Chapitre 6 - Où elle prend le thé dans un manoir chic ✓
Au matin, Shiloh se lève avec un peu moins de facilité qu'à l'accoutumée. Il est tôt. Très tôt. Et elle a été dormir tard. Très tard. Mais ça fait trois jours qu'elle n'a pas fait de sport au réveil et sa petite course de la veille a été si brève qu'elle n'en tient même pas compte. Elle s'habille donc en conséquence, passe à la salle de bain pour le pipi du matin, découvre qu'elle n'a pas pensé à vider la baignoire le soir précédant et hésite à le faire à l'instant. Un bain chaud, était une mauvaise idée, mais un froid ? Après avoir trempé sa main dans l'eau glacée, cela dit, elle décide que ce serait une idée au moins aussi mauvaise et elle retire le bouchon, laissant l'eau s'écouler lentement par le siphon.
À 9 h, elle est au poste et en sortant du bureau de Dunn, à qui elle vient de faire son rapport, elle tombe sur Dustin. Ça ne fait que quatre jours qu'elle ne l'a pas vu, mais il s'est passé tellement de choses dans sa vie en si peu de temps qu'elle a l'impression que ça fait des semaines.
Elle aimerait dire qu'elle regrette de ne plus travailler avec lui, mais la vérité, c'est qu'elle adore sa situation actuelle. Dustin est mou et pas très motivé, il n'aurait fait que la ralentir. Malgré tout, ils sont encore collègues et il est le seul, avec Wyatt, à la saluer systématiquement quand il la voit. Bien qu'il ait été celui qui se soit le plus approché de son enquête, il semble aussi être l'un des seuls à ne pas la jalouser pour l'avoir obtenue si facilement.
— Hey, Dustin ! Et tes agressions, du nouveau ?
— M'en parle pas, soupire-t-il. Impossible de mettre la main sur qui que ce soit. Personne n'a rien vu, rien entendu. Les victimes n'ont rien en commun et aucune d'elle n'a pu décrire l'agresseur. Sans compter qu'il y a eu un nouveau cas cette nuit. Encore dans un nouvel endroit. Ça en fait sept, et on n'a aucun indice.
L'épais officier est dépité et Shiloh ne peut s'empêcher de se demander s'il était vraiment judicieux de le mettre sur cette enquête. Au lieu de lui faire part de ses doutes, elle l'encourage, pourtant.
— Tu vas finir par faire le rapprochement. Il doit bien y avoir quelque chose. Hmm, je ne sais pas... Peut-être qu'ils fréquentent la même boite, qu'ils doivent de l'argent à la même petite frappe ou...
— Tu ne crois pas que j'ai commencé par vérifier ce genre de choses ? réplique-t-il agacé.
Shiloh recule, les mains écartées devant elle.
— OK, OK. Je proposais, juste. Pas la peine de t'énerver.
Elle sait pourtant qu'elle l'aurait mal pris, elle aussi, et elle regrette aussitôt son arrogance. Elle n'est pas dans une position où se mettre à dos ses rares amis soit la plus haute des nécessités.
Une heure et demie plus tard, elle se gare devant une propriété gigantesque en périphérie de Londres. Le manoir Barlow en impose de par sa taille et la profusion de luxe qui gerbe de chaque fenêtre, chaque colonne, chaque arbuste ridiculement taillé au millimètre.
Elle s'annonce à l'interphone et la grande grille noire s'écarte automatiquement pour la laisser entrer. Immédiatement, elle regrette d'avoir garé sa voiture à l'extérieur du domaine. Elle va mettre au moins 15 minutes pour arriver à la porte de l'imposante bâtisse. Elle peste sur ces bourgeois qui peuvent se permettre des luxes à ce point inimaginables pour le commun des mortels, quand un léger ronronnement de moteur se fait entendre dans son dos.
Une voiturette de golf s'extrait de la pelouse impeccablement tondue et commence à remonter l'allée dans sa direction. L'homme à son bord a le teint hâlé de ceux qui travaillent en extérieur, porte une salopette et Shiloh voit des bêches et râteaux sortir d'un bac qu'il transporte à l'arrière du petit véhicule. Le jardinier, parce qu'il ne peut s'agir que du jardinier, s'arrête à son niveau, un sourire immense d'homme-enfant enchantant ses traits.
