Ce n'est que vers midi que Shiloh émerge, le lendemain. Couchée dans un fauteuil confortable avec un plaid gris à pois plus clairs posé sur elle. Dans un appartement inconnu. Une odeur de café chaud et de toast grillé lui chatouillant les sinus.

Elle s'assied en douceur, voit que le monde ne tangue plus autant que le soir précédent et se met debout. Il fait chaud, mais le plaid tout doux a quelque chose de rassurant, si bien qu'elle s'en enveloppe. En plus, son odeur est agréable, familière. Elle s'approche de la baie vitrée donnant sur un petit balcon et découvre une vue de la tamise absolument bandante. Elle voit Big Ben, le palais de Westminster, l'abbaye...

Elle se met à flipper. Une nuit dans un appartement tel que celui-ci doit se négocier plusieurs centaines d'euros sur Airbnb. Qu'a-t-elle fait de stupide hier soir ? Elle n'a pas les moyens de se payer un luxe pareil.

— Ah ! Tu es réveillée.

Elle se retourne, affolée. Subitement très inquiète quant au contenu de sa soirée, et découvre Elijah, derrière le comptoir d'une cuisine ouverte. Une tasse de café noir dans la main gauche, une pince pour attraper les toasts dans la droite. Juste habillé d'un t-shirt et d'un boxer noirs, il lui désigne un tabouret face à lui.

— Assied-toi. Je te sers.

Abandonnant le plaid sur le divan, elle s'installe et se laisse servir son petit-déjeuner en s'efforçant de ne pas trop le reluquer.

— Le commissariat a appelé vers 10 h sur ton portable. J'ai répondu. Tu m'en veux pas ?

Elle grimace. Rater une journée sans raison va déjà lui valoir son lot de remontrances, mais si ses collègues apprennent qu'elle a passé la nuit chez Elijah, ça va devenir infernal.

— J'ai dit que t'avais bossé toute la nuit et que je t'avais hébergé sur mon canapé, ce qui est vrai. Le type a répondu qu'il gardait la savane cette nuit aussi, Elijah semble perplexe. J'ai pas tout compris, mais je transmets.

À l'évocation de la lapine, Shiloh se détend.

— Tu as eu Wyatt !
— Ah, oui. Je crois qu'il a donné un nom dans ce style-là.
— Génial. Il aura peut-être réussi à tout arranger. Je devrais l'appeler pour voir. Et le remercier.

Il lui désigne son téléphone, qu'il a posé sur la table de la salle à manger, et elle s'empresse d'appeler le policier.

Immédiatement, Wyatt la rassure, il a bien noté qu'elle avait enquêté toute la nuit et elle est donc libre de prendre sa journée pour récupérer. Elle en profite pour lui annoncer qu'elle a découvert qui est le fameux ex de Victoria et qu'elle compte aller lui rendre une petite visite tant qu'elle est à Londres. Avant de raccrocher, elle le remercie encore de prendre soin de Savane, et de lui sauver les miches.

En s'installant à nouveau auprès d'Elijah, elle le sent songeur.

— Un chat ? demande-t-il.
— Quoi ?
— Savane. C'est un chat ?
— Oh ! Non. C'est un lapin, mon lapin. Enfin, bien qu'il semblerait que depuis mon déménagement, elle aime tout le monde sauf moi... Au fait, se rappelle-t-elle subitement, en panique, cet appartement... Ça a dû te coûter les yeux de la tête...
— Je te le fais pas dire, confirme-t-il. Mais ça va, je l'utilise peu et il est déjà bien rentabilisé grâce aux locations.
— Tu... tu ne l'a pas loué ?
— Comment ?
— Je veux dire, c'est chez toi, ici ?

Il l'observe, son toast à la main, pas sûr de comprendre où elle veut en venir.

— Ben, oui.

Le soupir que pousse Shiloh le rend plus confus encore et elle s'en rend compte.

— J'avais peur de m'être incrustée dans un appart que tu aurais loué super cher. Enfin, d'un coté, c'est bien un appartement super cher. En même temps, vu la vue... Non, mais c'est pas ça... elle secoue la tête, se faisant la promesse de ne plus boire une seule goûte d'alcool lors des soirées organisées par les DK. Ce que je veux dire, c'est... je te dois quelque chose pour la nuit ?

Il la dévisage toujours, interdit. Tout ça pour ça ?

— Euh, non. Si je n'avais pas voulu t'héberger, je t'aurais mise dans un taxi, comme les autres. En fait, je te devrais même plutôt des excuses.
— Quoi ? Mais non. Pourquoi ?

Il grimace puis désigne une porte du menton.

— Il y a une deuxième chambre, là. J'aurais dû t'y installer, plutôt que te laisser sur le divan, tu aurais mieux dormi. Mais Jed étais censé passer la nuit ici, alors je la lui ai gardée. Il hausse les épaules d'un air las. Il a dû se trouver un hôtel avec la fille d'hier. En même temps, je n'aurais pas aimé qu'il l'amène ici, donc c'est peut-être mieux ainsi.

Pendant quelques secondes, Elijah semble terriblement triste, puis son visage change du tout au tout et il embraie sur ce qu'elle a raconté à Wyatt au téléphone.

— Tu vas aller interroger l'ex de Victoria, maintenant ? Je peux t'accompagner ?
— C'est-à-dire que tu n'es pas flic. Ni même détective privé...
— Et c'est un problème ?
— Ben, je sais pas trop...

