Tout est une question d'équilibre.
Un peu de poids qui fait s'abaisser un côté de la balance, et l'autre se relève légèrement...

Le monde est équilibré...
Le malheur des uns fait le bonheur des autres, parce que toute tristesse d'une personne est remboursée par de la joie.

Je me suis toujours demandée ce que j'avais fait pour mériter une vie aussi belle. Ai-je déjà souffert ?
Mon dernier malheur a été de ne pas recevoir cette poupée Barbie-sirène à l'anniversaire de mes sept ans.

Du plus loin que je me souvienne, tout n'a été que joie et sourires pour moi, aucuns pleurs, aucune tristesse, aucune blessure.
Juste un amour de la vie, sans problème, sans haine, sans crainte.

L'espoir d'aller toujours mieux.

Moi, la petite blonde aux yeux pétillants de toute l'innocence du monde, celle qui n'a jamais été confrontée à quelque chose de mauvais dans sa vie, celle qui a toujours vécu dans un monde arc-en-ciel, où le danger et le malheur n'existe pas.

La balance de ma vie n'a fait que pencher en ma faveur.

Je me suis toujours demandée ce que j'avais fait pour mériter une vie aussi affreuse.

Morbide.

C'est ce qui me définit.

Mon visage de jeune fille déformé par le poids du regret et de la cruauté du monde a-t-il déjà sourit ?
Mes cheveux blonds ternes et grisés ont-ils déjà reflétés autre chose que ma misérable existence, cette boucle infinie où je me morfonds dans une succession interminable de problèmes ?

La petite fille dont la mère était battue par son père.
La fille dont la génitrice est morte sous les coups de son mari, et dont celui-ci est parti en prison.
La jeune fille qui a accumulé des dettes pour se payer des études et qui n'a reçu aucuns diplômes.
La jeune femme qui a dû se prostituer pour réussir à subvenir à ses besoins mais qui n'a réussi qu'à se faire virer de son lieu de vie et à se retrouver à la rue.

Le monde me hait, je le sais.
Rien d'heureux ne m'est jamais arrivé, personne ne m'a jamais aimée. Quelle réjouissance y a-t-il à vivre ici, sous un pont sale comme mon être, souillé par les déchets de ma propre vie ?

La balance de ma vie n'a fait que me persécuter encore et encore.

J'ai reçu facilement une place dans le plus bel hôpital de la ville, étant la petite jeune femme chanceuse et fraîchement diplômée dont tout le ponde est si fier. Je n'ai eu qu'à passer un rapide entretien d'embauche pour me faire prendre dans le milieu médical que je convoitais depuis tant d'années, cet endroit de rêve où j'ai toujours voulu travailler.
Mais ce n'est rien d'étonnant pour le rayon de chance que je suis, cette jeune femme insouciante et inspirée par sa vie sans conflit.

Aujourd'hui est mon troisième jour de travail, et c'est avec vigueur et fierté que je me rends dans ce lieu magique où j'ai la chance de pouvoir aider toutes ces personnes aux problèmes médicaux que je m'évertue de régler.

C'est en marchant sur le bord d'un pont surplombant la route que j'ai perdu ce qu'il me restait d'équilibre.
Oh, ma vie n'avait jamais été équilibrée, c'est vrai.

Elle était sans cesse en train de pencher vers ce côté obscur, qui m'a noircie toute entière.
Je ne suis plus que du dégoût du monde et de moi-même, je le sais.
Mais je sais surtout que ce n'est pas de ma faute.

Tout est une question d'équilibre, et une voiture klaxonnant derrière moi me l'a fait perdre et basculer alors que je me baladais au bord du vide.
Était-ce fait exprès ?
Avais-je moi-même décidé de me forcer à tomber dans ce gouffre funeste aujourd'hui ?

À présent, je ne saurais même pas vous le dire...

De toute façon, ma chute pourtant d'une quinzaine de mètres n'a même pas su mettre fin à cette longue et agonisante existence.
Les lumières des pompiers clignotent autour de moi.

« Ranimez-là ! » disent-ils.

C'est ça.
Ramenez-moi à la surface, j'ai perdu l'équilibre une fois, je saurais le perdre à nouveau.

En entrant dans l'hôpital, je ne peux cesser de me demander avec joie comment est-ce que la vie a-t-elle pu être aussi clémente avec moi ? Si tout n'est qu'une question d'équilibre et que je suis si heureuse, qui peut tant souffrir pour que j'obtienne autant de bonheur dans ma vie ?

En entrant sur un brancard dans l'hôpital de la ville, je ne peux me cesser de me demander avec remord comment est-ce que la vie a-t-elle pu être aussi cruelle avec moi ? Si tout n'est qu'une question d'équilibre et que je suis si abîmée, qui peut tant être intacte pour que je reçoive autant de douleur dans ma vie ?

C'est en regardant autour de moi que je trouve la réponse à ma question.

C'est en levant les yeux vers les infirmières à mes côtés que je reçois une réponse.

Elle est là, maculée par un sang rouge vif qui contraste avec la pâleur de son visage.

Ses traits fins, ses cheveux blonds...

Elle est vide, creuse, j'ai l'impression de voir quelque chose de déjà mort.

Elle resplendit comme jamais je ne le ferais, brûlante de positivité. On dirait...

...On dirait moi.

Mais seulement, elle, elle est...

...Elle est heureuse.

...Elle est brisée.

Si tout n'est qu'une question d'équilibre, je sais à présent qui est-ce qui a bénéficié du bonheur que je n'ai jamais eu.

Tout n'est qu'une question d'équilibre, et je sais à présent à qui est-ce que j'ai volé toute la chance que je possède.