Chapitre 14 - Où ils s'engueulent ✓

Le lendemain, Shiloh se réveille de bonne heure. Elijah et elle ont passé une partie de l'après-midi et de la soirée dernière ratatinés sur les sièges de sa voiture de fonction à 200 mètres de chez Aaron, mais le jeune homme ne s'est pas montré. Pas plus que son potentiel stalker. De leur position, ils ne voyaient pas la terrasse menant à l'appartement et ils ignorent donc qui le garçon ne voulait surtout pas leur présenter. Mais, au vu des gens à avoir passé la porte de l'immeuble pour sortir, soit la petite amie a passé la journée avec lui, soit il s'agissait d'une autre personne, car aucune adolescente, ou aucun adolescent, n'est descendu. Deux femmes dans la quarantaine, un homme âgé et un jeune couple avec un bébé, c'est tout ce qu'ils ont eu l'occasion d'observer.

Shiloh se demande, alors qu'elle attache ses cheveux en descendant les escaliers, Savane sur les talons, si Elijah voudra remettre ça aujourd'hui. Elle en doute un peu, consciente que l'activité n'a rien d'extrêmement passionnant. Et si contre toute attente, il choisissait de l'accompagner, elle compte lui proposer d'utiliser sa propre voiture, car se mettre en planque dans une bagnole de flic est tout sauf discret. Même à plusieurs centaines de mètres de la cible.

Profitant de son état particulièrement frais, dû au fait qu'elle n'a pas bu une seule goutte d'alcool le soir précédant, elle décide de prolonger son jogging un peu plus longtemps que d'habitude. Alors qu'elle se contente généralement de descendre jusqu'à la plage par l'escalier situé en face de chez elle et de courir sur le sable presque jusqu'à atteindre le centre animé de Tregarta, avant de faire demi-tour, elle décide aujourd'hui de remonter la rue une fois son parcours habituel terminé. Courir en montée est plus épuisant, mais sa nuit a été longue et calme et ses muscles ont l'habitude d'être sollicités.

Pour la première fois depuis qu'elle le connaît et qu'elle sait où il habite, Shiloh passe devant la maison d'Elijah à pieds. La bâtisse toute en pierres blanches est moderne, mais ne choque pas l'œil par sa vulgarité comme le font trop souvent les maisons de stars. En même temps, la fortune Eilacin doit être bien inférieure à celle de célébrités plus mainstream ou sortant plus souvent de nouveaux albums.

Le fait que Swann, la femme d'Elijah, soit architecte, doit probablement aussi jouer un rôle, mais Shiloh préfère éviter de penser à celle qui partage la vie du chanteur.

Sans que ce ne soit volontaire, ses foulées se font plus courtes alors qu'elle passe devant la maison et qu'elle la détaille. Et son attention toute portée sur le bâtiment, elle néglige de regarder devant elle.

***

En se couchant, le soir précédent, Elijah a eu une idée. La journée passée avec Shiloh à traquer le jeune serveur du Velvet a été l'une des pires de sa vie en matière de confort. Les voitures de la police ont beau être des modèles chers et rapides, elles ne sont vraiment pas faites pour y rester stupidement assis pendant des heures entières. Au réveil, donc, il a appelé une agence de location de véhicules et, dès qu'il a eu confirmation qu'elle pouvait lui fournir ce qu'il souhaitait, il s'y était rendu en taxi.

À 8 h 30, il a garé le van devant la maison et a commencé à y charger un peu de nourriture pour tuer le temps, ainsi qu'un pouf à mémoire de forme emprunté à ses enfants. Tout plutôt que de rester une nouvelle journée assis sur un siège de bagnole sans pouvoir bouger.

En rentrant, il croise sa femme qui descend l'escalier menant aux chambres.

— Richard a téléphoné, hier soir, baille-t-elle en le suivant dans la cuisine.
— Qu'il aille se faire foutre, grogne Elijah.
— Il voudrait que vous vous expliquiez autour d'un verre. Je pensais qu'on pourrait l'inviter-
— On s'est déjà expliqué. Cette tête de con ne veut rien entendre. Il sait, pourtant que Jed n'a pas agressé son fils. C'est ridicule.

