Chapitre 12 - Où elle a perdu la flamme ✓
Pendant dix jours, Shiloh s'abrutit de travail et de bières bon marché avalées à l'ombre de la maison, le cul posé dans l'herbe de son minuscule jardin. Elle a récupéré Savane, qui semble moins lui en vouloir maintenant qu'elle a, elle aussi, une occupation en journée, et profite de ces moments de débauche solitaire pour la regarder s'ébattre dans le gazon.
Jared est toujours en détention provisoire. Grant, les deux débiles qui ont repris son enquête, le maire et toute cette foutue ville semblent penser qu'il est le coupable idéal et que les deux affaires n'en font en fait qu'une.
Aaron a été engagé à l'essai au Velvet après l'entretien auquel il s'est présenté en sa compagnie.
Et Elijah n'a pas cessé de l'appeler toute la semaine durant.
Chaque jour, il lui envoie des textos, lui laisse des messages vocaux et a même été jusqu'à glisser une lettre manuscrite dans sa boite aux lettres. Shiloh sait qu'elle devrait lui répondre, mais elle n'y parvient pas. Si, au début, tous ses messages concernaient Jared, le chanteur semble, depuis, avoir compris que quelque chose cloche pour Shiloh, car il lui demande de plus en plus régulièrement de ses nouvelles à elle.
Elle voudrait retourner au Velvet. Voir comment s'en sort son poulain, déjà, mais aussi s'imprégner de l'ambiance tranquille du lieu et de la voix sirupeuse d'Olga, la serveuse enrobée qu'elle a appris dernièrement être la fille de Maria, la cuisinière, et qui a toujours un mot gentil pour tout le monde et une anecdote passionnante sur la vie de Tregarta à travers les âges. Mais c'est Elijah qui lui a fait découvrir l'endroit, et les probabilités pour qu'elle tombe sur lui sont bien trop importantes. Alors elle continue de se saouler avec modération, du moins le pense-t-elle, dans son carré de pelouse.
C'est d'ailleurs avec cette intention qu'elle rentre chez elle ce soir, vendredi, après une journée absurde passée à aller interroger une partie des dernières victimes d'agression. Autant d'hommes que de femmes, âgés de 14 à 55 ans. Aucune activité, aucun loisir, aucune sortie commune à tous ces inconnus. Riches, pauvres, amoureux de la vie ou maniaco-dépressif, le seul point commun que les quatre flics toujours sur l'enquête, dont elle fait désormais partie, ont pu identifier est que ces malheureux se sont trouvés seuls dans un endroit isolé de nuit.
L'enquête est aussi prête à être conclue qu'elle ne l'est, elle, à accepter la culpabilité de Jared que ce soit dans l'affaire Victoria ou Jarvis. Culpabilité qui ne fait pourtant plus l'ombre d'un doute pour le reste du commissariat.
Avant même d'arriver à hauteur de sa maison et de s'y garer, Shiloh aperçoit la silhouette assise sur les marches du perron. La tête dans les mains, l'homme semble pensif, ou triste. À bien y réfléchir, il est très probable qu'il soit autant l'un que l'autre.
Elle est sur le point d'appuyer sur l'accélérateur, de dépasser la maison et de se trouver un coin discret entre deux prairies pour entamer son week-end de picole, mais l'homme relève la tête à ce moment précis et elle commet l'erreur de plonger dans ses yeux clairs. Même à plusieurs mètres de distance, elle a conscience de leur couleur bleu pâle et, sans vraiment le décider, elle laisse la voiture décélérer et elle se gare pile devant la maison. Dans sa boite de transport, Savane se met à gratter frénétiquement. Elle apprécie d'aller au poste avec son humaine, c'est un fait, mais le trajet d'un endroit à l'autre lui semble toujours trop long. Surtout quand Shiloh l'abandonne lâchement 15 ou 20 minutes pour aller faire des courses sur le chemin, ce qu'elle a fait aujourd'hui, en prévision des 48 h qu'elle a prévu de passer allongée dans son lit, son canapé ou son jardin à se saouler la gueule.
Elle n'a jamais vraiment bu en dehors des soirées jusqu'à maintenant, mais depuis que Grant lui a retiré l'enquête, elle est perdue et cherche le moyen ultime qui l'empêchera de cogiter. Parce qu'elle ne sait pas quoi faire d'autre.
Shiloh sort de la voiture, Elijah se lève et fait deux pas dans sa direction. À se faire face sans rien dire, comme cela, on jurerait voir un ex-couple se retrouvant par hasard lors d'une fête chez un nouvel ami que chacun pensait être le seul à connaître. Mais il n'y a rien de tel entre eux. Tout au mieux une amitié naissante, mais même de ça, Shiloh n'est pas sûre. Elle n'est plus sûre de rien, si ce n'est de son incompétence.