— Vous allez au manoir ?
Pas du tout, je viens pour ma partie de bridge sur poney, est-elle tentée de lui répondre. Mais, nullement désireuse de marcher jusqu'au manoir, elle se contente d'un oui poli.
— Alors montez, je vous emmène.
Bon, elle a bien fait de rester gentille, ça lui économise 10 minutes de trajet. Et le jardinier, vraie pipelette, lui apprend que Barlow n'est pas à la maison aujourd'hui, comme bien souvent d'ailleurs, mais que Madame et Jarvis, leur fils, son bien là.
C'est parfaitement ce que j'espérais se réjouit Shiloh en ne répondant que d'un sourire alors que l'homme repart dans un nouveau monologue.
Le trajet est effectué en un rien de temps, et à peine a-t-elle posé le pied sur la première des innombrables marches qui mènent à la porte d'entrée, que Shiloh voit celle-ci s'ouvrir et une femme élégante apparaître dans l'encadrement. Elle s'avance à sa rencontre alors que Shiloh se dépêche de monter jusqu'à elle.
— Inspectrice Delauney, je suppose.
— Vous supposez bien. Mrs Barlow ?
La femme approuve d'un hochement de tête distingué. Elle est habillée d'un tailleur lie-de-vin à la coupe impeccable, d'escarpins à talons vertigineux et porte dans ses cheveux auburn probablement teints et cascadant en boucles maîtrisées jusqu'au bas de son dos, une fleur en argent sertie de plusieurs pierres précieuses assortie à sa tenue. Âgée de 44 ans, elle en parait facilement 5 de moins.
— Rentrons, propose-t-elle. Un goûter nous attend dans le salon.
En guise de goûter, c'est un assortiment de scones, canapés et pâtisseries anglaises qui les attend sur une table basse où sont disposées deux petites assiettes rose pâle accompagnées de leurs petites fourchettes ainsi qu'une théière assortie et ses deux tasses et sous-tasses.
— Asseyez-vous, inspectrice, je vous en prie.
Shiloh a un regard paniqué pour la causeuse époque XIX que lui désigne la maîtresse de maison. Elle, qui habite dans un tout IKEA, a un peu de mal à se mouvoir dans cette pièce toute en tapisseries et en mobilier hors de prix.
— S'il vous plaît, insiste la femme déjà installée face à elle dans un fauteuil du même style. Nous serons plus à notre aise pour discuter.
Shiloh obtempère et se sent obligée d'accepter quelques gâteaux et une tasse de thé avant d'aborder le sujet de sa venue.
— Mrs Barlow, j'ai une question d'ordre privé à vous poser...
— Vous voulez savoir si je suis au courant pour l'aventure qu'a eu mon mari avec cette petite salope qui a été assassinée ?
— Euh, Oui.
Ce qui choque Shiloh est moins le fait que la femme sache pour la maîtresse, que d'entendre une telle lady la qualifier de salope sans rougir, avec même une haine viscérale dans la voix.
Celle-ci soupire et aspire une longue gorgée de thé avant de reposer sa tasse dans la soucoupe et de reprendre, les yeux fixés sur Shiloh.
— J'avais des doutes depuis plusieurs mois. Vous savez, avec ses activités, mon mari est souvent absent, j'y suis habituée. Mais là, il y avait quelque chose de différent. Il s'absentait plusieurs jours même lorsqu'il n'y avait pas de concert de prévu, il s'est acheté de nouveaux costumes, une nouvelle eau de toilette. Et puis, il y avait quelque chose dans son regard quand il me parlait... Les femmes sentent ce genre de chose, n'est-ce pas ?
— Je suppose, oui, approuve Shiloh, alors qu'elle ne voit pas vraiment de quoi elle parle.
— Alors, il y a deux mois, j'ai envoyé mon fils...
— Votre fils ?
