Chapitre 25 - Où il a l'art de couper les cheveux en quatre ✓
Ils sont là depuis trois jours, enfermés dans les sous-sols de l'usine désaffectée et, déjà, leurs repères temporels ont commencé à se brouiller. Petit-déjeuner à 14 h, nuit de cinq heures, cycles éveil-sommeil complètement détraqué.
C'est assez effrayant de découvrir à quelle vitesse le corps humain oublie certaines choses que l'on pense acquises de longues date, à cause du manque de soleil. Même cette pièce éclatante, où ils passent le plus clair de leur temps, n'est pas parvenue à imiter les effets de l'astre doré.
Cela fait un moment qu'ils n'ont plus eu de nouvelles de l'extérieur, et tout en vérifiant que son téléphone capte bien, ce qui n'est le cas que quelques heures par jours, bien qu'il ne parvienne pas à comprendre pourquoi, Elijah garde un œil sur la cage dans laquelle Aaron dort, roulé en boule sur le matelas gonflable qui lui a été fourni.
L'adolescent a beaucoup crié les premiers temps, cris qui se sont transformés en sanglots après avoir vu sa mère attachée, incapable de lui venir en aide. Or, depuis plusieurs heures, il semble être entré dans une nouvelle phase que l'on pourrait qualifier d'ère du mutisme.
Il passe le plus clair de son temps couché, sans émettre un seul son. Il ne regarde pas du côté de la fenêtre, n'essaye plus d'entrer en contact avec les garçons quand ceux-ci lui apportent à manger ou à boire.
Elijah culpabilise de lui faire endurer cela, ce n'est qu'un gamin et il ne devrait pas avoir à vivre des choses aussi dures. Inlassablement, l'image de ses propres enfants se superpose à celle de l'adolescent et la nausée lui étreint la gorge.
Mais quelles autres solutions y a-t-il ? D'après la chasseuse qui est venue leur apporter des provisions, s'ils ne parviennent pas à sevrer le gosse, il sera impossible de lui rendre sa liberté, son addiction au sang humain le rendant trop dangereux.
Soupirant, il se laisse tomber sur le lit de camp qu'ils ont installé au fond de la pièce, et attrape sa guitare. Les choses se sont enchaînées trop vite après la capture de l'adolescent et lui et Jed n'ont pu emmener que cette seule guitare avec eux.
Au départ, ça ne l'a pas dérangé plus que ça. Les conditions n'étaient pas idéales pour lui donner envie de composer et il doutait même d'en avoir le temps.
Seulement, après trois jours à ne rien faire, l'enfant ayant arrêté de se démener contre les barreaux et ne requérant plus une surveillance constante, Elijah s'ennuie.
Tout comme Jed, il a arpenté le sous-sol, fouillé des malles et des armoires, déniché un jeu de cartes et deux plateaux d'Échecs sans pièces, feuilleté les quelques livres abandonnés par les précédents squatteurs, mais au bout d'un temps l'excitation de la découverte a laissé place à la lassitude.
Peut-être s'ennuierait-il moins s'il pouvait explorer les pièces en compagnie de Jared, mais préférant ne pas laisser Aaron seul trop longtemps, la possibilité de partir à l'aventure tous les deux s'est vite retrouvée compromise.
À défaut de pouvoir jouer ensemble, faute d'un second instrument, il aimerait au moins écrire ou composer, mais l'inspiration semble le fuir dès qu'il s'empare de sa guitare.
Quelques accords sans grand intérêt plus tard, il la repose donc contre le mur et s'allonge sur le lit d'appoint. Ou peu donc bien encore être passé Jared ?
**
Seul avec Elijah, coupés du monde pour une durée indéterminée, avec juste le gamin à surveiller.
Jed se rend compte qu'en d'autres circonstances, il savourerait chaque instant de cet épisode hors du temps et un peu particulier.
Or, depuis qu'ils sont arrivés, il n'a eu de cesse de partir à l'aventure dans le dédale de couloirs dont le sous-sol est composé. C'est lui qui a ramené le lit de camp, la cafetière et la glacière qui décorent désormais la pièce blanche. Lui, qui passe le plus de temps dans la salle de sport, à pédaler pour charger les générateurs. Et ce, alors qu'il n'a jamais été un grand fan de sport.
L'exploration ne l'amuse pas plus que ça, ce qui serait différent si Elijah l'accompagnait, mais il a, jusqu'à présent, préféré rester loin de lui car il craint le moment où l'un d'eux abordera la question qui tourne encore et encore dans son crâne : Elijah et Shiloh sont-ils en couple ?
Cela dit, l'éviter de la sorte est puéril et ne lui apporte aucune satisfaction, si bien que dans un soupir, il se promet d'arrêter de fuir. Bientôt. Très bientôt.
Il termine juste ce qu'il a entamé il y au moins un quart d'heure, c'est-à-dire déplacer un monticule de caisses pleines essentiellement de poussière, mais aussi de petit matériel de bricolage, de devant une porte, et il retourne voir Elijah.
