Chapitre 19 - Où elle a les dents longues ✓

Deux mois se sont écoulés depuis la libération de Jared et décembre a fini par pointer le bout de son nez. Elijah a annexé la chambre d'ami de la maison de Shiloh et y passe désormais la plupart de ses nuits. En plus de s'être révélé être un colocataire agréable et capable de préparer des plats simples, il a passé plusieurs soirées à aider Shiloh a enfin déballer ses encombrants cartons et a terminer de sécuriser la maison pour Savane.

La lapine, d'ailleurs, s'est immédiatement faite à sa présence et n'hésite pas à venir faire une petite sieste sur ses genoux quand il paresse dans le salon. Alors que Shiloh, pour sa part, ne s'est toujours pas habituée à le voir déambuler chez elle en caleçon, tenue dans laquelle il dort, ou à le croiser, une simple serviette nouée autour des hanches et les cheveux humides quand il sort de sa douche. Elle a néanmoins cessé de bégayer en sa présence, et ce même lorsqu'elle n'est pas épuisée, et peut même le regarder dans les yeux sans défaillir.

Plus que ça, elle pense désormais pouvoir qualifier Jared et Elijah d'amis sans avoir l'impression d'exagérer.

Car, bien sûr, au fil des jours, elle a pris l'habitude de rejoindre les garçons au Velvet Catfish où ils passent le plus clair de leurs soirées. Parfois, Feargus, qui habite Londres, se joint à eux, plus rarement Nora, qui s'est installée avec Laurel au bord d'un loch en Écosse, en fait de même.

Shiloh leur a également présenté Wyatt et, bien que le policier passe nettement moins de temps qu'eux là-bas, il n'hésite jamais bien longtemps à les retrouver pour un verre ou deux.

Ce soir, Shiloh arrive exténuée dans le bar et s'effondre sur la banquette à côté de Jed.

— Tout va comme tu veux ? l'interroge celui-ci.

Elle lui répond juste par un grognement en enfouissant son visage dans ses bras pliés sur la table.
Elijah, qui sait ce qui la travaille depuis quelque temps, demande :

— Il y a eu de nouvelles attaques ?
— Quatre, bougonne-t-elle. Quatre en une seule nuit. On a une gamine de quatorze ans en soins intensifs, quasiment vidée de son sang. Je comprends pas pourquoi on n'arrive pas à mettre la main sur ce connard.

Jed a suivi l'affaire dans les journaux, comme tout le monde à Tregarta, mais n'en a encore jamais parlé sérieusement avec Shiloh. Ce soir, pourtant, le sujet lui semble digne d'intérêt.

— Vidée de son sang ? Mais elle n'a pas été tabassée, c'est ça ? Comment c'est possible ?

— Non, aucune blessure visible à l'exception de deux fines incisions sur son bras. C'est comme si on lui avait fait une très grosse prise de sang. Et c'est comme ça pour toutes les victimes depuis des mois, mais à part quelques anémies on n'avait pas encore eu affaire à un vrai cas sérieux. D'après les médecins, si elle passe la nuit, elle sera tirée d'affaire, mais c'est pas garanti qu'elle y parvienne. Ça va encore faire les gros titres, demain, les journaux nous lâche plus et Dunn a menacé de foutre à la circulation le premier de nous qui leur parlera.

Depuis quelques semaines, les attaques se sont intensifiées au point que les médias, plutôt que de se contenter d'un encart en page 6, deux à trois fois par quinzaine, comme c'était le cas les premiers temps, ne semblent plus capable de faire sortir de presse un canard titrant autre chose que :

« Le vampire de Tregarta a-t-il encore frappé cette nuit ? »

« Vampirisme en bord de plage ? Découvrez tout ce que l'on sait sur l'agresseur désormais connu sous le nom de Vampire de Tregarta »

Ou encore :

« Quatre victimes de plus pour le Vampire de Tregarta. La police sur les dents. Est-il temps d'appeler Van Helsing ? »

— Et vous n'avez arrêté personne ? reprend Jared en sifflant sa bière.
— Tu veux rire ? On a arrêté des dizaines de suspects depuis septembre, mais les attaques ont continués et on n'avait rien d'assez costaud pour les garder plus de 24 h. On soupçonne un trafic, mais qui aurait besoin d'une telle quantité de sang et pour quoi faire ?

