je veux dire...

Plus elle parle et plus elle s'enfonce. La voix de la raison dans sa tête lui hurle de la fermer une bonne fois pour toutes, au risque de faire encore plus de dégâts. Elle fronce les sourcils.

— Non, en fait c'est sûrement une mauvaise idée. Restons-en aux formules de politesse de base.

Elle se retourne alors et pousse de tout son poids sur le chariot qui dérive jusqu'au mur opposé, ouvrant une mince échappatoire où l'inspectrice se faufile en longeant le mur.

En quittant l'espace réduit entre le mur et les caisses, elle se retourne, s'attendant à ne pas avoir été suivie au vu de la difficulté qu'elle a eu à s'y glisser, mais a la surprise de voir Jared, le ventre plus rentré que jamais, s'en extraire à son tour.

— Bien. Tu veux interroger le staff ou d'abord les observer ?
Prise au dépourvu, Shiloh met plusieurs secondes à répondre, les cils papillonnant, la bouche en cœur.
— Quoi ?

Jed hausse les épaules et glisse les mains dans les poches de son jean. En accompagnant le mouvement du regard, Shiloh remarque qu'il est en chaussettes et que la gauche est trouée au niveau du gros orteil. Elle a déjà vu des centaines, peut-être les milliers de photos de lui, mais pour la première fois, elle se rend compte que le style débraillé qu'il adopte en interviews est probablement le même que celui qui le défini dans sa vie de tous les jours. Une seconde durant, elle se demande quel genre de fan superficielle elle a été toutes ces années pour ne jamais le remarquer, mais il enchaîne déjà.

— Tu es là pour l'enquête, non ? Elijah savait que tu reviendrais, et il-
— Jed ? Tu pourrais venir deux minutes ?

Une jeune femme, une guitare à la main, vient de faire irruption dans le couloir et Jared s'interrompt pour lui répondre. Reportant son attention sur Shiloh, il s'excuse.

— Désolé, on a peu de temps pour tout préparer avant ce soir, je dois y aller. N'hésite pas à faire un tour de la salle, elle est beaucoup plus belle de l'intérieur que de l'extérieur. Il a déjà fait quelques pas quand il se retourne vivement. J'y pense, tu circuleras plus facilement avec un badge invité. Je vais envoyer quelqu'un t'en chercher un, reste du côté de la scène, on va te l'apporter.

Tout a été trop vite et Shiloh ne sait au final toujours pas ce qu'Elijah a dit au sujet de sa venue. Alors qu'elle glisse une nouvelle fois entre le mur et le chariot pour se rapprocher de la scène, elle réalise que le chanteur l'a tutoyée. Il a, de toute évidence, décidé de ne pas tenir compte de sa dernière phrase.

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