Chapitre 20 - Où elle se cache dans son ombre ✓
Marchant à pas de loup dans la prairie qui longe le pub, Shiloh se sent stupide. Contre son flanc, elle sent le pieu qu'elle a sorti de sous le siège passager et calé dans sa ceinture, lui compresser les côtes.
Je suis bonne à enfermer, grommelle-t-elle en silence alors que le vent souffle à ses oreilles.
Craignant le bruit que cela allait faire, elle n'a pas verrouillé la voiture, elle n'en a même pas claqué la portière. Si elle se la fait voler ou vandaliser, elle sera la risée du commissariat.
Après avoir croisé Carmen, ou celle qu'elle soupçonne être Carmen, dans l'entrée du Velvet, Shiloh est montée dans sa voiture, a fait le tour du bâtiment et s'est garée à l'arrière du pub. Ainsi cachée dans l'ombre de l'établissement, elle n'était visible ni du parking ni de la rue, mais avait une vue dégagée sur les voitures entrant et sortant du parking ainsi que sur les piétons, peu nombreux à cette heure tardive cela dit, choisissant d'emprunter le raccourci à travers champs.
Elle se préparait déjà à devoir rester en planque une bonne partie de la nuit quand, une heure à peine après son faux départ, elle avait reconnu la silhouette d'Elijah sauter par-dessus la clôture. Elle avait réprimé un juron sur cet abruti qui quittait le pub seul en pleine nuit, quand, dans la pénombre, s'arrangeant sans aucun doute pour ne pas être vue, elle avait repéré une seconde silhouette louvoyant entre les quelques voitures en stationnement. Elle l'avait regardée passer la clôture avec une élégance féline et s'engager dans les pas du chanteur.
Sans réfléchir, elle était sortie de la voiture, s'était avisée qu'elle n'était pas armée, avait fouillé aussi vite que possible sous les sièges à la recherche de n'importe quoi pouvant faire office d'arme de fortune et avait mis la main sur le pieu rangé là des semaines plus tôt.
Ne sachant à qui elle avait affaire et ne souhaitant prendre aucun risque, elle avait à son tour rejoint la prairie en passant la clôture à quelques mètres à peine de la voiture et avait couru dans les herbes hautes et les mottes de terre traîtresses, tachant de rattraper les deux ombres disparues dans la nuit.
Et là, elle a le vent de face alors qu'elle avance courbée en deux sur le sentier ou Elijah lui a pris la main, il y a plusieurs vies de cela. Que de chemin parcouru depuis, que de changements dans sa vie. Elle se rappelle encore l'emballement de son cœur quand leurs peaux se sont touchées, l'impression de s'être transformée en petite fille stupide.
Elle est en train de se laisser gagner par la nostalgie quand une forme anormale apparaît dans un rayon de lune. Shiloh s'arrête, se redresse. Elle attrape la lampe-torche de poche qui ne quitte jamais tout officier qui se respecte, mais qu'elle n'a encore jamais eu l'occasion d'utiliser, et la braque en direction du monticule mouvant qu'elle aperçoit cinquante mètres devant elle.
— Police ! Est-ce que tout va bien ?
La moitié supérieure de la masse se détache de celle restée au sol et le faisceau de la lampe se reflète dans deux yeux menaçants.
Le souffle coupé, Shiloh voit la silhouette se redresser et, dans la lumière vacillante projetée par sa torche, elle découvre un visage blême d'où ressortent vulgairement deux lèvres écarlates et un menton pointu où s'écoule quatre traînées du même rouge sang. Baissant la lampe vers la masse inerte au sol, Shiloh entraperçoit un profil familier recouvert à moitié par des cheveux bruns, mi-longs.
— Non... souffle-t-elle. Non !
À cet instant, la créature retrousse ses lèvres abjectes et s'élance dans sa direction. Shiloh porte la main à sa ceinture, mais n'a pas le temps d'en déloger le pieu que deux coups de feu retentissent derrière elle. La créature reçoit les balles en pleine poitrine et s'effondre sur le sol, face contre terre.
L'inspectrice fait volte-face et découvre Berthie quinze ou vingt mètres derrière elle, les bras tendus, l'arme encore fumante dans les mains. Elle vient probablement de lui sauver la vie.