— Il a eu peur pour lui, le défend maladroitement Swann, consciente qu'elle aussi enverrait en prison n'importe quel individu qu'elle soupçonnerait d'avoir attaqué un de ses enfants, si elle en avait le pouvoir.

— Il s'en branle de lui, oui. Je l'ai jamais vu trembler pour son gamin, même quand il est resté cloué au lit deux semaines entières l'hiver dernier. Il veut faire payer Jed, mais j'ignore pour quelle raison. Peut-être parce qu'il a appris qu'il s'est tapé sa maîtresse.

Elijah revient du salon, sa guitare à la main. Il la pose sur la table où sa femme est en train de disposer les bols du petit-déjeuner. De sous l'évier, il sort une glacière qu'il se met aussitôt à remplir de boissons du frigo et de pains de glace.

— Mais qu'est-ce que tu fiches ? Et c'est quoi ce van dans l'allée du garage ? ajoute-t-elle en se tordant le cou pour voir le véhicule par la fenêtre. Tu comptes repartir en tournée avec les moyens que tu avais à 20 ans ?
— Sois pas ridicule. Je vais donner un coup de main à Shiloh. Elle n'a pas renoncé à faire sortir Jed, et moi non plus.
— Shiloh ? La flic, c'est Shiloh, maintenant ? Depuis quand vous êtes aussi proches ?
— Ne sois pas jalouse, grogne-t-il en refermant la glacière. Je ne t'ai jamais donné de raison de t'en faire au sujet des autres femmes. Fais-moi confiance, un peu. Tout ce que je veux, c'est que Jed sorte de prison.

Swann pose la carafe d'eau sur la table un peu trop fort et en renverse une partie. L'eau s'écoule lentement jusqu'au paquet de froot loops et commence à en imprégner le carton, mais elle ne le remarque pas, trop occupée à empêcher ses mains de trembler alors que sa voix monte de plus en plus haut dans les aigus.

— Que veux-tu faire de plus ? Ça fait 10 jours que tu ne fais que ça du matin au soir ! Tu as téléphoné à cinquante avocats, à des juges, même à des journalistes. Tu es allé le voir six fois. Six fois ! Je suis pas sûre que tu aies passé autant de temps avec moi ou les garçons ces quinze derniers jours. Tu es tout le temps dehors et je n'ai aucune idée de ce que tu fais. Je n'en peux plus. Laisse la justice faire son travail.

Elijah la regarde, médusé. Comment cette femme, à qui il est marié depuis une dizaine d'années peut-elle le connaître si mal ?

— Tu voudrais que j'abandonne ? demande-t-il d'un ton monocorde.
— Dans un sens...
— Que j'abandonne Jed ?
— Non, c'est pas ça...

— Que je le laisse moisir en prison alors qu'il n'a rien fait ? Là où il va replonger dans toutes les putains de drogues qui lui tomberont sous la main ? Tu voudrais que je laisse mon meilleur ami crever ? Parce que c'est ce qui va lui arriver, là-bas, tu le sais. Si je vais le voir aussi souvent, c'est pour qu'il sache qu'à l'extérieur, on pense toujours à lui. Pour qu'il sache que je ne le laisserai pas seul dans cette merde. Que je vais tout faire pour qu'il retrouve sa liberté.

— Tu ne comprends pas... geint-elle.
— Au contraire, je crois que je comprends très bien, clôture-t-il, excédé. Si tu veux plaindre Richard, grand bien te fasse. Mais ne le refais jamais devant moi. Pas tant que Jed est enfermé dans ce putain de cloaque.

Elijah hausse rarement la voix, pour ne pas dire jamais, et Swann en reste pétrifiée. Même lors de leurs disputes, il reste souvent imperturbable, préférant fuir au bout de quelques minutes que de risquer un mot plus haut que l'autre.

