Chapitre 2 - Où elle se laisse apprivoiser ✓

Vers midi, Shiloh est sortie du lit par des coups insistants frappés contre la porte d'entrée. En un bond, elle est debout et enfile le short aux couleurs de l'Union Jack et le t-shirt de tournée des Degenerate Kings acheté 7 ou 8 ans plus tôt qu'elle porte généralement pour dormir. Elle dévale l'escalier quatre à quatre, remarque que les légumes ont mystérieusement disparu pendant son sommeil et court jusqu'à la porte en criant.
— Voilà, voilà. J'arrive.

Sur le palier, elle trouve Grant Dunn, son supérieur. La cinquantaine bien entamée, mais toujours sportif, des cheveux bruns coupés ras où courent quelques fils d'argent et une barbe de trois jours parfaitement entretenue, le chief superintendent de Tregarta en impose au premier regard. Et bien qu'elle se défende d'entretenir le cliché, elle doit reconnaître qu'il correspond davantage au profil type de flic respectable qui lui a donné envie de faire ce boulot, que Dustin.

— Chef ?
Il lui sourit, espérant ainsi lui faire comprendre qu'il ne se passe rien de grave.
— Bonjour Shiloh, je peux entrer ?
Prenant subitement conscience de sa tenue, Shiloh bafouille avant de s'écarter pour le laisser entrer.
— B-Bien sûr, je vous en prie.

Après avoir refermé la porte dans son dos, elle tente, en croisant les bras devant elle, de cacher le nom du groupe écrit en caractères gigantesques sur son t-shirt. Entrant à son tour dans le salon, elle attend quelques secondes que son patron se décide à lui faire part de la raison de sa visite. Mais apercevant son reflet dans le miroir qu'elle doit accrocher dans l'entrée, mais qui n'est toujours que posé contre un mur, et voyant que sa tentative est vaine, le nom du groupe étant toujours parfaitement lisible, elle attaque en premier.

— Ça vous dérange si je me change avant que vous ne me disiez pourquoi vous êtes ici ?
Il se retourne vers elle, une lueur d'amusement passant dans ses yeux verts.
— Je n'en aurais pas pour longtemps, mais si tu préfères...
— Oui, je préfère, confirme-t-elle en passant devant lui et en s'engouffrant dans la cage d'escalier, laissant la porte claquer derrière elle. À mi-chemin, elle ajoute en criant : n'ouvrez pas les portes ! Le lapin doit rester dans le salon.
Elle n'a encore sécurisé que cette pièce et craint que Savane s'électrocute en grignotant des câbles si elle la laisse se promener ou bon lui semble. Ce qui explique pourquoi elle dort sans elle depuis son déménagement. Et peut-être en partie pourquoi la lapine semble lui en vouloir autant.

De retour dans sa chambre, elle enfile des sous-vêtements propres, un jean sombre et une chemise blanche, toute simple. Elle regarde encore le t-shirt avec lequel elle est descendue, se demandant si Dunn s'est aperçu de quoi que ce soit. Risque-t-elle de se voir retirer l'enquête s'il apprend qu'elle est fan ? Elle préférerait ne pas avoir à le découvrir.

Elle redescend bientôt et termine juste d'attacher ses cheveux en un chignon ordonné quand elle entre dans le salon.
Elle y trouve Grant Dunn assis sur le divan qui sépare la pièce en deux, Savane sur les genoux. La lapine, compressée en forme de pain, a les yeux fermés et semble apprécier les caresses du chef de la police.
Shiloh s'arrête, une main toujours dans les cheveux, clairement jalouse.

— Mais... Comment vous avez fait ? Ça fait une semaine qu'elle ne me laisse plus l'approcher.
À ce moment, comme pour la narguer, la lapine s'étend de tout son long, laissant ses pattes arrières pendre sur le divan. Même dans des circonstances normales, elle est rarement aussi zen. Dunn a un petit sourire désolé.
— Je me suis assis et elle est venue d'elle-même. J'ai toujours eu la cote avec les animaux, s'excuse-t-il.
Avec un froncement de nez, Shiloh choisit d'ignorer l'affront et passe derrière le comptoir de la cuisine.
— Soit. Je vous sers quelque chose ? Thé ? Café ?
— La même chose que toi.

Dunn se dégage, laissant l'animal seul sur le divan. Il vient s'asseoir sur l'un des tabourets faisant le tour du comptoir côté salon et regarde Shiloh mettre chauffer l'eau et sortir deux tasses d'une armoire quasiment vide. Elle glisse un sachet de thé dans chacune d'elles, y verse l'eau et les pose sur le comptoir. Avant d'en faire le tour et de s'asseoir face à Dunn, laissant deux tabourets de distance entre eux, elle sort également un bocal d'un kilo de sucre en poudre d'une autre armoire et le pose entre les tasses. Une petite cuillère est ensevelie à l'intérieur.
Faisant pivoter son tabouret pour faire face à l'homme, elle s'enquiert de la raison de sa présence.

Dunn ouvre le pot de sucre, déterre la petite cuillère et se lance après l'avoir tapotée contre le bord du pot.
— Il semblerait que vous ayez fait patienter Richard Barlow toute la nuit avant de prendre sa déposition.
— C'est exact. Il y avait beaucoup de monde à entendre, certains ont dû attendre, c'est normal.