Pourtant, les remerciements devront attendre. Elle se précipite sur l'attaquante, s'assure qu'elle n'a plus de pouls et la contourne pour se laisser tomber auprès d'Elijah. Deux petites blessures ornent son cou et son teint est à peine plus pâle qu'à l'ordinaire, pourtant il est inconscient. En s'assurant qu'il respire toujours et en voulant le déplacer en position latérale de sécurité, Shiloh découvre la raison de son silence. Une blessure bien plus importante décore l'arrière de son crâne qui a tapé sur une grosse pierre quand il a été attaqué et est tombé.
— Appelle une ambulance ! hurle-t-elle à Berthie qui vérifie à son tour que sa cible ne respire plus.
— Fais-le, toi. répond sèchement celle-ci. Je peux gérer les premiers secours.
— Comment...
— J'ai fait médecine.
Probablement pas très longtemps vu son âge et son grade, en déduit Shiloh, mais le temps n'est pas à la réflexion, et elle compose déjà le numéro des secours tandis que Berthie s'éloigne du corps sans vie et se met à ausculter Elijah.
Elle va appuyer sur le dernier numéro, quand un mouvement sur sa gauche l'a fait se retourner brusquement. Elle a juste le temps de voir celle qu'elle pensait morte lui sauter dessus toutes dents dehors et l'air furax. Dans un mouvement quasi-instinctif, elle lâche son téléphone et attrape le pieu qu'elle fait pivoter devant elle au moment où le poids de l'assaillante la fait basculer en arrière.
À l'instant où la pointe du bâton transperce sa cage thoracique, Shiloh voir une stupeur abyssale se peindre sur les traits de la femme et une seconde après, son corps, complètement mou, s'affaisse de tout son poids sur elle.
Elle a l'impression de rester sous cette masse morte, vraiment morte cette fois, des heures durant, ses muscles pétrifiés incapables de la soulever, sentant le sang de la créature, ou celui de ses victimes ? lui couler sur le ventre et les épaules.
— C'est quoi cette saloperie ? grogne Berthie en la retournant sur le dos, permettant ainsi à Shiloh de s'extraire du piège incongru.
En la déplaçant, la policière tente de retirer le pieu toujours attaché à la ceinture de Shiloh, mais celle-ci lui agrippe l'avant-bras avec force.
— Non. Laisse... laisse-le.
Elle déglutit avec peine et détache deux boutons de sa braguette pour laisser au pieu assez de jeu pour se libérer alors que Berthie hausse les épaules. Se faisant, Shiloh remarque que sa hanche est à vif sur quinze bons centimètres et s'étonne de ne pas du tout ressentir de douleur.
Un gémissement sur sa gauche lui fait retrouver ses esprits et elle roule jusqu'aux côtés d'Elijah avant de s'agenouiller près de sa tête.
— Ça va aller, murmure-t-elle en repoussant une mèche de cheveux poisseux de son front, les secours ne vont pas tarder, je... je vais les appeler tout de suite, corrige-t-elle en se rendant compte qu'elle n'a pas eu le temps de passer son appel, sa main droite fouillant dans l'herbe autour d'eux alors que la gauche reste posée dans ses cheveux.
— C'est pas la peine, marmonne-t-il en tentant de s'asseoir.
— Bien sûr que si. Tu as pris un coup sur la tête !
— Je t'assure que c'est pas une bonne idée, insiste-t-il en lui désignant quelque chose du menton.
En se retournant, Shiloh découvre Berthie figée, les yeux écarquillés, la bouche déformée par une grimace d'incompréhension. À ses pieds, la femme qu'elles ont neutralisée n'est plus qu'un lointain souvenir. Sous leurs yeux incrédules, sa peau se rétracte, elle prend une teinte jaunâtre, devient friable comme celle d'une momie. Ses yeux, jadis injectés de sang, ressemblent désormais à deux vieux pruneaux, sa chevelure brillante et souple est devenue une masse de foin poussiéreux. Seules ses dents, acérées, couvertes du sang encore chaud d'Elijah, sont restées inchangées.
— On ne peut pas montrer ça aux ambulanciers, confirme Shiloh, sous le choc. Plus il y aura de gens qui verront ça, plus on prendra le risque qu'il y en ait un qui parle. Et alors, ce sera la panique.
