Chapitre 15 - Où il évoque le passé ✓
L'interpellation manquée énerve beaucoup Shiloh. Elle ne comprend pas comment un homme à la carrure si incertaine a pu envoyer le bout de bois avec autant de force. Il ne paraissait pas très massif sous ses vêtements amples.
Bout de bois, d'ailleurs, qui s'est révélé être taillé en pointe à l'une de ses extrémités.
Un pieu. Comme celui qui a servi à tuer Victoria.
En quittant le parking, elle l'a emporté avec elle, et en descendant du van devant chez elle, elle le conserve.
— Te prends pas trop la tête à ce sujet, lui dit Elijah. Mais elle voit bien que lui aussi trouve ça étrange.
Elle n'est plus censée enquêter sur l'affaire, mais dès demain elle apportera le pieu à Dunn et lui expliquera comment il est entré en sa possession. Enfin, dans les grandes lignes, sans lui avouer la vraie raison de sa présence dans la ruelle, au risque de se prendre un blâme.
Mais en même temps, elle n'a que ça comme preuve, et au vu des pressions exercées sur son supérieur par d'autres instances plus élevées, elle doute que son malheureux bout de bois puisse faire rouvrir l'enquête. Encore moins si Aaron persiste à ne pas vouloir porter plainte.
En quête d'un avis extérieur et avisé, Shiloh met quelques bières dans un sac et prend sa voiture, en ayant pris soin tout d'abord de glisser le pieu sous le siège passager. Elle manœuvre dans l'allée d'un voisin et repart en direction de la ville.
Vingt minutes plus tard, elle sonne à la porte d'un petit appartement situé au-dessus d'une épicerie dans le centre de Tregarta. Habillé d'un short et d'une vareuse de basket, Wyatt vient lui ouvrir.
— Tu sortais ? s'inquiète-t-elle.
— Du tout, la rassure le jeune homme. C'est ma tenue de week-end. Aussi appelée pyjama par certaines mauvaises langues. Entre. Savane fini son déjeuner.
C'est la première fois que Shiloh entre dans l'appartement. Les rares fois où elle a déposé Savane chez Wyatt, elle était pressée, comme ce matin, et elle s'est contentée de lui tendre la cage de transport sans mettre un pied à l'intérieur.
L'endroit ne ressemble pas du tout à ce qu'elle avait imaginé. Loin d'un appartement de célibataire, en désordre ou même minimaliste, il émane du logement une véritable l'impression de foyer. Du papier peint rétro, d'aucuns dirait ringard, des meubles qui ne sont pas assortis, un buffet en bois laqué au-dessus duquel sont accrochées une vingtaine de photos de famille, des tapis pelucheux, des rideaux beige élimés.
L'endroit n'est pas beau, mais il s'en dégage une impression de bien-être, la certitude d'être le bienvenu, comme on en ressent lors d'une visite chez ses grands-parents.
— C'est... particulier chez toi, lâche-t-elle en s'asseyant dans le canapé trop mou.
Wyatt secoue la tête sans se départir du sourire qu'il arbore en tout temps.
— C'était chez mes parents, lui apprend-il. Ils ont déménagé il y a quelques mois et j'ai repris leur bail. Ils ont laissé beaucoup trop de choses ici à cause de ça, ils se disent qu'ils ont le temps, qu'ils n'ont pas besoin de se presser pour débarrasser. Ils ont promis de venir les chercher, mais comme tu vois... Il désigne les différents meubles d'un vaste mouvement des bras. Enfin, en réalité, ça me dérange pas tant que ça. Je vivais en coloc avant et aucun des meubles n'était à moi. Plus ils tardent à venir chercher leurs vieux trucs, moins vite je devrais me ruiner à en acheter des neufs.
Il ponctue sa phrase d'un éclat de rire et Shiloh sourit avec lui. Sa situation personnelle, bien que très différente, est aussi un peu semblable. Ça fait un mois qu'elle s'est installée dans la maison qui fait face à la mer, mais la plupart de ses affaires sont encore empilées dans des cartons dispersés à travers les différentes pièces. Néanmoins, dans son cas, les meubles, la vaisselle et les divers objets éparpillés, sont ceux qu'elle a choisis, pas d'obscures reliques laissées par ses ancêtres.
— Mais ça ne t'empêche pas de te sentir chez toi ? Toutes ces choses ont été choisies par d'autres personnes.
L'homme hausse les épaules comme si la question ne méritait pas qu'on s'y attarde vraiment.
— J'ai grandi ici. C'est vrai que c'est un peu vieillot, mais si j'avais tout changé, je ne suis pas sûr que j'aurais encore eu l'impression de rentrer à la maison au moment de franchir la porte.
Ce sentiment étant inconnu à Shiloh, elle ne rajoute rien et le policier suppose qu'elle comprend ce qu'il veut dire, alors qu'il n'en est rien.
— Je t'offre un café ? demande-t-il en s'éloignant vers la cuisine.
— Volontiers. J'ai apporté des bières aussi, au cas où.
— Tu peux les mettre au frais. Si tu ouvres le buffet, il cache un bar, vintage mais efficace.
— Voilà qui explique mieux que tu ne souhaites pas te débarrasser de ces vieilleries, rit la jeune femme en se levant.
