Malaise

Je ne l'avais jamais remarqué, avant.

En allant à l'école, au supermarché, à table, devant la télé, au cinéma, après mon cours de danse, durant mes séances de lectures, au restaurant, là-bas, ici, derrière, devant, dehors, dedans...

Non, c'est vrai, je ne l'avais jamais remarqué.

Lola était venue à la maison, pour notre exposé d'histoire sur la réconciliation franco-allemande. Mais je n'écoutais pas, ne voyais pas, n'entendais pas.

Tout était flou, troublé, effacé au second plan, derrière ce chuchotement bizarre qui m'emplissait les oreilles.

— Tu m'écoutes ?, m'avait demandé Lola.

— Je ne l'avais jamais remarqué, avais-je simplement répondu.

— Remarqué quoi ?

Bonne question.

— Bonne question.

Secouement de tête.

— Je ne sais pas.

La page d'ordinateur ouverte sur une photo d'un français et d'un allemand se serrant la main m'avait fait dire:

— On reprend ?

— Vous voulez quelque chose à manger, les filles ?, avait demandé mon père.

Lola m'avait lancé un regard en coin.

— Oui, avais-je répondu.

Mon père avait souri.
Malaise.

Je ne sais plus pourquoi.

Après le départ de mon amie, j'avais fixé le plafond, dans ma chambre, sur mon lit, sous ma couette.

C'était vrai.

De quoi déjà ?

Oui. De quoi ?

Qu'est-ce que je n'avais jamais remarqué ?

Ah oui. Non.

J'avais oublié.

— Tu viens manger, Anne ? m'avait appelée mon père.

— J'arrive.

En sortant, je l'avais vu, il souriait légèrement.
Il souriait tout le temps, mon père. C'était pour cacher qu'il était triste que maman soit toujours en voyage.

Moi, ça me faisait un vide de le voir sourire.
Un malaise.

— Tu veux plus de sel ?

— Oui.

Il sourit.
Malaise.

Je ne voulais pas plus de sel.
Les pommes de terre en avaient déjà trop.

— Tu n'en mets pas ?

— Si.

Et du coup, j'en avais mis.
Malaise.

Les pommes de terre n'étaient pas bonnes. Trop salées.

Comme moi.
Je suis trop salée.
Trop amère.

Mon père souriait.

...Malaise.

— Vas te brosser les dents.

— Oui, papa.

Il sourit. Malaise.

— Tu te couches tôt, ce soir.

— Oui, papa.

Il sourit. Malaise.

— Tu as fini tes devoirs ?

— Oui, papa.

Encore un sourire, et un malaise.

Je ne l'avais jamais remarqué...

De quoi ?

Il sourit.

Malaise.

Le soir, je n'avais pas dormi. Impossible.

C'était parce que je ne l'avais pas remarqué. Mais de quoi ?
Et où ?

Partout.

Devant, derrière, dehors, dedans. Et cette voix, elle me chuchote des phrases, elle me le dit.

Elle me dit quoi ?

Malaise.

Malaise, malaise, malaise, malaise, malaise, malaise, MALAISE !

Non.

LÈVE-TOI !

J'avais envie de vomir. Ça sentait mauvais.

Cette voix, elle me chuchotait.
Non.
Non !

Malaise. Il sourit toujours.

Qui ? Où ?

Non.

Malaise.

J'étais sortie de ma chambre. Dans le noir, je m'étais rendue jusqu'à cette odeur.

Et ce malaise, il me planait tout autour.

Je ne l'avais jamais remarqué, avant.

Le malaise ?

Non.

Quoi, alors ?

Le sourire.

Quel sourire ?

Celui du malaise.

Ça sentait vraiment mauvais.

Il faisait nuit, je ne voyais rien, et j'entendais juste ce petit chuchotis.

Il venait du cadavre, dans la cuisine.

Un hoquet de stupeur m'avait forcé à plaquer mes mains contre ma bouche. Il y avait ce cadavre, cette puanteur qui s'en dégageait, cette horreur de le voir, ce dégoût et cette envie de vomir. Le corps en décomposition trônait, sale, malsain, outrageant le sol de ma propriété.

De sa propriété.
Oui, de la sienne.

C'était papa.

Papa ?

Non, pas le papa qui vient d'arriver derrière moi.

Le vrai papa.

Pas le papa qui me souriait, avec ce sourire, cet horrible sourire malaisant. Non, pas ce papa.

Pas celui qui me regarde, qui m'observe.

Non. Le papa qui est mort. Celui qui n'a plus d'âme. Le cadavre en décomposition.

Le vrai.

Pas le faux.

Je n'avais jamais remarqué l'étrange sourire, non, la grimace qui formait un U à l'envers, que mon faux papa arborait à longueur de journée. Un sourire retourné.

Je le ressens. Il est derrière moi.

Ne te retourne pas.
Continue de fixer le cadavre. Celui du vrai papa.

Je ne l'avais jamais remarqué, jamais, mais les voix venaient du corps du papa.
Du vrai.

Elles me chuchotaient quoi faire, mais que me disent-elles, à présent ?

Je n'entends plus. Et il est là.
Le faux papa.

Celui au sourire retourné.

— Tu t'es bien nettoyé les intestins ?

— Oui, papa.

Je me retourne.
Il sourit.

Malaise.

Son sourire est dans le mauvais sens.

— Ton sourire est dans le mauvais sens.

Il sourit encore plus.
Il n'y a plus de malaise.

Que des sueurs froides.

Tuez-moi.

Et vous...?
Vous l'avez vu, le sourire bizarre de cette personne qui vous surveille ? Vous êtes sûr ?
Vous n'avez rien aperçu ? Vous ne l'avez pas remarqué, avant ?

Même cette chose qui vous observe depuis le début de mon histoire, vous ne l'aviez pas remarquée ?

Non, vous ne remarquez rien ?

Regardez autour de vous, derrière, devant, dehors, dedans.

Vous ne le remarquez pas, qu'elle fixe le moindre de vos pas ?

Ne vous inquiétez pas.
Vous le remarquerez bientôt.

Et même un peu trop tôt, d'ailleurs.

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— Suis-moi, tu as un joli foie.

— Oui, papa.

Il sourit.

À l'envers.

... Malaise.

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Ce texte a été écrit pour le concours de lylicrz sur le thème de la peur.

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