— C'est vraiment un vampire ? Les attaques de ces derniers mois, c'est vraiment un vampire qui a fait ça ? C'est ridicule ! C'est absurde !
Ayant enfin retrouvé l'usage de ses membres et de la parole, Berthie déraille.
— J'ai pas signé pour ça, moi ! Je devais arrêter des connards bien humains, pas des créatures fantaisistes à la con.
— Le vieux avait raison, constate Elijah. Doublement raison.
— Le vieux ? Quel vieux ?
— Rob Gwynfor. Le type qu'on a arrêté pour le meurtre de Victoria Evans, répond Shiloh qui, elle non plus, n'a pas envie d'y croire.
Mais ça fait des semaines, des mois peut-être, que cette théorie folle est entrée dans ses options, c'est même en décidant de croire qu'il pouvait y avoir un peu de vrai dedans qu'elle a réussi à trouver ce qui attirait la vampire, et d'une certaine façon, ça l'aide à accepter la réalité.
— Il était sûr que c'était un vampire. Et il avait raison, reprend Elijah. Il prétend aussi que les flics ne sont pas aptes à les chasser, et on dirait qu'il ne s'est pas trompé là-dessus non plus.
Shiloh le dévisage un moment. Assis au milieu de nulle-part sous la pâle lueur de la lune, du sang maculant son visage et son cou en de multiples endroits, l'air hagard d'un enfant perdu dans ses pensées, il a presque l'air d'un vampire lui-même.
— Ça n'a pas l'air de te choquer, toi.
Il se tourne vers elle, la regardant sans la voir vraiment.
— En toute honnêteté, frissonne-t-il, le choc à la tête ne doit pas y être pour rien.
Elle voudrait qu'il soit en train de plaisanter, mais elle voit qu'il n'en est rien et elle prend peur.
— On ne peut pas appeler les secours mais tu dois aller à l'hôpital ! Berthie, tu vas l'y conduire.
— Et puis quoi, encore ?
— C'est ton boulot, merde !
— C'est le tien aussi !
Shiloh soupire, agacée par cette collègue idiote et égoïste à qui elle doit désormais beaucoup trop.
— Elijah a besoin d'aller à l'hôpital et l'une de nous doit l'y emmener, reprend-elle sur un ton plus calme. Mais on ne peut pas laisser le corps seul, surtout qu'on ignore si cette chose est bien morte. Je vais appeler Dunn et attendre ici qu'il arrive. Sauf si tu veux le faire toi-même ?
Berthie grimace, elle n'a aucune envie de rester seule avec cette chose, et encore moins de déranger le patron alors qu'il est en train de fêter le réveillon avec sa famille, mais en même temps Shiloh ne va-t-elle pas se tirer la couverture à elle seule quand elle racontera ce qui s'est passé ?
En tentant de se relever, Elijah se met à avoir la tête qui tourne. Il titube, retombe à genoux et vomit.
— Berthie, je t'en prie, décide toi. Il faut l'emmener maintenant, il a sûrement une commotion cérébrale.
— Bon, très bien, cède-t-elle enfin. Mais ne t'avise pas d'omettre un seul détail en rapportant l'histoire à Grant, parce que je m'en assurerais.
Craignant de laisser la vampire seule trop longtemps, Shiloh abandonne Elijah et Berthie à seulement cinquante mètres du corps. Elle refuse l'arme que lui tend sa collègue dans un rare moment d'altruisme, les regarde s'éloigner quelques secondes et fait demi-tour en appelant Grant sur le champ.
En raccrochant, elle se répète les derniers mots de Berthie, au moment où elle lui a demandé pourquoi elle avait fait les démarches pour pouvoir porter une arme alors que quatre-vingts pourcent des policiers de Grande-Bretagne a fait le choix de ne pas en porter.
« Ne pas être armé, c'est prendre le risque d'être inefficace alors qu'une ou plusieurs personnes comptent sur toi. »
Et si Berthie avait raison ? Si elle-même se trompait en refusant d'en porter une ? S'asseyant dans l'herbe froide à côté du corps racorni, elle entame sa longue attente dans le vent glacial de décembre.
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