...Morte
Le midi, une jeune élève qui était dans une classe un peu plus basse que la mienne venait souvent me voir.
Elle ne me parlait pas, mais on s'observait mutuellement dans le silence.
Un jour, elle m'avait adressé la parole.
— Tu vas bien ?, m'avait-elle questionné.
— Ni oui, ni non, avais-je répondu.
Je l'avais fixée de mon regard inexpressif.
— C'est à dire que je suis morte.
Elle n'est plus jamais venue me parler.
•••
Le problème avec les autres personnes, c'est leur manque de compréhension.
Si tu dis quelque chose d'illogique sur un ton sérieux, aucun être humain ne cherchera à comprendre ce que cela signifie.
Ils s'enfuiront tous.
Ils te traiteront de folle, d'attardée...
Ils diront que tu es débile, abrutie, se moqueront, te médiront.
Personne n'a jamais cherché à savoir ce que signifiait vraiment les mots que je répétais, inlassablement, lorsque l'on me demandait si j'allais bien.
« Je suis morte. »
Morte.
M. O. R. T. E.
Quel imbécile aurait pu donc croire que ces mots voulaient dire que j'étais un spectre ? Personne.
Ils ont juste pensé que j'avais un problème mental...
Mais la vérité est tout autre.
Je ne suis ni un fantôme, ni une mythomane, ni une tarée... je suis juste morte.
Et de la pire des façons.
•••
Il y a deux façons de mourir.
Mais les gens n'en connaissent qu'une.
Tout le monde a déjà entendu parlé de la première façon, celle dont on parle tous, la seule existante aux yeux du monde: la mort du corps.
Mais est-ce la plus douloureuse ?
Que ton cœur arrête de battre, que ton cerveau ne fonctionne plus, que tes cellules pourrissent, cela ne t'affecte plus une fois que ton corps est hors-service.
C'est tes proches, ta famille, tes amis qui souffrent.
Êtes-vous déjà morts de cette façon ?
Non...?
Et de la deuxième façon ?
La pire...
La plus cruelle.
Celle que tout le monde redoute...
L'avez-vous déjà expérimentée ?
...La mort de l'âme.
•••
Je suis morte, mais à l'intérieur.
Mon esprit s'est envolé.
Je suis une coquille vide, sans émotion, sans espoir, sans rêve, sans pensée.
J'ai abandonné mon âme, mais pourtant mon corps fonctionne toujours, robuste, fier, il fait croire aux autres que je suis toujours là.
Mais ça fait longtemps que je suis passée dans l'autre monde.
La mort de l'âme est censée s'effectuer après celle du corps.
Dans certain cas, elle se fait avant.
J'ai entendu quelque part, mais je ne sais plus où, que le pire ce n'était pas les gens qui mourraient, mais ceux qui étaient déjà morts de leur vivant.
À l'époque, quand j'avais lu cette belle citation, je m'étais contentée de la trouver vraie et jolie.
Ensuite, je n'ai plus su quoi en penser.
Étais-je censée en penser quelque chose ?
Je ne sais pas.
Un mort, ça n'a pas d'avis.
•••
J'ai vécu dans la mort durant de nombreuses années.
Je ne sais plus comment est-ce que je suis morte.
Je crois que ça s'est fait doucement, naturellement, de la même façon que l'on s'endort dans son lit le soir.
On le fait sans s'en rendre compte, tout doucement, sans douleur et sans crainte. Et c'est lorsque l'on se réveille que l'on comprend que l'on s'est endormi.
Je me suis rendue compte de ma mort lorsque l'on m'a demandé si j'allais bien.
Je n'arrivais plus à dire si j'étais en bonne santé mentale ou non.
J'ai vite compris que c'était parce ma santé mentale n'était pas bonne ni mauvaise.
Elle n'était juste pas.
Depuis, je me suis évertuée à répéter aux gens que j'étais morte.
Je voulais désespérément qu'ils comprennent, qu'ils essaient du moins, de ressentir que je ne ressentais plus.
Mais ils m'ont fuie.
Comme la peste.
Comme une fille victime d'une maladie rare, grave, contagieuse.
Mais la mort, ça ne se transmet pas.
Ça te tombe juste dessus, et qu'elle soit physique ou pas, tu ne peux rien y faire.
•••
Je l'ai rencontré à un cours de musique.
Lui.
Ma mère me forçait à continuer de jouer du violon, même si mon professeur avait depuis longtemps remarqué que ma musique était silencieuse et... inexistante.
J'avais arrêté de jouer.
Je venais au cours, regardais les autres créer une soigneuse mélodie avec adresse et élégance, et je ne songeais à rien.