Rompant le silence de plomb avant qu'il ne les entraîne par le fond, elle tend deux cabas remplis de légumes et de binouze à l'homme, tandis qu'elle-même s'empare d'un troisième d'une main, et de la cage de Savane de l'autre.
— Tiens, aide moi à rentrer ça.
À peine libérée, la lapine se rue sur la porte du jardin et Shiloh, en l'ouvrant, en profite pour éloigner son invité quelques minutes de plus.
— Tu peux la surveiller ? Les clôtures ne rentrent pas dans le sol et j'ai toujours peur qu'elle creuse un tunnel par-dessous pour s'enfuir.
Se faisant, elle le pousse carrément à l'extérieur sans vraiment attendre de réponse.
— Et je fais quoi si elle essaie ?
— Tu la chasses plus loin.
Sur ce, elle se retourne vers le comptoir où sont déposés ses sacs de commissions, et entreprend de les vider. Elle sent la présence d'Elijah dans son dos quelques instants, mais il finit par rejoindre Savane au jardin et la laisse seule avec ses remords et ses inquiétudes.
Quand elle se décide à les rejoindre, deux bouteilles de bières à la main, Shiloh retrouve le chanteur assis à même le sol. Il lance un minuscule bâton à la lapine qui va le chercher... et le rapporte. Encore une chose qu'elle n'a jamais faite avec elle.
En s'asseyant à bonne distance de lui, mais pas trop loin non plus, pour ne pas que ça ai l'air suspect, elle lui tend une bouteille.
— Désolée pour... le cadre ? Je me dis que je devrais acheter un jardin d'extérieur, mais je n'en ai pas encore eu le temps. Et puis bon, on sera bientôt en hiver et je n'ai nulle part où le ranger, donc...
Il se tourne vers elle, l'air hésitant.
— Je t'ai laissé beaucoup de messages.
— Je sais.
— J'ai cru que tu m'en voulais. Ou, je sais pas, que tu me croyais coupable, quelque chose comme ça...
Shiloh ne répond rien, les yeux perdus dans la contemplation des petites bulles d'air qui remontent à la surface de sa bouteille.
— Tu me crois coupable ?
Elle secoue la tête.
— Non. Bien sûr que non.
— Tu crois que Jed l'est ?
Elle secoue à nouveau la tête. Soupire.
Il faudra bien qu'elle se lance à un moment ou un autre. Autant que ce soit maintenant.
— On m'a retiré l'enquête. Mon boss trouve que je n'étais pas neutre en ce qui vous concerne. Je ne voulais pas arrêter Jed, mais Barlow le voulait, donc le maire itou, et finalement, c'est ce que mon chef a fait.
— Barlow ? s'étonne Elijah. T'as pas l'impression que c'est le genre d'infos que tu aurais dû me donner ? C'est toujours notre manager.
Elle n'ose pas le regarder. Bien sûr qu'elle y a pensé. Mais le recontacter, même pour lui dire ça, ç'aurait été étaler son échec. Et puis, n'étant plus en charge de l'enquête, Elijah n'aurait plus vu aucun intérêt à la fréquenter. Ça aurait fait si mal, ce retour à la réalité. Mieux valait encore couper les ponts d'elle-même.
— Shiloh...
Merde. Elle aime tellement l'entendre prononcer son prénom idiot.
— Shiloh.
Il insiste et elle se retourne vers lui, les yeux humides mais pas débordants, elle sait encore se tenir. Il a l'air inquiet. Mais en même temps, c'est normal. Son partenaire, son ami de toujours, est en prison au moment précis où ils sont en train de parler. Et elle, stupide petite flic incompétente, n'a même pas été capable d'attraper le vrai meurtrier et de le faire ainsi disculper.
Il pose une main sur son épaule et elle sent tout son corps se tendre.
— Je m'inquiète pour toi. T'as pas l'air d'aller bien. Et c'est quoi toutes ces bières que tu as rapportées ? Tu ne comptes pas les boire toute seule ce soir, si ?
Elle a un sursaut de rire. C'est si absurde comme reproche venant de sa part.
— Tu ne crois pas que c'est gonflé venant de toi ? Dès que tu assistes à une soirée, tu finis torché.
Il a un sourire trop tendre en réponse, qu'elle est certaine de ne pas mériter.
— Peut-être, mais même torché, je sais encore monter un escalier. Note que c'est peut-être l'expérience, se moque-t-il, j'ai eu 10 ans de plus que toi pour m'entraîner.
— 9 ans, estime-t-elle utile de corriger.
— Quoi ?
— Tu as 9 ans de plus que moi, pas 10.
Il rit, étonné lui-même d'en être encore capable après avoir passé une semaine entière à se ronger les sangs et à être, au moins d'après sa femme, d'une compagnie exécrable.