Elijah qui a suivi leur échange en silence pince les lèvres comme pour s'empêcher de dire une bêtise. Jared l'a vu, mais c'est Shiloh qui lui demande à quoi il pense quand elle se redresse pour s'appuyer contre le dossier rembourré.

— T'as déjà dû y penser, et c'est probablement stupide...

Elle l'encourage d'un mouvement de tête, curieuse de connaître le fond de sa pensée.

— Le type qu'on a arrêté, il a parlé de vampires...

Shiloh note ce « on » avec une certaine tendresse. Bien qu'il ne se soit plus mêlé des enquêtes de la police depuis la libération de Jared, Elijah reste son meilleur souvenir de collaboration. En même temps, comment pourrait-il en être autrement ? Les quelques semaines qu'ils ont passé à travailler ensemble restent gravées dans sa mémoire comme un souvenir à chérir. Sans ces heures de planques et de débrief, jamais le chanteur n'aurai choisit sa chambre d'amis comme refuge.

— T'es pas sérieux ? Ce type est barge, je sais même pas s'il sera condamné pour ce qu'il a fait ou s'il terminera ses jours en HP. Dunn suit le dossier, mais il est avare en infos quand j'essaie d'en avoir.
— Je sais, essaie de se justifier Elijah, mais...
— Dites les jeunes, j'ai entendu parler de vampires. C'est au sujet des agressions ?

Recouvrant leur table de son ombre massive, Olga, la serveuse du Velvet Catfish, les interrompt. Âgée d'environ 45 ans, toute en rondeurs, fraîchement divorcée pour la troisième fois et mère d'un garçon de 10 ans, la fille de Maria est, au même titre que la cuisinière, une figure emblématique de l'établissement. Avec ses cheveux noirs coupés courts, ses yeux bleus toujours soulignés d'un trait d'eye-liner et ses lèvres pulpeuses rehaussées d'un rouge différent chaque soir, il est difficile de ne pas la remarquer. Et si, quand bien même, cela ne suffirait pas, son rire puissant et sa voix de cantatrice auraient tôt fait de la faire sortir de l'ombre.

— Tu ne crois quand même pas à ça ? la rabroue Shiloh d'un ton un brin trop impérieux.
— Et pourquoi pas ? Ce ne serait pas la première fois qu'une histoire de vampires fait trembler la ville.
— Comment ça ? s'étonne Elijah.

Olga jette un regard circulaire derrière elle et, estimant que personne ne semble avoir besoin d'un nouveau verre dans l'immédiat, elle s'assied à côté de l'homme et se penche sur la table en baissant d'un ton. Instinctivement, Jed, Elijah, et même Shiloh, qui pourtant ne croit pas à ses idioties, se rapprochent d'elle.

— Il y a vingt ans environ, un garçon s'est fait agressé ici, à Tregarta. Personne n'en aurait parlé s'il n'avait pas été retrouvé presque vidé de son sang sur la grève. D'après le couple qui l'a trouvé, il y avait deux trous dans son cou, d'où s'échappaient deux fins filets de sang.

— Une morsure de vampire ? murmure Jed qui trouve l'histoire très amusante.
— Peut-être, en tout cas c'est ce qui a commencé à se raconter...
— Ce n'est qu'une rumeur idiote, soupire Shiloh en reculant pour s'adosser à nouveau contre la banquette.
— Ce n'est pas tout, reprend Olga sur un ton complotiste. Le garçon qui s'est fait attaquer était le fils d'un candidat à la mairie...
— Eh ben voilà, ce n'était sûrement qu'une façon de lui faire peur, pour qu'il se retire des listes.
— Chut ! siffle Jed, pendu aux lèvres d'une Olga qui n'en a assurément pas fini.