Je ne savais plus songer, après tout.
Il était nouveau dans la ville.
Lui aussi, ses parents l'obligeaient à jouer.
En voyant que je ne faisais pas de musique non plus, il avait arrêté au bout du troisième cours à son tour, et était venu s'assoir à côté de moi.
— Tu vas bien ?, m'avait-il demandé.
J'avais tourné la tête, et ancré mes yeux voilés vers les siens.
— Je suis morte, avais-je dit en sachant qu'il allait lui aussi s'enfuir.
Il n'en avait rien fait.
Il avait hoché la tête avec compréhension, puis affirmé.
— Moi aussi, j'étais mort.
Il m'avait souri.
— Et pourtant, regarde maintenant, je suis en vie...
C'était la première fois qu'on ne me prenait pas pour une personne bonne à enfermer.
— Tu veux que je t'aide à ressusciter ?, m'avait-il questionné.
J'avais haussé les épaules.
Je n'avais pas d'avis.
Après le cours de violon, il m'avait raccompagnée chez moi en m'expliquant avec passion que la mort de l'âme était une mort réversible, contrairement à celle du corps.
•••
Le jour suivant, en sortant de mon domicile, il était là.
Il s'était approché de moi en douceur, et m'avait attrapé les épaules.
Le jeune homme s'était penché vers moi, et m'avait embrassée.
Ses lèvres avaient un goût de rien.
Elles avaient le goût de mon esprit.
— Ça t'a fait du bien ?, m'avait-il interrogé en retirant sa bouche de la mienne.
J'avais secoué la tête.
— Ça ne m'a fait ni du bien, ni du mal.
En fait, ça ne me faisait juste pas.
— C'est normal, avait-il expliqué.
Il est revenu tous les jours.
•••
Je ne l'attendais pas vraiment, mais sa présence ne m'étonnait pas.
« Je te ressuscite, m'affirmait-il »
Il m'embrassait ensuite, et suivait son baiser par cette habituelle question.
« Ça t'a fait du bien ? »
Ça ne me faisait jamais rien.
Ses étreintes étaient devenues pour moi un rituel du matin, inutile mais existant, et je n'en étais ni contrariée ni heureuse.
À chaque bisou, chaque baiser, il me fixait dans l'espoir que quelque chose change, mais à chaque fois, je répondait à sa même question ma même réponse:
« Ça ne me fait rien... »
Cette petite habitude a duré cinq mois...
Et puis un jour, il n'est plus venu. Durant trois jours, puis une semaine, et puis un mois. Il n'a plus montré signe de vie.
Au bout de deux mois, il a refait apparition.
J'étais étonnée de le voir. Heureuse ?
Je ne crois pas.
Il n'était pas seul.
Une autre fille l'accompagnait.
Il s'est approché jusqu'à moi, s'est penché vers mon visage, puis a pris l'autre fille et l'a embrassée devant moi.
— Ça t'a fait du bien ?, m'a-il interrogée.
Je l'ai regardé, puis j'ai regardé la fille, et j'ai répondu:
— Ça m'a fait du mal.
J'avais envie qu'il m'embrasse moi.
— Je t'ai enfin ressuscitée, a-t'il affirmé en souriant.
•••
Nous nous sommes mis en couple, et nous sommes restés ensemble durant cinq ans.
Et puis, de la façon dont j'étais morte, notre amour s'est éteint.
Il était l'ange tombé du ciel qui m'avait redonné la vie, le garçon fou qui était venu m'embrasser tous les jours pendant cinq mois pour raviver la flamme de mon âme.
J'étais morte, et il m'avait redonné un esprit.
Mais nous avons quand même cessé de nous aimer.
Je lui serai toujours redevable.
Je parlerai toujours de lui comme de mon sauveur, de mon héros, de cet homme incroyable et fascinant qui m'a sauvée de mon funeste sort.
Nous nous sommes quittés sans remords, avec la paix dans l'esprit, mais surtout avec un esprit vivant.
Nous nous sommes quittés comme les deux personnes qui s'aimaient encore, mais plus de la bonne façon.
•••
Dans le train, un homme de mon âge est assis à côté de moi.
Il fixe le vide.
— Vous allez bien, monsieur ?, demandé-je avec compassion.
L'autre me regarde et rétorque platoniquement.
— Et bien, je suis mort.
Je souris.
— Pas de problème, moi aussi, j'étais morte.
Il me dévisage, et je décèle une pointe d'espoir dans son cœur qui n'est pas totalement enterré.
— Une seconde, laissez-moi juste le temps de vous ressusciter, déclaré-je.
Et je l'embrasse.
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