Légalement, rien ne l'empêche d'emmener Elijah avec elle, mais c'est quand même un peu bizarre d'aller interroger un suspect potentiel avec un chanteur célèbre. Non ? Pourtant, il n'a pas à insister beaucoup pour qu'elle cède, la perspective de passer quelques heures de plus en sa compagnie étant plus forte que ses hésitations idiotes.

Après le petit-déjeuner, ils se rendent en bus jusqu'au Strand, qui ne se trouve vraiment pas loin de l'appartement, et vont sonner à l'adresse indiquée par Jérôme. Un appartement, probablement minuscule, dont l'entrée se trouve entre deux bâtiments sombres à l'aspect insalubre, dans une ruelle étonnement propre mais déserte. Et comme prévu par celui-ci, ils le trouvent vide. Pourtant, le jeune homme lui a bien dit qu'il ne serait absent qu'à partir de lundi, or aujourd'hui, c'est dimanche et Shiloh espérait avoir de la chance. Alors qu'ils s'éloignent, pourtant, la fenêtre du second étage s'ouvre et une fille aux bras tatoués et aux longues dreadlocks, une cigarette, ou plus probablement un joint, à la main les intercepte.

— C'pour quoi ?
— On cherche Liam Gwynfor.
— À c't'heure vous l'trouverez au Fruit Cake. C't'un bar à Soho, répond-elle avec un fort accent que Shiloh peine à identifier.

Vingt-cinq minutes et un métro plus tard, l'inspectrice et l'apprenti détective, arrivent devant un bar ouvertement gay et Elijah fait subitement mine de se défiler.

— Je vais t'attendre ici, OK.

Ayant pris la confiance pendant leur trajet commun, Shiloh proteste.

— Tu ne vas pas me lâcher maintenant ! Allez, viens.

Elle l'attrape par le bras et veut l'entraîner à sa suite, mais Elijah refuse de bouger. Elle se retourne vers lui, décontenancée.

— Je suis connu, au cas où ça t'aurait échappé. Quelqu'un va forcément me reconnaître et on me demandera ce que je foutais là.

Sans voix, Shiloh lui lâche le bras. Elle est tentée de lui demander s'il a conscience de l'image qu'il renvoie quand il est sur scène avec Jared, mais préfère s'en abstenir, pensant avoir potentiellement touché du doigt la raison qui fait qu'il n'y a apparemment jamais rien eu de plus entre eux que ce qu'ils montrent sur scène.

— OK. Hmm, tu restes dans le coin ? Je ne devrais pas en avoir pour longtemps.

Dans le bar coloré et apaisant, elle ne repère tout d'abord pas le garçon qu'elle est venue chercher. Les quelques clients sont installés à de petites tables en bois peintes de toutes les couleurs. Et comme l'heure du déjeuner est passée, ils ne sont plus assez nombreux pour qu'elle puisse rater Liam. Se rendant compte que ça doit être précisément pour cette raison qu'elle ne le trouve pas, elle se retourne, prête à ressortir, quand son regard tombe, presque par hasard, sur le barman. Pas très grand, mais athlétique, abondante chevelure blonde, grands yeux verts et barbe de trois jours faussement négligée, à priori, elle est face à Liam Gwynfor en personne.

Elle s'assied au bar, sort son badge.

— Liam Gwynfor ? Je suis l'inspectrice Delauney. J'enquête sur la mort de Victoria Evans.

Le jeune homme termine de verser un liquide rose pétillant dans un verre à cocktail, dépose dedans une pique où sont plantés trois morceaux de fruits, fait un signe discret de la main à un serveur habillé d'un débardeur arc-en-ciel et d'un short en jean délavé recouvert d'un tablier noir à discret liseré mauve, et pose ses mains sur le plan de travail, la regardant enfin en face.

— Je savais que vous viendriez. J'ai ma pause dans trois-quart d'heure, ça vous dérangerait qu'on se retrouve à ce moment-là ?

En sortant du bar, Shiloh repère immédiatement Elijah au petit groupe amassé sur le trottoir d'en face. Tout sourire, l'homme enchaîne les selfies et a quelques mots gentils pour chacun des fans présents. Dès qu'il aperçoit Shiloh, il s'excuse pourtant auprès d'eux et, après une ultime photo avec une adolescente filiforme aux longues boucles brunes, il traverse en courant pour rejoindre l'inspectrice.

— Ça a été rapide.
— On a rendez-vous avec lui dans une heure dans un bar à deux rues d'ici.

Elijah ne lui répond que par un grognement, et Shiloh s'inquiète de la possibilité que le musicien ne soit en train de regretter de l'avoir accompagnée.

— On peut aller voir à quoi ressemble le bar, propose-t-elle, incertaine.
— Pas tout de suite, répond-il en regardant discrètement derrière eux. Si on s'installe, ils vont venir aussi et on ne pourra pas discuter tranquillement avec l'ex.

À vingt mètres d'eux, un groupe de quatre garçons et deux filles, originellement amassés parmi les fans, s'est arrêté et semble les fixer. Tous ont leur téléphone à la main et Shiloh suppose qu'elle en trouvera quelques-unes où elle apparaît sur les réseaux sociaux le soir même. Un côté d'elle est ravi, car elle a très peu de photos d'elle avec Elijah, à peine une poignée, prises dans le bus lors du trajet pour Édimbourg, mais un autre peste contre ces paparazzis des temps modernes, car il ne faudrait pas que ses collègues tombent sur ces mêmes photos. Ils sont déjà bien assez jaloux comme ça.