La femme, pas rancunière, passe de Shiloh à Jed et Elijah, puis revient sur Shiloh et reprend en baissant encore le ton pour obliger la policière à se rapprocher si elle veut entendre la suite.

— L'affaire a été étouffée par le père qui craignait qu'elle lui fasse une mauvaise publicité. Et il a bien fait, car il a gagné les élections cette année-là.

En conteuse expérimentée, Olga sait comment ménager ses effets, et ce n'est qu'après une pause délibérée durant laquelle elle coule un regard intense sur son auditoire, qu'elle ajoute :

— Comme toutes celles qui ont suivi, depuis.

Shiloh se redresse, soudain bien plus attentive.

— Tu veux dire...

Olga approuve du chef avec un léger sourire en coin.

— Que la première victime de l'étrange série d'agressions qui a lieu aujourd'hui pourrait bien être le fils de notre maire bien-aimé ? C'est ça.

Les trois amis en reste bouchés bées et Olga n'est pas mécontente de son petit effet. Car si elle aime se tenir au courant des ragots qui circulent, rien n'est jamais aussi agréable que de disposer d'un public attentif à qui transmettre son savoir.

— Pire encore, ajoute-t-elle, le garçon, qui est un homme maintenant, a gardé des séquelles de cette histoire.
— Comment ça ?
— Eh bien, il est resté très craintif après l'agression, il sort rarement, se contente d'obéir à son pôpa et, d'après certaines sources, même sa femme aurait été choisie par notre bon Mr Stanford.

— Il n'était pas comme ça avant ? interroge Shiloh qui, machinalement, à sortit son petit calepin et commencé à prendre des notes.
— Non, c'était un adolescent assez turbulent à ce qui se raconte. C'est à se demander si le vampire qui l'a mordu ne l'a pas transformé en goule.
— Rien ne dit que c'est un vampire qui l'a agressé. Aucune autre attaque n'a été répertoriée ?
— Je n'en ai jamais entendu parler.


— Tu commences à envisager la piste du vampire ?

Depuis qu'Olga est retournée à son service, Shiloh n'a pas accordé une grande attention à la discussion animée entre Elijah et Jed, ce qui a fini par attirer l'attention de ce dernier.

— Ne sois pas stupide.

Le regard qu'elle jette au chanteur est teinté de mépris et elle le regrette immédiatement. Se raclant la gorge, elle reprend.

— En revanche, j'aimerais en savoir plus sur cette première agression...

Vidant son verre d'un coup, elle se lève et les quitte, arguant qu'elle compte commencer tôt le lendemain.

Vers 1 h du matin, elle est réveillée par des bruits de pas dans l'escalier. Comme toutes les nuits, ils s'arrêtent quelques secondes devant sa porte avant de s'éloigner. Et une fois la porte de la chambre d'amis refermée, le silence retombe sur la petite habitation.

Ça fait quinze jours qu'Elijah n'a pas découché, quinze jours, donc, qu'il n'est pas retourné dormir chez lui, avec sa femme, et Shiloh s'inquiète de savoir combien de temps cette situation va encore durer.

L'un des premiers jours de leur cohabitation, le chanteur a passé la tête par l'entrebâillement, Shiloh laissant désormais la porte un peu ouverte pour permettre à Savane d'entrer et de sortir à sa guise, et il lui a demandé s'il pouvait entrer. Cette nuit-là, ils ont discuté jusqu'à une heure avancée et se sont finalement endormis l'un contre l'autre. Shiloh sous les draps et Elijah au-dessus.

Après ça, elle s'est efforcée de garder la tête froide, consciente qu'il ne s'agissait probablement de rien d'important. Elle a pourtant continué à espérer que cette situation se reproduise, en vain.

Depuis, Elijah marque toujours un temps d'arrêt devant sa porte quand il monte, mais plus jamais il ne l'a poussée et Shiloh se demande si c'est parce qu'il regrette ce qui s'est produit, aussi insignifiant que ce soit.

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