Nouvelle page
Avez-vous déjà eu envie de tourner la page ?
Si c'était possible, je changerais même de livre...
J'en ai marre de courir après cette plume qui écrit mon existence sans mon accord, de la suivre en trébuchant, tombant, me trainant au sol sans aucune aide pour me relever.
Cette page, cette affreuse et longue page remplie de mes peines et de mes malheurs, je voudrais la tourner parce qu'elle relate ma morne, triste et misérable existance. Cette humiliante vie où je suis rabaissée au rang de sous-Homme, de sous-Femme...
Discriminée ?
Dans ce cas, pourquoi ?
Parce que l'Homme, cet Homme avec un grand H et qui s'en vante comme s'il était le roi du monde, cet Homme lâche et méprisable qui te crache au visage, cet Homme sans respect pour les autres et pour lui-même, a sans cesse besoin d'écraser les autres dans ses propres excréments, pour les regarder de haut et leur affirmer:
« Je suis meilleur que toi. »
La peur de la faiblesse, d'être seul, sans espoir, sans amour et sans passion. D'être vide de capacité, impuissant et inutile, cette dégradante peur étreignante, collant à la peau et à l'esprit...!
Cet Homme-là ferait tout pour s'en débarrasser à jamais, la jeter à la poubelle, la déchiqueter de ses doigts jusqu'à ce qu'elle saigne, qu'elle meurt, qu'elle crève cette foutue peur !
Mais elle est toujours là, toujours ! Cette peur d'être inférieur aux autres te pousse à les pousser au sol, sous terre, de les enterrer vivant, tout en dessous de toi, pour ne pas te retrouver à leur place...
L'Homme tue les autres Hommes parce que sinon, c'est lui qui est tué...
« C'est la loi de la jungle, mon ami... Je te laisse une chance de me planter ce couteau dans le dos, mais si tu te rates, sache que je te lacérerai le visage jusqu'à ce qu'il soit semblable à la boue dans laquelle tu traîneras pour la fin de ta vie ! »
Quelle foutue page de merde, constituée essentiellement de cette honte d'être moi-même, de n'avoir vécu que ce mal, cette position de faiblarde, de débile, putride, stupide...
Page de merde, je m'en vais te déchirer, te trucider, t'anéantir jusqu'à ce que tu ne sois plus que de la chair de papier en décomposition !
Que j'ai mal, mal d'être dans ce monde, sur cette Terre, qui me hait, que je hais, et on le sait, toutes les deux. On se déteste mutuellement.
« Mais quelle haine injustifiée ! »
Quelle haine bien dissimulée...
On a besoin l'une de l'autre, c'est pour ça que je ne disparais pas...
Ah... non.
Elle n'a pas besoin de moi.
La Terre tournera encore si je ne suis plus là...
Mais... dans ce cas....
Qui nettoiera leurs déchets ? Qui se roulera dans la saleté pour eux, qui se recouvrira le visage de regards méprisants, si je ne suis plus là ?
Une autre personne, évidement...
Sur les 7,8 milliards d'individus sur cette planète, il est en effet fort possible que les larbins à asservir soient nombreux.
Mais qui a décidé de leur malheur ? Eux ?
Parce qu'ils étaient pitoyables ? Détestables ? Méprisables ?
« Mais non, voyons !
C'est la loi de la jungle, n'oublie pas ce que je t'ai déjà dit ! »
L'Homme bouffera les autres Hommes pour ne pas être bouffé lui-même, pour ne pas devenir qui je suis, honte à moi, d'avoir accepté cette place !
Pourquoi est-ce que cette pyramide sociétal me permet-elle seulement de descendre ? L'étage du dessus disparaît à chaque fois que l'ascenseur social s'arrête sur un nouveau palier, m'empêchant de remonter, alors je m'enfonce, plus profondément, encore, encore, toujours, plus loin, plus bas, plus vite, sans paroi où m'accrocher...
Je ne suis que du bétail pour cet Homme cruel.
« Homo lupus homini... »
L'Homme est un loup pour l'Homme.
Merci, ma chère professeur de latin, de m'avoir appris cette phrase si utile, si juste !