— 9 ans, soit. Ça n'en fait pas une raison pour que tu prennes le même chemin que moi. Je n'ai rien d'un modèle. Et tu es flic, une grande carrière t'attend, pour peu que tu ne gâches pas tes capacités de déductions avec un trop-plein de gueule de bois.
— Tu parles. On ne retire pas son enquête à une flic talentueuse.
Il pose à nouveau sa main sur son épaule et la force à tourner la tête pour le regarder dans les yeux.
— Tu ne vas jamais au cinéma ? Tu ne lis jamais de roman policier ? Cite-moi un seul héros qui ne se soit pas retrouvé dans la merde à un moment. Mais ils trouvent toujours un moyen de se relever, et tu vas y arriver aussi. On t'a retiré l'enquête ? La belle affaire ! Qu'est-ce qui t'empêche de continuer à bosser dessus sur ton temps libre ? Je peux t'aider, si tu es d'accord. On doit faire sortir Jed.
— J'ai rien d'une héroïne, marmonne Shiloh en se dégageant, faisant un effort sur elle-même pour ne pas tout accepter en bloc uniquement à cause de son regard bleu envoûtant. Et pour ce qui est de continuer, faudrait encore que j'en sois capable. J'ai merdé tout du long. Je comprends même pas que tu me parles encore. Je suis nulle.
Elijah secoue la tête, faisant ainsi part de son mécontentement.
— Tu vas trouver l'assassin, assure-t-il. Tu vas faire sortir Jed. On n'a pas le choix, ajoute-t-il plus bas, pour lui-même.
Mais elle secoue la tête à son tour.
— Ça ne suffira pas. Il faudrait aussi trouver qui a agressé Jarvis Barlow.
— J'ai entendu parler de ça. C'est moche, c'est un brave gosse.
— Tu le connais ?
— Vaguement. Je l'ai rencontré quelques fois. Il est habitué à côtoyer des artistes depuis toujours et il se comporte avec nous de façon naturelle, c'est agréable. Mais son père est souvent agressif avec lui, sous prétexte qu'il est trop faible ou trop effacé. Richard veut en faire un homme, un vrai. Pour peu que ça signifie quelque chose. Elijah secoue une fois encore la tête affirmant son désaccord avec cette façon de penser. Le gamin était assez peureux avec lui avant, mais ça fait une poignée de mois qu'il lui tient plus souvent tête. Je ne savais pas d'où ça lui venait, je supposais que c'était l'âge, qu'il apprenait à s'affirmer, mais depuis que j'ai rencontré le nouveau serveur du Velvet, il est évident que ça vient de lui.
— Attend, quoi ? l'interrompt Shiloh, les sourcils froncés. Le nouveau serveur ? Tu parles d'Aaron ?
— C'est ça. Le gamin qui bosse quelques soirs par semaine au Velvet.
— Mais qu'est-ce qu'il a à voir là dedans ?
Elijah hausse les épaules sans comprendre en quoi cette information peut leur être utile.
— A priori, ils sont amis. Enfin, je suppose. Je les ai vus ensemble quelques fois depuis que Jarvis a commencé à s'affirmer face à son père.
— Mais... depuis quand ils se connaissent ? Pourquoi je ne suis mise au courant que maintenant ?
— Quelle importance ça peut avoir ?
— Tu ne comprends pas... elle le regarde, atterrée. Aaron est le frère de Victoria.
— Victoria ? sa voix s'affaiblit en un murmure à peine audible. Incroyable.
— Le monde est petit.
— Qu'est-ce qu'on fait, alors ? se reprend-il. On va lui poser des questions ? Tu penses qu'il sait quelque chose ?
— Oui, mais demain. On a trop bu pour prendre la voiture ce soir.
Il approuve pour ne pas la contrarier et parce qu'il ne pense pas une seconde que ce que le gamin aura à raconter puisse faire sortir Jared de prison. Sinon, taux d'alcoolémie trop élevé ou non, il aurait été frapper chez lui illico-presto.
Quand Shiloh le raccompagne à la porte, ils se donnent rendez-vous le lendemain matin à 10 h pour aller interroger Aaron, et en rangeant les vidanges, elle note qu'ils ont bu ensemble moins de bières qu'elle n'en aurait consommé si elle avait passé la soirée seule. C'est surprenant quand on compare ça à la consommation d'Elijah en tournée, mais cette constatation lui fait du bien.
Elle doit se ressaisir, il a raison. Une carrière sans anicroche n'existe que dans la fiction. Et encore, pas dans la bonne.
En allant se coucher, elle laisse la porte menant à l'escalier et celle de sa chambre ouvertes. Dix minutes plus tard, la lapine au pelage roux bondit sur le lit et vient se blottir contre son cou. D'un mouvement ralenti par la fatigue, Shiloh lui gratte l'espace entre les oreilles en profitant de ce que l'animal ne semble, pour l'instant du moins, plus lui en vouloir.
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