Défi de Poledra - Quatre mains
« Tu veux pas venir chez moi plutôt ? T'as pas de piano... »
« Prends ta guitare et ramène tes fesses ici et plus vite que ça ! »
« Ok. »
« Arrête de dire ok »
« Ok. »
Il a raison et ça me gonfle. J'ai envie qu'il vienne chez moi. C'est ma façon de le remercier pour tout ce qu'il fait pour moi. Et de m'ouvrir un peu plus. Parce que ma mère et mon frère sont là. Parce qu'il va manger avec nous. J'ai même fait un gâteau pour l'occasion.
Je suis tellement stressée en l'attendant que le peu d'ongles qui restait sur mes doigts y passe.
- Lucie ?
- Oui, m'man ?
- Tu crois qu'il aime la blanquette ?
Ma mère est donc officiellement aussi stressée que moi. Quand je lui ai dit que j'avais invité Matth à venir ici, j'ai cru qu'elle allait tomber à la renverse. Je la comprends, faut dire. Voir sa fille aller suffisamment bien pour s'ouvrir un peu aux autres, ça fait trop longtemps que ça ne lui est pas arrivé.
Et je parle même pas de Simon. Depuis que je leur ai annoncé ça hier matin, il arrête pas de scander dans tout l'appart' « Lucie est amoureuse, Lucie est amoureuse ». J'ai juste envie de l'étriper. Surtout que je ne suis pas amoureuse.
La sonnerie de l'interphone retentit dans l'entrée.
- Je vous préviens, le premier qui me fiche la honte de ma vie, je lui arrache le cœur à la petite cuillère !
J'appuie sur le bouton de l'interphone et attends derrière la porte. Quand il frappe, je sursaute. Pourquoi je lui ai dit de venir ici sérieusement. Je souffle un bon coup et j'ouvre la porte.
- Salut ! Entre.
- Salut Lucie Lu. Comment tu vas ?
- Tu veux la vérité ?
- Non.
- Merci. Je me suis jamais sentie aussi bien.
- C'est bien ce que je me disais aussi.
- On y va ?
- J'te suis.
La voix de ma mère retentit dans la cuisine. Elle veut qu'on vienne la voir. Merde. Pourquoi elle me fait ça, à moi, sa fille ?
- Bonjour Matthew.
- Bonjour m'dame.
- Pas de ça avec moi. Appelle-moi Carole. Je suis si contente que tu sois là !
- M'man... S'il te plait...
- Bon, d'accord, je vous laisse faire ce que vous avez à faire.
- Merci.
Matth me suit dans ma chambre et dès que je ferme la porte, il explose de rire. Il essaie de me parler mais entre deux fous rires, ce n'est pas probant. J'ai bien compris qu'il se moque de moi. Mais ça ne me fait rien. Il est tellement drôle à voir que je peux pas m'empêcher de rire aussi. On n'arrive pas à nous arrêter. Finalement, on reprend notre souffle.
- Oh my god, Lucie Lu, if you had seen your face ! Euh pardon. On se marre toujours autant chez toi ?
- Evidemment. Tu crois quoi ?
Il sourit. On s'assoit par terre. Et je mets de la musique. Ben Harper. Je sais déjà que ça lui plait. Et puis c'est suffisamment calme pour qu'on puisse parler tranquillement.
- Comment on s'y prend ?
- J'en sais rien. Tu as déjà des textes ?
- Oui mais je suis pas sûre qu'ils vaillent le coup.
- Montre-les moi s'il te plait.
- Tu veux qu'on essaie d'en écrire un ensemble plutôt ?
Il comprend sans que j'ai besoin de lui dire que je ne suis pas prête. Il ne dit rien. Il prend une des feuilles que je lui tends et gribouille dessus.
- J'ai envie d'écrire un truc sur nous, Lucie. J'ai un titre qui me trotte dans la tête depuis qu'on s'est quittés l'autre soir. Je suis sûr qu'on peut raconter notre soirée en chanson. J'aimerais bien en fait. Parce que c'était une putain de bonne soirée si on élude tout ce qu'il s'est passé avant minuit.
- C'est quoi ton titre ?
- « Who are you when no one's watching? »
- Tu voudrais pas la faire en français plutôt ? Même si tu préférerais certainement chanter en anglais.
- Si tu veux. C'est pas grave. Ça sera juste un peu plus dur pour moi. Mais c'est toi qui est douée pour écrire. Et puis il pète aussi en français. « Qui es-tu quand personne ne regarde ? ». Ça te plait ?
- Carrément.