Une fois les bières rangées, elle s'attarde un instant sur les photos encadrées au mur. Un bébé qu'elle suppose être Wyatt dans les bras d'une vieille dame, un homme et une femme aux cheveux aussi roux que lui près d'un étang, une petite fille, rousse elle aussi, sur un poney, Wyatt lors de la cérémonie de remise des diplômes de l'académie de police, la petite fille, plus âgée, en compagnie de Dingo à Disney land et encore une tripotée d'autres vues de la petite famille lors de différents événements.
— C'est dingue comme ta sœur te ressemble, s'étonne Shiloh en s'installant à nouveau dans le canapé quand Wyatt revient de la cuisine avec deux tasses de café fumantes.
— Je n'ai pas de sœur, annonce celui-ci en s'enfonçant dans les coussins à côté de Shiloh.
— Ta cousine alors ? Enfin, la petite fille sur les photos.
— C'est pas non plus une cousine, s'amuse-t-il.
— C'est de ta famille, quand même, elle ne peut pas autant te ressembler par hasard.
— Elle est de la famille, oui, même si j'aurais plutôt tendance à dire qu'elle est mon passé.
— Je comprends pas, avoue Shiloh, perplexe.
En lui souriant toujours, Wyatt ramène ses jambes sous lui et allonge le bras gauche sur le dossier du canapé, dans une position plus confortable.
— Disons que les premières années de ma vie, mes parents, et tous les gens autour d'eux, ont cru que j'étais une fille et m'ont élevé et habillé comme ils pensaient qu'une fille devait être élevée et habillée. Alors, quant à 11 ans, je leur ai annoncé que j'étais en fait un garçon, ça a un peu bousculé la vision qu'ils avaient de la vie.
— Oh ! s'exclame Shiloh qui comprend enfin. Tu es trans.
— Yep. Même si on dit plutôt une personne trans.
— Pardon...
Il lui sourit pour lui signifier que ce n'est pas grave et elle reprend :
— Quelqu'un le sait au commissariat ?
— Seulement Dunn. C'était dans mon dossier, alors quand il m'a engagé, j'ai dû lui expliquer.
— Et tu ne l'as dit à personne d'autre ?
Wyatt hausse une épaule dans un geste détendu.
— J'ai pas vu d'utilité à le faire.
— Mais à moi, tu le dis. Pourquoi ?
— Je ne sais pas exactement. Tu es mon amie et j'avais envie que tu le saches. En plus, Savane est au courant depuis un moment, maintenant, et elle m'a promis que tu réagirais bien.
Cette dernière remarque fait rire Shiloh et, quand elle reprend son sérieux, elle pose ses deux mains sur les genoux de Wyatt en se penchant un peu vers lui.
— Merci de me faire confiance.
Tous deux se sourient, boivent une gorgée de leur café et Shiloh se lance enfin dans le compte-rendu de sa journée. Le jeune homme l'écoute attentivement, fronçant les sourcils quand elle en vient à parler d'Aaron et de son second « petit boulot ».
— Tu penses quoi de ce pieu, demande-t-elle, une fois son récit terminé.
— C'est hyper louche, et ça va pas plaire à Dunn.
— Je sais, grimace Shiloh. Mais je suis sûre que l'agresseur d'Aaron et le meurtrier de Victoria ne font qu'un. La coïncidence est trop grosse. Qui agresse des ados avec un pieu en bois, sérieusement ? Un frère et une sœur en plus.
Wyatt fronce les sourcils et réfléchi un moment avant de demander :
— Tu ne fais pas ça uniquement pour faire libérer Abberline ?
Shiloh marque un temps d'arrêt. Pendant une fraction de seconde, elle est tentée de s'énerver tant l'accusation lui semble gratuite, mais elle se rappelle bien vite que Wyatt a été le premier à voir clair dans son jeu.
— Non, rétorque-t-elle alors avec calme. Je ne te baratinerais pas, pour moi, il est innocent, j'en mettrais ma carrière en jeu, et je veux le faire sortir de taule. Mais même sans ça, je me battrais pour arrêter le vrai coupable. Parce que c'est mon boulot, c'est ce que j'ai choisi de faire alors que j'étais encore qu'une gamine.
Le policier approuve en silence. En pleine réflexion, il fait tourner sa tasse de café dans ses mains. Au bout d'un moment, il rompt le silence qui s'est installé entre eux.
— Et le fils Barlow ?
— Oui ? Quoi ?
— Son agression, tu la relies à ça, aussi ?
— Je pense, oui. Oh ! Mais tu n'es pas au courant ! On a appris que lui et Aaron étaient amis.
— Hein ?
En quelques minutes, Wyatt est mis au courant de ce qu'elle et Elijah ont appris la veille. Et bien qu'une lueur d'amusement passe dans ses yeux au moment d'apprendre que Shiloh a passé tout son week-end avec le charismatique chanteur des DK, il a le bon goût de garder pour lui les réflexions moqueuses qui lui viennent.
Au moment de rentrer chez elle, Shiloh récupère sa lapine qui s'est endormie, une fois encore, sur les genoux du policier. Parler de l'affaire avec un flic, un flic qui n'est pas persuadé que le coupable a été arrêté s'entend, lui a fait du bien. Wyatt a beau ne pas être inspecteur et s'occuper essentiellement de l'accueil, il a l'esprit vif et tendance à y voir clair même dans les situations les plus brumeuses.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top