Sauf si ce qu'il trouve de l'autre côté est un nouvel enchevêtrement de couloirs encore inexplorés. Qui sait ce qu'il pourrait y trouver ? Ce serait quand même dommage de passer à côté d'une découverte susceptible de changer leurs vies à tout jamais.
Poussant enfin le battant de la porte, il soupire, déçu, en découvrant qu'il ne s'agit que d'une salle de bain semblable en tout point au trois autres découvertes au cours de ses précédentes excursions. À croire que les premiers habitants espéraient accueillir de grands groupes de chasseurs entre ces murs. Ou que l'ancienne usine faisait aussi bain public.
Pas pressé de respecter sa promesse, il entre pourtant dans la petite pièce et se met à ouvrir les tiroirs d'une petite commode à la peinture écaillée. Conscient du fait qu'il tente maladroitement de gagner du temps avant d'affronter ce qui lui fait peur, mais cherchant sans s'en rendre compte une raison de se rapprocher d'Elijah.
Dix minutes plus tard, quand il entre dans la pièce blanche, Jed brandit dans son poing un carton noir à moitié défoncé.
— Ça te dit toujours ? demande-t-il en lançant la petite boite entre les mains d'Elijah.
Celui-ci grimace en comprenant de quoi il s'agit et se passe une main à l'arrière du crâne, là où ses cheveux ont été rasés.
— Je suppose que ce serait mieux...
Un instant après, il est assis au milieu de la pièce, Jared debout dans son dos, une tondeuse électrique à la main.
— Vas-y.
— T'es sûr ?
Elijah hoche la tête d'un air qu'il veut convaincu.
— Je peux pas rester avec un trou pareil. Et puis ça repoussera.
— J'ai mal au cœur. C'est comme si j'arrachais une partie de toi...
Mais c'est lui qui l'a ramenée, a envie de se plaindre Elijah. C'est lui qui est revenu tout sourire de sa petite balade avec la tondeuse, et maintenant, c'est moi qui dois l'encourager ?
Il ouvre la bouche pour protester quand les doigts de Jed écartent ses cheveux et viennent lui caresser le crâne. Frissonnant, il penche la tête dans leur direction, ferme les yeux un instant.
Ils se sont à peine parlé depuis qu'ils sont enfermés ici, à peine touchés, comme si Jed lui en voulait pour une raison inconnue, et ce contact l'électrise.
Sur sa droite, l'homme distingue le bruit que fait la tondeuse quand elle est déposée sur la table en bois et il n'est pas surpris quand la seconde main de Jed se pose sur sa nuque et glisse à son tour dans sa chevelure.
Comme s'il leur disait adieu, Jed caresse ses cheveux avec une tendresse non feinte. Penchant la tête en arrière, Elijah capte son regard et la tristesse qu'il y lit lui fait un coup au cœur.
— Ce ne sont que des cheveux, sourit-il alors que la main de Jared glisse jusqu'à son menton. Ils repousseront.
— Tu as l'air de le penser.
— Parce que c'est le cas.
Et c'est vrai, il le pense. Sa coiffure n'a aucune importance, du moment que Jed cesse d'afficher cet air de chien battu. Il en est lui-même surpris.
Un sourire en coin furtif se dessine sur les lèvres de Jed alors que ses doigts s'attardent sur celles d'Elijah. Sourire qu'il fait disparaître aussitôt en remontant sa main le long de sa joue.
Un mélange de crainte et de curiosité s'empare de lui quand il sent la vieille tondeuse vibrer entre ses doigts. Au fils des ans, il lui est souvent arrivé d'imaginer faire toutes sortes de choses avec Elijah, mais celle-là, étrangement, ne s'est jamais retrouvée au programme de ses rêveries éveillées.
Alors que les longues mèches brunes parsèment le sol tout autour d'eux, Jared passe une dernière fois sa main sur le crâne de son ami. Il en reconnaît la forme pour l'avoir agrippé plus souvent qu'à son tour, pour rapprocher leurs deux corps sur certaines chansons, par exemple, mais la sensation de ces tous petits cheveux, à peine plus longs que des poils de barbe de trois jours, est, elle, tout à fait nouvelle. Et quoique pas déplaisante, son côté inhabituel est suffisant pour que l'homme en soit déstabilisé.
— T'as fini ?
— Humum
Pivotant sur sa chaise, Elijah se retourne pour lui faire face et lève ses beaux yeux bleus dans sa direction.
Certes, ils ne lui font pas autant d'effet qu'à Shiloh, mais dire qu'ils ne lui en font aucun serait mentir. Ces yeux, il les connaît par cœur, mais plantés au milieu de ce visage qu'il découvre pour la première fois dégagé de toute mèche laissée volontairement rebelle, un visage soudain plus viril, plus dur, il les trouve envoûtants,
— Alors ? Ça donne quoi ?
La main toujours posée sur son crâne, Jed hausse imperceptiblement les sourcils, incapable d'exprimer ce qu'il ressent.
— C'est bizarre.
— À ce point-là ?
— Mais tu restes le plus beau.
C'était censé être une boutade, pourtant Jed est surpris quand Elijah se met à rire.