Je mens pas quand je lui réponds. Raconter notre soirée dans une chanson, c'est vraiment une bonne idée. Surtout que le titre qu'il a trouvé va parfaitement avec. Ok, nous étions ensemble. Mais je ne suis pas sûre que beaucoup de monde l'ait vu tel qu'il s'est montré et pour moi, n'en parlons pas.
On planche dessus pendant un moment mais rien ne vient. J'arrête la musique. Ça m'empêche de réfléchir. Je me sens tout de suite mieux. Je lui prends sa feuille. Et je commence à écrire.
« Qui es-tu ?
Qui es-tu quand personne ne regarde ?
Es-tu silencieuse ou bavarde ?
Les deux à la fois, mon corps parle pour moi. »
Je l'interroge du regard. Il acquiesce d'un signe de tête. Il ne dit rien. Je vois qu'il ne veut pas couper mon inspiration. Il se lève et se promène dans la pièce. Il est ailleurs. Ses doigts s'agitent. Il pianote sur ses cuisses sans arrêter de marcher. Et se met à fredonner. Il me donne une mélodie.
« Que fais-tu ?
Que fais-tu quand personne ne regarde ?
Je ris, je cours sous les lumières blafardes.
La musique envahissant l'espace.
Que fais-tu, qui es-tu quand personne ne regarde ?
Je suis un sourire sur une photo.
Je suis un pas de danse.
Je suis le son du silence.
Qui résonne comme un credo. »
Il se penche par-dessus mon épaule et regarde ce que j'écris. J'ai envie de l'envoyer bouler parce que je déteste qu'on fasse ça. Mais je n'y arrive pas. Alors je tapote la chaise à côté de moi pour qu'il se rassoit. Il s'exécute. Il fredonne toujours.
- Tu me passes une feuille please Lucie Lu ?
- Tiens.
Je comprends tout de suite ce qu'il compte faire avec. Il met même pas deux minutes à tracer une portée sur toute la page et pose des notes dessus. Il fait ça avec une telle facilité.
Mes cours de solfège sont loin et je peine à déchiffrer ce qu'il écrit. Alors que je me replonge dans mon texte, on entend une voix derrière la porte.
- Lucie, Matth, on doit aller manger.
On se regarde et on se rend compte qu'il est presque 13h30 et qu'on n'a pas vu le temps passé.
- On est obligé de venir ? On tient un truc là...
- Maman est formelle.
- Viens, Lucie, on va pas perdre l'inspiration, t'inquiètes.
- C'est le mec qui parle pas depuis bienôt deux heures tellement il est concentré qui dit ça ?
- Ouais, lui-même. Allez, viens. J'ai envie d'en apprendre plus sur toi.
- Non Matth, fais pas ça... S'il te plait...
- C'était pour te faire chier Lucie. Juste pour te faire chier. Sois pas sur la défensive, tout va bien se passer.
- Si tu le dis.
Mon frère est déjà à table quand on arrive dans le salon. Je m'assois et Matth se met à côté de moi. Là où Chloé se mettait tout le temps. Ça me fait un pincement au cœur de voir sa place prise par quelqu'un d'autre. Mais je ne dis rien. Ma mère m'appelle pour que je vienne lui donner un coup de main dans la cuisine. On ramène les plats et on s'assoit.
- J'espère que tu aimes la blanquette Matthew.
- Oui. Beaucoup.
Je vois le soupir de soulagement de ma mère. Elle voulait tellement bien faire. On parle de tout et de rien pendant le repas. Maman ne dit rien qui puisse nous mettre mal à l'aise, Matth ou moi. Simon boit chaque parole qui sort de la bouche de Matth. J'ai l'impression qu'il vient de trouver sa nouvelle référence. Et franchement, je préfère que ça soit mon pote plutôt qu'un joueur de foot à la noix.
- Qu'est-ce que vous faisiez tous les deux ce matin ?
- On écrit une chanson.
- Pardon ?
- T'as bien entendu, m'man. Fais pas comme si tu étais sourde.
- Elle dit la vérité. Mon prof de piano nous a demandé de composer deux ou trois chansons pour la semaine prochaine.
- Comment ça se fait ?
Matth me regarde. Il me demande silencieusement s'il peut parler. J'acquiesce d'un signe de tête. Au point où j'en suis.
- Vous vous souvenez du morceau que j'ai joué à la soirée de noël de la cité des arts ?
- Oui.
- Lucie a écrit un texte pour aller dessus. Elle m'a offert les paroles. Et je les ai chantées à mon prof et Lucie la semaine dernière.
- Vous voudriez bien nous la chanter ?