Il se sert deux cuillerées de sucre et touille doucement son thé.
— Il n'était pas content.
Shiloh, qui s'est accoudée au comptoir, un doigt contre la tempe en attente d'une réponse, hausse l'épaule et ouvre la main, paume vers le haut en se redressant. Les yeux aussi dilatés que les narines, elle ne semble pas voir en quoi cela peut la concerner.
— Et alors ?
— Barlow est plutôt connu par ici. Il est très ami avec le maire et quelques autres pontes et il n'aime pas qu'on l'oublie.

Shiloh ne répond pas. Dans son petit village des Cornouailles, elle n'a jamais eu à s'inquiéter des alliances politiques ou de ce genre de conneries. Y a-t-il à Tregarta des personnes intouchables qu'il vaut mieux éviter d'offenser ?
— Ce n'est pas très grave, ajoute Dunn, qui se veut rassurant. Évite juste de le faire attendre pendant des heures si tu es ré-amenée à l'interroger à l'avenir.
— Pas de problème. Répond-elle en avançant sa lèvre inférieure dans une moue insupportable. La prochaine fois, je le ferai passer en premier. Et je m'assurerai de ne pas le laisser partir avant d'avoir découvert pourquoi il est à nouveau au cœur d'une affaire de meurtre.

Grant Dunn éclate de rire. Son équipe se fait vieillissante et aucun de ses inspecteurs ne semble vraiment porté avancement. Quand il a accepté cette jeune recrue venue de la campagne et ayant grandit dans un camp hippie pour remplacer un de ses hommes parti à la retraite, il a craint qu'elle ne soit fainéante et je-m'en-foutiste. Ainsi, quand il a découvert son franc-parlé et l'énergie qu'elle était prête à dépenser dans les missions sans envergure dont elle a écopé à son arrivée, il a été charmé. C'est même en grande partie pour ça qu'il a choisi de la mettre sur l'enquête malgré son manque d'ancienneté et d'expérience.

Que Barlow se soit plaint signifie qu'elle a pris les choses en main le soir précédent, car Dustin connaît la réputation du manager et jamais il ne l'aurait fait attendre toute la nuit avant de l'interroger. Le simple fait que ce soit arrivé renseigne le chef de la police sur bien plus de choses que Shiloh ne peut le soupçonner. Il boit son thé d'un trait et se relève en claquant les paumes de ses mains sur ses cuisses.

— Shiloh, je compte sur toi pour mener cette enquête à bien. Dustin sera là pour te seconder. Hélas, je ne t'apprends rien en te disant que l'on bosse en effectif réduit pour le moment et que je risque de les affecter à d'autres enquêtes en parallèle à celle-ci. Alors n'hésite pas à demander de l'aide, vraiment, même à moi. C'est ta première enquête, lors de ta première semaine en plus, et je serais derrière toi tout du long, mais tout ce que tu pourras gérer seule sera malgré tout grandement apprécié.

Shiloh se relève d'un bond en même temps que Dunn. Ses mots la touchent. Le fait qu'il ait aussi confiance en elle après si peu de temps est quasiment un miracle. Mais en même temps, ils la terrifient. C'est quand même une très grosse responsabilité qu'il lui met sur les épaules.
— Oui, bien sûr, chef. Merci chef. Je ne vous décevrais pas.

Déjà, il s'éloigne vers la porte et Shiloh court derrière lui, il lui reste une chose à demander.
— Chef ?
Il se retourne vers elle, la mine joviale.
— Appelle-moi Grant, s'il te plaît. Tout le monde se tutoie au poste, ce n'est pas parce que tu es nouvelle qu'on doit se comporter différemment avec toi. Surtout maintenant que tu as ta propre enquête.
— Ah ? Euh, oui. Oui, bien sûr. Euh, Grant ? Je me disais qu'il serait intéressant de pouvoir observer l'entourage d'Evans de l'intérieur.
Dunn hausse les sourcils, interrogatif.
— Que veux-tu dire ?
— Eh bien, il reste au groupe trois dates à faire. Je pourrais peut-être les accompagner lors de la prochaine et écouter un peu ce qui se dit sur tout ça.
— Pourquoi pas. Si tu penses que ça peut servir l'enquête, je te fais confiance.

Désormais bien réveillée, bien qu'elle ait dormi moins de cinq heures, Shiloh file sous la douche avant de préparer un petit-déjeuner composé de morceaux de carottes, brocolis, navets et clémentines pour Savane et de pâtes au pesto pour elle.
Assise au comptoir, elle enfourne machinalement ses pennes, l'esprit déjà accaparé par l'enquête, tout en regardant la lapine se délecter de son bol de crudités. Quelque chose ne lui plaît pas chez ce Barlow. Le fait que ce soit un mufle doublé d'un gros égocentrique, bien sûr, qu'il soit allé chouiner dans les jupes du maire aussi, mais pas uniquement. Durant tout le temps qu'elle a passé en sa compagnie, elle a eu l'impression qu'il jouait un rôle. Et cet énervement qui est retombé d'un coup une fois qu'il a pu avancer, haussement de la voix à l'appui, qu'il ne se tapait pas Victoria, est tout ce qu'il y a de plus louche.

Elle termine son plat, abandonne la vaisselle dans l'évier et part travailler après avoir essayé de nouveau, et en vain, de jouer avec une lapine rancunière qui lui tourne le dos à la moindre tentative de rapprochement.

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