26. Je veille sur lui

Je contemplais ce tableau, sans en comprendre le sens. Achetés des années plus tôt sur une brocante, rapidement oublié au fond du grenier, je l'avais ressorti pour décorer l'appartement que je venais de m'acheter. Mes parents n'y avaient pas vu l'inconvénient, ayant même oublié son existence. 

Je le trouvais magnifique, et pourtant je n'en comprenais pas le sens. Mais les deux enfants qui riaient dans le sable dégageaient tant d'innocence que je l'adorais. 

Fièrement accroché devant mon canapé, non loin d'une petite télé rachetée d'occasion, il me laissait des heures de contemplation, des heures pour en comprendre le sens. 

Etudiante en art, l'analyse d'une oeuvre était selon moi passionnante. Après tout, chaque tableau a une histoire différente, qu'il attend de raconter. 

Du moins, c'était mon point de vue, qui ne faisait pas vraiment l'unanimité parmi mes amis artistes. Eux se voyaient plutôt pinceaux ou crayons à la main, à tracer des courbes. 

J'aimais aussi l'art pour ça, bien sûr, c'était même pour cela que j'avais choisi ces études. L'étude de tableaux ou dessins était néanmoins assez intéressante pour que je m'y plonge en-dehors de mes heures de cours. 

Et ce tableau-là était un parfait exercice. 

A première vue, je n'avais pas découvert l'air parfois triste de la petite fille, alors que le garçon, quel que soit l'angle selon lequel on l'observait, riait toujours. Pourquoi ? En tout cas, le peintre avait dû mettre tout son art pour réussir à faire paraître sur son visage enfantin deux émotions aux antipodes l'une de l'autre. 

Je poussai un soupir, laissant tomber mon livre dans mon petit canapé. L'histoire ne me passionnait pas plus que ça, mais je ne voulais pas faire de la peine à ma cousine qui m'avait prêté ce qui, d'après elle, était une romance incontournable. Très peu pour moi. Malgré tout, je me forçais à le finir. 

Je passai une main lasse sur mon visage, et consultai l'heure. Il était aux environs de 21h00, et je me décidai à doucement préparer mes affaires pour le lendemain. Avant tout, je voulais contempler quelques minutes mon tableau, tenter de percer ses secrets, imaginer le message de cette toile énigmatique. 

L'aube me trouva toujours assise dans mon canapé, fixant l'air joyeux, ou triste, de la gamine. Ce fut un rayon de soleil, se glissa entre mes stores, qui me fit prendre conscience de l'heure. Incrédule, je regardai l'horloge. Il était près de 6h00 du matin. 

J'avais visiblement passé là nuit à observer mon tableau, sans m'endormir. 

Comment était-ce possible ? Non, j'avais dû m'assoupir et me réveiller. C'était inimaginable autrement. 

Je m'étirai, baillai, et partit prendre une douche. Tandis que l'eau chaude coulait sur moi, je tentai de prendre conscience de cette nuit. Au vu de mon état de fatigue, j'avais bien passé une nuit blanche. Alors quoi ? Tellement absorbée par la fillette, je n'avais pas vu le décompte des heures ? 

Je chassai tout de mes pensées pour aller en cours. La journée s'écoula lentement, et je me surpris à voir mon tableau flotter dans mon esprit, obsédant. 

Sûrement la fatigue. 

Je séchai la dernière heure de cours pour rentrer chez moi, et me reposer un peu. Cependant, à peine étais-je entrée dans mon appartement que mes yeux se posèrent sur mon tableau. 

Peut-être que si je comprenais son sens, il ne me fascinerait plus autant. Après tout, sans cet attrait mystérieux, ce n'était qu'un tableau, certes joli mais sans plus. 

Décidée, je ne me dirigeai pas vers ma chambre, mais vers mon canapé, pour m'y asseoir et contempler les enfants. 

Les heures filaient, invisibles à mes yeux. Dans mon esprit, l'histoire des enfants se dessinait, petit à petit. 

Des rires.

Des larmes. 

Ce n'étaient que des impressions floues, mais ce qui me revenait le plus était ce sentiment qu'un drame les avait touchés. Une tragédie, cachée par les rires, et qui pourtant se voyait sur le visage de la petite fille.

Seulement si on l'observait sous le bon angle. 

Au matin, le soleil me surprit à nouveau. Je me levai en sursaut, et remarquai mes joues baignées de larmes. 

Toute à mes idées, je n'avais pas vu la nuit s'écouler. 

Je courus jusqu'à la salle de bain, pris une douche en triple vitesse et quittai mon appartement en claquant la porte.

La plus loin possible du tableau. 

J'avais une mine horrible, et mes amis me le firent remarquer. Je ne répondais que par borborygmes, incapable de parler. Le souvenir des enfants, de leur tristesse voilée, me nouait la gorge et m'empêchait même de manger. 

Je fus incapable d'avaler quoi que ce fut de toute la journée. En rentrant chez moi, malgré le bon sens, je me dirigeai vers mon canapé. 