— Notre fils, à Richard et moi, Jarvis. Il s'intéresse à la photo, il est doué, vous savez. Je savais qu'il ferait de l'aussi bon travail qu'un détective privé. Peut-être même meilleur. Il a fureté quelques jours, l'a accompagné sur des concerts, tellement discrètement que mon mari a fini par l'oublier. Quand il l'a vu s'éclipser seul en loge, il l'a suivi. Très vite, cette fille est venue le rejoindre et il les a surpris en plein acte.
Pour la première fois depuis qu'elle a commencé son récit, Dina Barlow semble gênée. Shiloh surprend les tremblements dans ses mains qui font tinter la tasse dans sa soucoupe avant que la femme ne les repose sur la table basse.
En se redressant bien droite dans son siège, elle inspire profondément et reprend.
— Je regrette profondément que mon fils ait dû assister à... ce spectacle, inspectrice Delauney. Je pensais qu'il capturerait un baiser, tout au plus, mais pas ce, ces... obscénités. Il n'a pas eu l'air perturbé après cela. Il est très fort mentalement, vous savez. Mais je crains que ça n'ait tout de même des répercussions plus tard, dans sa vie... d'adulte.
— Qu'avez-vous fait après ça, Mrs Barlow ?
La femme plonge ses yeux pâles dans ceux, plus foncés, de Shiloh. L'inspectrice y lit une grande détermination, une haine farouche, et peut-être un peu de nostalgie.
— J'ai pensé le quitter.
— Ça me parait logique.
Dina Barlow approuve en silence et se sert une nouvelle part de cake. Elle fait le geste d'en ajouter une dans l'assiette de Shiloh également, mais celle-ci refuse d'un geste de la main.
— Apparemment vous avez changé d'avis, relance-t-elle en voyant que son interlocutrice ne reprend pas la parole.
— En effet. Il faut que vous compreniez, inspectrice Delauney, que tout ce que vous avez vu depuis que vous êtes entrée sur le domaine, appartient à mon mari. Depuis notre mariage, plus rien n'a jamais été à moi. Si nous divorcions, je me retrouverais sans rien. À la rue. J'aime la vie que je mène, inspectrice. J'adore ma maison, je n'ai plus besoin de perdre mon temps dans un travail abrutissant, je peux partager tout mon temps entre mes loisirs et les actions humanitaires que je soutiens. Je gère le domaine et j'enrichis notre collection d'œuvres d'art en permanence. Oh, je sais ce que vous pensez, vous trouvez que ça fait un peu trop famille d'aristocrates de la fin du XIX, qu'aujourd'hui les femmes se doivent de travailler autant que leur mari pour être considérées. Mais ça m'est égal, car j'aime la vie que je mène.
— Je ne me permettrais pas de juger, Mrs Barlow. Mais-
— Je n'avais pas fini, l'interrompt-elle d'un ton sec et cassant.
— Oh. Alors, continuez.
D'un élégant hochement de tête, elle la remercie et reprend sa tirade où elle l'a laissée.
— Pour toutes ces raisons, et bien que je me sentais trahie au plus profond de mon être, j'ai décidé de ne pas le mettre au courant de ma découverte. J'ai fait certifier les photos par mon avocat, me mettant à l'abri de représailles ou d'un divorce qui ne me serait pas avantageux. Ensuite, je me suis trouvée, moi aussi, un amant.
— Vous .. ?
— N'ayez pas l'air si choquée, ce n'est pas moi qui ai commencé.
— Bien sûr. Euh... Prise d'une inspiration, Shiloh se penche par-dessus la table basse et continue à voix basse. Le jardinier souriant ?
— Je vous en prie, s'emporte Dina Barlow dans un mouvement par trop théâtral, relevant son bras droit pour le poser sur son front un bref instant. Ce serait d'un cliché. Non, bien sûr que non. Mon professeur de tennis, ajoute-t-elle avec un sourire en coin à l'attention de Shiloh.
Voilà qui est bien plus original, en effet, s'avise celle-ci en se renfonçant dans son canapé. Puis, reprenant son sérieux, elle revient au sujet qui l'intéresse finalement bien plus.
— Mrs Barlow, avez-vous des copies de ces photos ?
— Évidemment, répond la femme qui l'observe un instant de ses petits yeux perçants avant de se lever.