Un immense silence s'abat sur la table. Je sais que Matth veut. Mais il ne dit rien. Il sait que c'est à moi de prendre cette décision. Mais cette décision, c'est m'ouvrir aux gens que j'aime. C'est parler de Chloé ouvertement alors que nous ne le faisons jamais. C'est dire que je vais toujours mal. Mais c'est aussi leur montrer que je peux m'en sortir.
Ils attendent tous que je parle.
- D'accord.
Ma mère se lève d'un bond et vient me prendre dans ses bras. Elle a des larmes plein les yeux qu'elle essuie du revers de la main. Elle se tourne vers Matth.
- Merci Matthew. Merci.
Si elle continue, je vais me mettre à pleurer aussi.
- Je vais chercher ma guitare.
L'enfoiré. Il fait ça pour qu'on se retrouve juste un moment tous les trois. Et finalement, je le remercie. C'était exactement ça qu'il fallait faire. Nous donner deux minutes pour remettre nos masques parce que nous n'y arrivions pas devant lui.
Quand il revient, on pourrait avoir l'impression que rien ne s'est passé. Nous sommes juste une famille parfaite.
Il se rassoit à côté de moi. Et commence à jouer. Comme chez Henri, j'unis ma voix à la sienne après le premier couplet. Je ne regarde pas Simon ni ma mère. Je me concentre sur Matth. Son morceau ne résonne pas pareil à la guitare mais il est aussi beau.
Il joue son dernier accord et le silence s'abat une nouvelle fois sur la pièce. Quand je m'autorise à quitter Matth des yeux, c'est pour voir que les deux personnes auxquelles je tiens le plus pleurent. Même Simon. Je pensais pas que je pouvais lui faire cet effet-là.
- Lucie, putain...
- Comment tu parles Simon ?
- Pourquoi tu ne m'as jamais dit que tu allais aussi mal ? Pourquoi ?
- Parce que tu es trop petit.
- Mais je suis ton frère. Et même si j'en crève de l'avouer, tu es la personne qui compte le plus pour moi. Tu as toujours été celle qui comptait le plus pour moi. Tu étais loin devant Chloé.
- Dis pas ça... S'il te plait...
- Merci Matth. Tu sais que tu me rends ma sœur ?
- Je sais oui. Et je vais pas m'arrêter maintenant.
- Ah non ! Vous allez pas vous liguer contre moi ?
- Et pourquoi pas ?
Mes yeux vont de l'un à l'autre et je peux pas m'empêcher de penser que j'ai de la chance de les avoir.
Ma mère n'a rien dit. Mais maintenant, elle sourit. Elle se lève et va chercher le dessert. Mon gâteau.
- C'est Lucie qui l'a fait Matth. Tu sais à qui il faudra te plaindre si c'est immangeable.
- M'man.
- Moi aussi, je t'aime ma chérie.
La fin du repas se passe dans la bonne humeur. Et finalement, ma mère nous libère. On peut enfin retourner bosser et j'avoue qu'il me tardait. Une fois dans ma chambre, on ne se parle pas. Mes doigts me démangent, les siens aussi. Ils s'agitent dans l'air et ça me fait sourire. On se remet chacun à notre place. Matth retrouve sa partition, je retrouve mes mots. Ces mots qu'il me donne sans même s'en apercevoir. Il se remet à fredonner et j'ai l'impression que je pourrais tout aussi bien être ailleurs. Il n'est plus là avec moi. Alors, je me replonge dans mon écriture.
« Où es-tu ?
Où es-tu quand personne ne regarde ?
Je suis seule avec lui.
Elle est seule avec moi.
Même au milieu des autres.
Et elle me voit.
Et il me voit.
Comme je suis. »
Matth ne fait plus de bruit. Je lève la tête vers lui. Il me regarde. Un petit sourire accroché aux coins des lèvres.
- Quoi ?
- T'es belle quand tu écris.
- Putain, t'as rien de mieux à dire.
- J'ai fini.
- Pas moi. J'ai envie de finir en disant un mot sur notre départ de la soirée mais je sais pas comment le tourner.
- Tu me montres le reste ?
Je lui tends ma feuille les mains tremblantes. Il lit. Relit. Re-relit. Une fois de plus, il se lève et fait les cents pas dans la pièce. Et il s'arrête, se rassoit, prend un stylo et écrit. Il ne me laisse pas regarder. Et ça me gonfle. Il sait que j'en ai envie. Je le vois bien aux coups d'œil qu'il me lance. Et finalement, me tend la page.
« Mais avant, avant...
Quel bruit cela fait-il de tout laisser tomber ?
C'est une porte qui claque
En se refermant sur trop d'incompréhensions,
Trop de paraitre et trop de vide.
Qui es-tu ? qui es-tu ?
Qui es-tu quand personne ne regarde ? »
Je n'aurais pas pu faire mieux.
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