— Je le pense, se défend-il, incertain, ne comprenant pas pourquoi il se justifie alors qu'il devrait être rassuré de cette réaction. C'est bizarre, mais pas dans le mauvais sens, seulement...
— Non, non, c'est pas ça, l'interrompt-il, juste une impression de... déjà-vu.
Après avoir balayé les cheveux et rangé la tondeuse, les garçons s'installent autour de la table avec une bouteille de vin trouvée deux jours plus tôt et commencent leur repas composé de cassoulet en boite, baguette pré-cuite et houmous. Ce qui reste de plus festif dans leurs maigres réserves.
— Tu as vu quel jour on est ?
Elijah approuve d'un hochement de tête.
— On était censés passer cette soirée avec Shiloh. Olga sera furieuse, on avait réservé une table qui a du rester vide.
— On se rattrapera, sourit Elijah. Il y aura d'autres occasions.
Et Jed ignore s'il parle de la réservation ou de l'inspectrice.
— Il s'est passé beaucoup de choses en une semaine.
— C'est vrai... Tiens, regarde, ajoute-t-il en lui tendant son téléphone alors que son sourire s'éteint.
Sur l'écran, Jed découvre un mail reçu le jour même provenant de Maître Barbieri, l'avocat avec qui Elijah à collaboré pour le faire sortir de prison. Seulement, le mail n'a rien à voir avec cette histoire, son nom ayant été depuis longtemps blanchi.
— Qu'est-ce que tu vas faire ?
— Que veux-tu que je fasse ? Si elle veut divorcer, je ne peux pas m'y opposer. De toutes façons, ça nous pendait au nez.
— Non, je veux dire... à propos de Shiloh.
Voilà, ça y est, il a mis les pieds dans le plat. Enfin, il va savoir.
Dans le mail que vient de lui faire lire Elijah, l'avocat lui annonce que Swann a entamé une procédure de divorce et que son avocat à elle a contacté Barbieri pour qu'il en informe son client.
Celui-ci lui conseille d'éviter de se faire voir en compagnie d'une autre femme pendant quelques semaines, persuadé que son collègue va chercher à prouver qu'Elijah a une aventure, ce qui mettrait Swann en position de force pour demander un max de dédommagements.
— Qu'est-ce que Shiloh vient faire là-dedans ?
Pris d'un doute, Jed se sent soudainement stupide. Ce serait-il monté le bourrichon tout seul, au même titre que Swann ?
— Ben, c'est ta... ta maîtresse...
— Ma... Mais non, enfin !
— Tu ne l'aimes pas ?
— Quoi ? Je... si, bien sûr, mais... Comment ça, « aimer » ?
Ça devient surréaliste et Jed se sent à la fois de plus en plus idiot, et de moins en moins inquiet quant à la nature de cette relation.
— Tu es amoureux d'elle. Vous êtes ensemble. Non ?
À l'air stupéfait d'Elijah, Jed sait qu'il s'est trompé et cette découverte lui donne envie de le serrer dans ses bras et de se mettre à danser.
Ils ne sortent pas ensemble.
Il n'est pas amoureux d'elle.
C'est inespéré.
— Mais pas du tout ! Qu'est-ce qui a pu te faire croire une chose pareille ?
— Ben, tu habites chez elle, et puis...
En quelques phrases, et en omettant la défonce qui en a découlé, il raconte la discussion qu'il a surprise dans le restaurant quelques jours plus tôt. Elijah l'écoute avec attention, mais ne semble ni étonné, ni attristé.
— Tu vas clarifier les choses avec elle ? demande-t-il une fois le récit terminé.
— Je ne crois pas. Ça fait longtemps qu'on aurait dû mettre un terme à tout ça. On ne s'aime plus. On s'engueule tout le temps. Je... ne suis pas sûr qu'on se soit jamais aimé, en fait.
— Mais alors, pourquoi ... ?
Elijah hausse les épaules, résigné, en détournant le regard.
— C'était... ce qu'il fallait faire à ce moment-là.
— Tu ne vas pas pouvoir rester chez Shiloh, reprend Jared un peu plus tard, alors qu'Elijah referme la porte blindée après avoir apporté son repas à Aaron. Si on en profitait pour s'enfermer quelque part et terminer l'album.
La dernière chose dont il ait envie à cet instant est bien de s'enfermer quelque part, le sous-sol commençant à lui sortir par les yeux, mais comprendre ainsi la proposition serait faire preuve de mauvaise foi et blesserait Jed, alors Elijah approuve à demi-mot.
— Pourquoi pas. Je crois que j'ai besoin de changer d'air.
Peu de temps après, la sonnerie du téléphone retentit et les garçons apprennent, de la bouche d'une inspectrice épuisée, que la vampire a été neutralisée et que tout le monde s'en est sorti, si pas en bon état, au moins vivant.
Ils vont bientôt pouvoir sortir d'ici. Et déménager.
— Shiloh, l'interpelle Elijah alors qu'elle va raccrocher. Je sais que c'est un peu tôt, mais... Bonne année.
— Quel étrange réveillon, commente Jared en lui tendant la main au moment de raccrocher. Envie de danser ?
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