Elle s'approche d'un meuble antique et sort d'un tiroir une enveloppe en papier kraft qu'elle pose sur la table, face à Shiloh. Celle-ci fait un mouvement de la main pour le prendre puis interroge Dina Barlow du regard. Comme la femme acquiesce d'un signe de tête imperceptible, elle s'en empare et sort une dizaine de photos de l'enveloppe. Cette fois-ci, il n'y a pas l'ombre d'un doute, l'homme présent est bien Richard Barlow. Quant à la fille blonde qui se trémousse sur ses genoux et qui l'embrasse, il est impossible qu'il ne s'agisse pas de Victoria Evans.
— Je peux les emporter ?
— Bien sûr. Je les ai préparées pour vous.
— Bien. Merci.
Shiloh range les photos dans l'enveloppe et la pose à côté d'elle, sur la causeuse, avant d'ajouter, très sérieusement.
— Au vu des événements et de ce que vous venez de me rapporter, vous comprendrez que je dois vous demander où vous vous trouviez le 23 août entre 21 et 22 h.
— J'étais ici, tout simplement.
— Quelqu'un pourra le certifier ?
— Mon amant.
Évidemment, songe-t-elle, l'excuse parfaite.
Après avoir pris les coordonnées de l'amant, Shiloh demande à voir le fils, et c'est un adolescent d'une quinzaine d'années, grand et maigre, qui lui est présenté. Trop bien habillé pour son âge, le garçon donne l'impression de répéter un rôle pour une pièce. Ses mots sont choisis avec minutie, et Shiloh comprend vite qu'il ne lui fait pas confiance. En même temps, peut-elle lui en vouloir pour ça, alors qu'elle-même essaie de le coincer avec ses questions ?
— Tu as dû être furieux quand tu as surpris ton père et cette fille.
— Qui ne l'aurait pas été ?
— C'est juste. Tu en as voulu à ton père ?
— Oui.
— Et à la fille ?
Il marque un temps d'arrêt, semblant réfléchir posément à la question pour la première fois de leur entretien.
— Au début, oui.
— Seulement au début ?
— Hmmhm.
— Réponds avec des mots, Jarvis, le reprend sa mère, assise à ses côtés. Ce sont les animaux qui font ce genre de bruits.
Il se redresse sur son siège, comme s'il avait encaissé une gifle et reprend, soudain plus volubile.
— Au départ, je lui en ai voulu de torpiller ainsi notre vie de famille, mais ça n'a duré que quelques jours. Après, j'ai réfléchi et je me suis rendu compte que même avant qu'elle arrive, mon père n'était jamais à la maison. Ce n'est pas elle qui a détruit notre unité, elle n'a tout simplement jamais existé. Cette fille était probablement manipulée par lui, comme nous le sommes tous dans cette maison.
Dina n'est visiblement pas surprise. Elle pose une main sur l'épaule de son fils, comme pour le soutenir, et n'ajoute rien.
Après avoir pris note des informations glanées dans la discussion, Shiloh décide de terminer son interrogatoire, ne voyant pas ce que le fils Barlow peut lui apporter de plus.
— Je vais devoir te poser la même question que je pose à toutes les personnes que j'interroge, Jarvis. Où étais-tu vendredi 23 août entre 21 et 22 h ?
— Avec des amis. On a passé la soirée sur la plage à Tregarta.
— Ils pourront le confirmer ?
— Oui.
Alors que Shiloh descend les marches de l'entrée avec, dans son carnet, les noms et adresses des amis de Jarvis et, dans la main, l'enveloppe contenant les photos du couple illégitime, Jarvis, qui l'a accompagnée jusque-là avec sa mère, la retient.
— Vous savez, inspectrice, si j'avais dû tuer quelqu'un, ça n'aurait pas été cette pauvre fille. Ça aurait été mon père.
— Jarvis, voyons !
Mais cette fois, il n'écoute pas sa mère, se retourne et rentre dans la maison en courant.
— Ne vous en faites pas, la rassure Shiloh, si ses amis confirment son alibi, il n'y aura pas de problème. Il a le droit d'être en colère.
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