23. Unique...

Mes doigts courent sur les touches, le noir et le blanc se confondant sous mes yeux. Les notes résonnent dans la pièce, s'envolant plus haut que je ne le pourrai jamais. J'aimerais les suivre. Mais je suis coincée ici, mon seul moment de liberté étant cette petite heure qu'on m'a accordée. Le piano, la musique et moi. Libre comme jamais.

Tu es unique.

Je m'accroche, je m'écorche à ses derniers mots. Avant qu'eux ne m'emmènent, loin. Ces mots qu'elle m'a murmuré, des centaines de fois. Unique. Magnifique.

Mais la musique est tout ce qu'il me reste. Une heure par jour, une heure pour oublier les murs qui m'enferment, les infirmiers, l'environnement trop blanc. Une heure, où les quelques touches noires m'apportent autre chose

Parfois, j'ai l'impression que c'est un cadeau empoisonné. On m'offre cette heure de bonheur, pour mieux me l'enlever. Pour qu'après, je me rappelle mieux encore de ma vie d'avant. Ma vie avec elle. 

Tu es unique.

Oui... Malheureusement. Unique et différente. Trop pour eux. 

La dernière note s'envole, résonne contre ces murs trop blancs. Je sais que l'heure est achevée. J'ai compté chaque seconde de ce simulacre de liberté, le temps comme ennemi imbattable. La porte s'ouvre, sur les deux mêmes hommes que chaque jour. Je ne parle pas, eux non plus. L'habitude, je suppose. 

L'odeur aseptisée du couloir me frappe de plein fouet, et je frémis. J'aimerais me rappeler d'une autre odeur. Celle de son parfum, peut-être, qui s'apparentait à de la cannelle. Elle adorait cette odeur. 

Ou alors la couleur... J'ai beau fermer les yeux, cela fait trop longtemps. Le noir et le blanc, c'est tout ce qu'il me reste. 

Un monde monochrome, où je sombre chaque jour un peu plus. 

Sans ce rituel musical, j'aurais perdu le décompte des jours. Mais peut-être est-ce là un autre de leurs jeux sadiques ? Me rappeler depuis combien de temps je moisis ici, tentant de ne pas sombrer dans la folie. A moins qu'il n'ait fait exprès de ne pas me laisser jouer aux mêmes heures, chaque jour. Je n'en sais rien. J'ai compté, mais peut-être est-ce faux. 

A bien y réfléchir, c'est probablement un de leurs jeux, me poussant un peu plus vers la folie.

Elle n'est pas folle ! Lâchez-là !

Non, je n'étais pas folle. Et je ne le suis toujours pas. Je suis unique. Et ils ont peur. 

L'homme à ma droite tend la main pour ouvrir la porte, et je comprend trop tard que je suis déjà arrivée à ma chambre. Sa manche remonte, et je le vois.

Un petit bracelet, enfantin. Rien d'important. 

Si ce n'est qu'il est... Rouge. Oui, c'est ça. Rouge. Même après toutes ces années, je me rappelle de ce mot. 

Un rouge vif, magnifique. Je reste fixe un instant, contemplant cette couleur qui me brûle presque la rétine. L'autre infirmier a suivi mon regard, et regarde ce minuscule bracelet. Ses yeux remontent, et ils fusillent son collègue du regard, avant de me pousser dans la pièce. 

Je ne peux pas les entendre, la pièce est insonorisée, capitonnée, mais je sais qu'il aura des ennuis. La couleur est bannie de cet enfer monochrome. 

Mais ce petit rouge a ouvert la porte de ma mémoire. Rouge, les roses. Rouge, le sang. 

Le sang... Le sang qui s'écoule, et eux qui m'éloignent. Son derniers sourire triste, ses yeux déjà couverts d'un léger voile, et ses derniers mots, pour me dire que je suis unique

Les cris, les larmes. L'horreur de mon dixième anniversaire. 

Je ferme les yeux, voulant fermer cette porte qui n'apporte que de la douleur, mais j'en suis incapable. 

Regarde ce que tu as fait, semblent me dire mes souvenir. Tu l'as tuée. Ils étaient venus pour toi, pas pour elle. C'est pour toi qu'elle s'est battue. C'est pour toi qu'elle est morte. Toi, toi, toi. 

Je ne peux même plus pleurer. Ma poitrine est un trou béant, un vide qui m'appelle à l'oubli. Un oubli que j'attends, impatiemment.

Même la mort ne veux pas de toi, me souffle cette petite voix. Monstre. Ils ont raison, tu es un monstre. 

Mais sa voix à elle semble se battre contre l'autre.

Unique. Unique et magnifique. Tu n'es pas monstrueuse. Ne les laisse pas te changer. 

J'ai déjà changé. Ce jour-là, quelque chose en moi s'est brisé. Mais le rouge me saute aux yeux, me rappelant d'autres choses.

Les flammes, magnifiques et pourtant si dangereuses. Mais pas pour moi. 

Parce que je suis unique.

Non, je ne serai pas une victime de leur folie, de leur peur de l'inconnu. Je serai une survivante. 

Je rouvre les yeux, au fond desquels brûle une flamme nouvelle. Je serai une survivante, une rescapée. Je vivrai. Le menton haut, je fixe cette porte de malheur. 

Je refoule ma peine, pour la première fois depuis sept ans. Sept années de malheur, dans cet enfer aux flammes blanches.

Les premières années pour pleurer. 

Les suivantes pour avoir peur.

Les dernières pour culpabiliser.

Et le final pour les haïr. 

Les heures passent, je ne les compte pas. La rage brûle mes veines. La porte finit par s'ouvrir, et je me lève, faisant face à cet infirmier. Il ne voit pas le changement au fond de mes yeux. Du moins, pas assez vite. 

Lentement, je lève la main, et je claque des doigts. Comme je le faisais, quand elle était là, quand nous étions heureuses, seules dans notre monde. Pendant ces années, j'ai réessayé, sans jamais y arriver.

Mais je sais qu'aujourd'hui j'y arriverai. La flamme jaillit entre mes doigts, brûlant du feu de ma haine. D'un orange éclatant, elle illumine cet endroit trop fade. Ma main s'abat sur l'homme en face de moi, et il s'écroule en convulsant.

Je ne savoure pas ma victoire. Je m'avance, me frayant un passage dans cet enfer, le livrant aux flammes qui brûlent en moi. Rien ni personne ne peut m'arrêter.

Je serai libre. Je serai une survivante. Ce soir, je danse avec le diable, et je remporte cette danse. Je ne resterai pas dans ce monde trop faux, quitte à mourir. 

Je finis par achever ma course à l'air libre. La lumière me brûle les yeux, mais je n'en ai rien à faire. 

Libre. Je suis libre. 

Mais que faire ? Je suis libre et seule. J'ai survécu à l'enfer, mais comment sera ma vie désormais ? 

Je n'en sais rien, mais je ne regrette rien. Je veux retrouver l'odeur de la cannelle, les couleurs vives de mon enfance. 

Je me sens revivre au contact de l'air froid de la nuit. J'ai pu sortir. Je ne vivrai plus cachée. Je n'ai plus dix ans, je pourrai me défendre de ceux qui voudront m'éloigner d'eux, par peur.

Tu avais raison maman... Je suis unique, et c'est magnifique.

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