Oh, et tant que j'y suis, merci aussi, de m'avoir appris ce que cela faisait de se faire comparer à une pauvre chienne imbécile, puisque je n'avais pas su décliner "dea" au Datif...
...quels professeurs utiles !
Sans eux, je n'aurais pas pu me préparer à être cette petite peste qui mérite de disparaître, mais qui reste parce que sinon, il n'y a plus personne à martyriser !
Évidement, chère professeur de latin, dea signifie déesse, je n'aurais jamais pu en être une, n'est-ce pas ? Comment décliner un mot qui est ton exact opposé !
Condamnée à les prier, ces divinités qui me vomissent dessus, me remplissent le corps de pitié ; « Il faut avoir pitié de toi, ma chérie. »
Ne vous inquiétez pas, j'ai déjà pitié de m'être pliée si rapidement à la loi de la vie !
Savoir s'adapter aux situations, certains disent que c'est cela que signifie l'intelligence. Est-ce donc moi ? Je me suis habituée, adaptée à ma classe sociale d'harcelée dans tous les domaines.
Même les oiseaux à côté de moi se foutent de ma gueule.
Quelle intelligence de merde !
Il est dégoûté par lui-même, cet Homme sordide et repoussant, il rejette ce dégoût vers moi, qui n'a rien demandé !
Mais maintenant, je vais la tourner cette abrutie de page ! C'est fini de baigner dans l'éclat des regrets et remords de ces personnes que je méprise, qui me méprisent !
Médisez-moi, si ça vous fait plaisir !
Fini de descendre dans cette cage d'ascenseur, je vais les construire, ces boutons pour remonter ! Et peu à peu, j'y arriverai, à être au sommet !
C'est moi qui vous écraserai !
C'est moi qui vous maudirai, vous mépriserai, vous cracherai au visage, vous lancerai en l'air pour voir si vous savez correctement retomber sur vos pieds, c'est moi qui piétinerai vos travaux, votre vie, vos espoirs, vos rêves, vos fiertés ! Tout ça, envolé !Disparu !
Bizarre, non ?!
Oh, notez l'ironie infecte que j'utilise pour me complaire dans le sarcasme, mais la situation n'est-elle pas si ironique ?
Elle est affreusement sadique...
Mais je vais mettre fin à tout ça !
Je voulais changer de livre ? C'est parfait, il y a un libraire en face de chez moi !
Je vais te rattraper, toi, la plume qui écrit mon avenir sans me consulter avant ! Je te casserai en deux, et rédigerai avec mon propre sang et ma propre sueur ce que j'ai envie de devenir !
Je vais tous vous surpasser, vous dominer, à jam...!
— Hé, sous-merde ?!, m'appelle une des filles qui sont assises devant moi. Je n'ai plus faim, termine mon assiette.
Je la regarde dans les yeux, et les baisse ensuite vers mon plateau peu rempli.
Autour de moi, sur ma table de cantine, il n'y a personne.
Je ne réponds pas à la fille, et elle dépose sur mon plateau son assiette souillée par des traces de purée volontairement mélangées à du yaourt.
— Bouffe, me dit-elle.
J'attrape docilement ma fourchette, et mange un bout du répugnant mélange.
Ça me donne envie de vomir.
— Parfait, affirme la jeune fille.
Un jour, je tournerai cette page saturée, débordant de toutes les humiliations que j'ai subies au cours de ma vie... mais pas aujourd'hui.
Demain, peut-être...?
À moins que cette page ne soit la seule et l'unique qui constituera ma vie...
Peut-être qu'il n'y aura jamais de nouvelle page, parce que je n'ai pas assez de papier pour en fabriquer une autre.
— Et le DM de Sciences ? Tu l'as fais, j'espère ?
— Oui, je te le donne tout de suite...
— J'espère bien !
En fait, je n'arriverai jamais à la rattraper, cette satanée plume... elle écrit et virevolte sur le papier au moins dix fois plus vite que moi.
Demain, je tournerai la page, promis.
Enfin... je ne sais pas trop. J'essaierai.
Peut-être.
— P'tite pute, va !, ricane la lycéenne.
Non, finalement, je resterai bloquée à jamais sur cette foutue page.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top