Mais cette fois, je comptai les heures, surveillant l'horloge par coups d'œil intermittents. 

Même avec toutes ces précautions, le tableau me tint éveillée toute la nuit. 

Les échos de souvenirs lointains résonnaient dans mon crâne, cris, larmes, rires, joie, horreur. 

Drame. 

Je décidai de ne pas aller en cours. Fatiguée mentalement et moralement, je ne m'en voyais pas capable. A la place, je pris un grand drap que je posai sur le tableau. Je ne voulais plus le voir. 

Je m'allongeai dans mon lit, pour la première fois depuis ce qui me semblait être une éternité. Morphée m'accueillit rapidement, mais les cauchemars me suivirent. 

Je me réveillai en sursaut, le cœur battant, à peine quelques heures plus tard. Les larmes coulaient sur mes joues, je n'en pouvais plus.

Je courus jusqu'au tableau, arrachai le drap, et l'invectivai.

- Qu'est-ce que tu veux ?! Arrête de me hanter, laisse-moi ! 

Je devenais folle. Me rendant compte que je parlais à un tableau, j'attrapai  mes clés, une veste, et partit. L'heure m'importait peu, mais je découvrit, stupéfaite qu'il était tard dans la soirée. 

Qu'avais-je fait de ma journée ? Je n'avais pas dû dormir plus de deux heures. 

Je tournai dans les rues pendant des heures, jusqu'à me retrouver sur un banc, dans un parc public quelconque. En face de moi, un autre banc de bois, peint en blanc, me faisait face. 

Immédiatement, j'imaginai les deux enfants du tableau, souriant l'un contre l'autre. 

Tu voulais des réponses ? entendis-je soudain. 

Une voix légère, un peu aiguë. Une voix d'enfant. 

Je sursautai, effrayée. Après m'avoir empêcher de dormir, ce tableau me créait des hallucinations. 

Je voulus me lever, pour quitter ce parc qui ne m'apporterait rien du bon. Je sentis comme un poids, m'empêchant de bouger. 

Tu ne vas pas partir maintenant, enfin... Je vais te donner des réponses. 

Les flashs s'enchaînèrent à une vitesse inouïe. Des rires, des larmes, comme avant, mais d'autres images plus précises aussi. Et je sus. A ce moment, j'aurais aimé n'avoir jamais découvert ce tableau, pour oublier l'histoire qui, inlassablement, s'accrochait à mon esprit. 

Il est mort... Il est mort, mais il ne le sait pas... Alors je lui tiens compagnie, reprit la voix. Moi je sais, mais lui pas. Lui, il sourit. Je souris pour lui. Il ne doit pas voir que je suis triste. Il ne sait pas, ce n'est pas de sa faute.Toi aussi, tu vas rester avec nous. 

Je tentai de faire un mouvement, même infime. Impossible.

Les larmes, silencieuse, roulaient sur mes joues, accrochant la lumière du soleil couchant. 

Pourquoi pleures-tu ? Tu seras heureuse avec nous, tu verras ! 

Paniquée, je voulus me soustraire à cette emprise, mais j'en étais incapable. Cette sensation d'être privée de mes mouvements, en plus de l'angoisse du moment, me traumatisait. 

Je ne sus pas ce qu'il se passa ensuite, et ne le saurai probablement jamais. Toujours est-il que, la peur donnant des ailes, je me débattis, encore et encore, l'espoir en dernier rempart. 

Épuisée, surtout mentalement, je failli à plusieurs reprises abandonner. La voix de la petite fille me parlait toujours, tantôt moqueuse pour m'informer que ce que je faisais était inutile, tantôt larmoyante pour me pousser à la pitié et rester avec elle. 

Mais je continuai, encore et encore. 

Les étoiles piquetaient le ciel, et la lune brillait lorsque je sentis un léger changement. La pression se faisait moins insistante. 

Oh, il m'appelle... J'irai te chercher plus tard.

Je fus à nouveau libre de mes mouvements. Je courus jusqu'à mon appartement, et étrangement je n'eus aucun mal à trouver mon chemin. 

Je déboulai dans l'entrée, et partit directement vers le tableau. Je le retournai délicatement, effrayé à l'idée de ce que je pourrais trouver derrière. 

Le papier brunit avait presque caché l'inscription. Presque. 

Reposez en paix, mes anges. Même au-delà de la mort, n'oubliez pas de veiller l'un sur l'autre. 

La ligne, lue à voix haute par la petite fille, me fila la chaire de poule. 

Je veille sur mon frère... Mais je suis seule. Viens jouer avec nous, allez !

La tension de tout à l'heure revint, mais j'eus l'impression qu'elle se concentrait sur ma gorge. Incapable de respirer, je m'étouffai lentement, et ma vision s'obscurcit. 

Le noir total. 


Mais dans le noir, deux enfants qui se tiennent la main. Un garçon et une fille. 



Viens jouer avec nous...

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