Elle voudrait pleurer, mais s'en sent en même temps incapable. Elle sait qu'il ne se mettrait jamais dans un état pareil pour elle. Elle le sait depuis le premier jour. Elle le sait, mais ça lui fait mal quand même. Qu'a-t-elle jamais été pour lui, si ce n'est la femme qui lui a permis de devenir père ?

Alors que cet homme, ce junkie que ses enfants considèrent comme un oncle tant ils le voient souvent, celui sans qui son mari se révèle non seulement incapable de vivre, mais aussi très désagréable, celui-là, qu'a-t-il jamais fait pour Elijah ?

Il faudrait qu'elle parle, qu'elle tente d'apaiser les choses, mais elle ne le peut pas. Alors qu'elle devrait s'excuser et lui assurer son soutien, elle entrevoit, pour la première fois, un avenir sans cet homme qui ne l'a finalement jamais aimée. Toutes ces années passées à attendre qu'il voit enfin la femme merveilleuse qu'elle s'efforce d'être, qu'il comprenne à quel point elle l'aime.
Non, elle ne veut plus être cette femme qui attend un miracle stupide. Un miracle qui n'arrivera jamais. Elle va parler. Pour le foutre dehors ou lui dire de façon posée qu'elle ne peut plus l'aimer, elle ne sait pas encore, quand une petite voix se fait entendre.

— Qu'est-ce qui se passe ? Vous vous disputez ?

Toutes ses bonnes résolutions volent soudain en éclats, comme un verre de vin qui vous échappe des mains au pire moment. Et en passant du visage inquiet de son fils à celui, plus dur, de son mari, qui pose une main sur la tête d'Alexander pour lui ébouriffer les cheveux, elle retombe amoureuse.

Il n'est ni le meilleur des maris, ni le meilleur des pères. Il est souvent absent, et quand ce n'est physiquement, c'est mentalement. Quand il compose, quand il joue, quand il lit ou écoute quelque chose. Quand il a envie d'être ailleurs, tout simplement. Et pourtant, elle a accepté tout ça très rapidement dans leur relation. Il n'a jamais prétendu être autre et elle l'a accepté, parce que ça signifiait qu'il devenait sien. Cet homme que personne n'arrivait à domestiquer, elle l'avait capturé avec une facilité déconcertante, en acceptant qu'il ne serait jamais comme elle le rêvait. En ne lui demandant qu'une chose en échange de son grand laxisme ; qu'il cesse à tout jamais de regarder les autres femmes.

Ça avait été si simple qu'elle avait eu l'assurance que son intuition ne l'avait pas trompée. Elle lui offrirait une vie de famille traditionnelle, des enfants, la stabilité, et en échange, il n'appartiendrait plus qu'à elle, au moins en apparence. Car, en réalité, il n'avait jamais cessé d'être libre. Ou plutôt d'être seul.

Elle a cru pendant des années qu'elle pourrait se satisfaire d'une telle relation, que c'était le mieux qu'elle pourrait avoir, car après tout, quelle femme ne rêvait pas de s'endormir chaque soir dans les bras d'Elijah Eilacin ? Quelle femme ne rêvait pas de porter son nom et ses enfants ? Mais, depuis quelques mois, elle s'est mise à douter. Ne pourrait-elle pas rencontrer un autre homme dont elle tomberait amoureuse et qui, lui aussi, l'aimerait ? Et Elijah, à trente ans passés, n'était-il pas enfin capable d'assumer qui il était ?

Trop soucieux de l'opinion publique, qu'il doit imaginer aussi attardée que cinquante ans auparavant, il ne la larguera jamais. C'est donc à elle que revient la lourde tâche de mettre fin à leur mariage si elle veut leur donner une chance d'être heureux. Mais même après toutes ces années, elle est toujours amoureuse.

— C'est rien, bonhomme. Va manger tes céréales.

Elijah caresse les cheveux de son fils, attrape la glacière, sa guitare et sort de la cuisine. Il a juste le temps d'entendre le petit garçon paniquer en découvrant que l'eau sur la table à imbibé la moitié du carton contenant les anneaux sucrés de toutes les couleurs avant de laisser la porte d'entrée claquer derrière lui.


Il termine de ranger la glacière dans le van, quand il aperçoit Shiloh sortir de derrière une camionnette garée à quelques mètres de là. La tête tournée en direction de sa maison, elle ne l'a pas vu et il se poste au milieu du trottoir pour l'attendre.

Plus elle s'approche et plus il est évident qu'elle ne le verra pas avant de lui avoir rentré dedans, alors il l'appelle.

— Hey, Shiloh.

Aucune réaction. Les écouteurs vissés à ses oreilles ne doivent pas y être pour rien.
Elle n'est plus qu'à trois mètres de lui.

— Shiloh !

Deux mètres. Il fait un pas de côté.
Un mètre. Il sourit.
Zéro mètre. Elle effleure son torse de son bras, sort de ses pensées et s'excuse mécaniquement.

Elle l'a dépassé, ne l'a visiblement pas reconnu. C'est possible ? Il la regarde s'éloigner d'un mètre, puis deux, et trois. Et enfin, s'arrêter.

***

Quand la vue de la maison s'efface et que le visage d'Elijah, à quelques centimètres du sien, la remplace, elle ne réagit d'abord pas. Elle a bien senti son bras frotter contre l'homme et s'excuse machinalement, mais elle s'imagine victime d'une hallucination. Elle pense à Elijah et le voit subitement apparaître devant elle. C'est plutôt pitoyable d'être accro à ce point à quelqu'un.
Mais est-elle vraiment accro ? Il ne lui semble pas, non. Et puis elle se trouve devant sa maison, là. N'est-il pas plus probable de le croiser à cet endroit précis que partout ailleurs ? Alors, elle laisse ses pas ralentir et fini par s'arrêter. Quand elle se retourne, elle s'attend pourtant à ce qu'il n'y ait personne. Mais si, il est bien là. Lui faisant face, devant un van vert assez moche. Il lui sourit et elle fond.

Merde. Ça fait des semaines qu'elle le côtoie. À un moment, il faudra bien qu'elle s'habitue à son charme désarmant. Elle retire ses écouteurs et rebrousse chemin. Elle est en sueur, haletante, a le visage rouge et de nombreux cheveux de sa queue-de-cheval s'en sont extirpés, ses chaussures de courses bleue et rouge sont recouvertes de sable et son t-shirt est auréolé de taches sombres dues à l'effort, mais il lui sourit en la voyant faire demi-tour.

— J'ai cru que tu ne m'avais pas reconnu.
— C'est un peu le cas, ment-elle avec un sourire. Qu'est-ce que tu fais là ?

Quelle question stupide, se rabroue-t-elle mentalement. Il est devant chez lui, il a toutes les raisons du monde de s'y trouver et d'y faire ce que bon lui semble. Mais, à son grand étonnement, il la contourne et ouvre la portière du van en l'invitant à regarder à l'intérieur.

— J'ai loué ça, se vante-t-il. On y sera mieux que dans ta voiture. Et puis ce sera plus-
— Discret, le coupe-t-elle, ravie qu'il ait eu la même idée qu'elle.
— Exactement. Il vérifie l'heure sur son téléphone. Il est presque neuf heures, faudrait peut-être y aller.

Shiloh approuve d'un mouvement de tête.

— Je rentre prendre une douche, d'abord. Tu n'as pas envie de passer la journée à côté de moi dans cet état.

Il hausse imperceptiblement les épaules. Habitué à vivre très proche de beaucoup trop de gens pendant des mois lors des tournées, il en faut déjà beaucoup pour qu'il se formalise de l'odeur corporelle d'une personne.

— Je peux t'accompagner ? C'est un peu la guerre avec Swann en ce moment...

Alors que tous deux montent dans le véhicule et qu'Elijah lui fait effectuer une marche arrière pour s'engager sur la route, deux yeux les scrutent derrière le rideau de la cuisine.
Blessée dans son orgueil, Swann écrase le carton détrempé dans son poing.

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