3.
Avec un pas rapide et déterminé, dans l'obscurité encore bien présente de cette nuit à la lune ronde et argentée, j'atteins vite la maison de mes parents, qui n'est d'ailleurs pas très grande, au sud de la Capitale. Elle ressemble à toutes les autres demeures du village : petite, avec un toit de tuiles rouges, des murs en pierres grises et une petite cheminée, d'où se dégage un délicat fumet de pain chaud et de soupe.
Un tapis blanc neigeux recouvre le petit lopin de terre devant. Des stalagmites pointent du bord du toit, scintillant d'un bel éclat bleu cristallin. Une faible lumière est visible depuis l'extérieur, dans la cuisine. Etrange d'ailleurs, le bal ne va pas tarder de commencer. Alors qu'est-ce qui les retient encore ici ?
Inquiète, j'avance jusqu'à la fenêtre de la chambre de mes parents, où je me baisse accroupie pour éviter de me faire remarquer. On ne peut me voir de la rue, à cause d'un épais bosquet de sapin, encore vert malgré l'hiver, qui masque la vue. Ma mère se prépare encore devant son miroir fendu dans un angle, et calé contre la commode, tâchant d'être la plus jolie possible. Mes géniteurs ne disposent pas d'énormément de moyens, malgré le rang de mon père. Tout simplement parce que Soltaria est encore un petit royaume et que chaque personne ne dispose pas d'énormément d'argent. Mais le royaume est reconnaissant des risques que prend mon père tous les jours en tant qu'Ankin. Ils ont donc droit à une bourse tous les mois, qui leur a permis de nous élever tous les deux, avec mon petit frère, d'avoir une enfance heureuse et de vivre décemment.
Ma mère porte une robe en laine bleu foncé, moulant son corps mince, assortie à ses chaussures à talons cirées et noires. Sa longue natte de cheveux châtains, plus clairs que les miens, d'habitude relevée en chignon, est là, lâche et lui pend dans le dos. Je ne vois pas mon père, cependant.
Rassurée par cette scène banale, je fais le tour de la maison pour accéder à la fenêtre de ma chambre. La pièce est plongée dans l'obscurité totale. Je ne distingue pas grand-chose à travers les vitres, couvertes de poussière. J'appuie fortement sur le loquet en bois de l'ouverture, qui finit par céder sous la pression de mes doigts et atterrit en morceaux marrons sur l'herbe neigeuse. Doucement, je relève la fenêtre en évitant de la faire grincer. Puis je me faufile habilement à l'intérieur. Rien n'a changé depuis ma mort. Tout est resté en l'état. Mon lit se trouve toujours contre le mur, avec mes ours en peluche et ma couette mauve, désormais un peu grisâtre... ma petite commode en bois de hêtre noir que mon père a fabriqué lui-même. Ce sont les seuls meubles en ma possession... Enfin, autrefois. Tous sont recouverts d'une épaisse couche de poussière grise, qui vient m'irriter la gorge. Ma mère n'a pas dû venir faire le ménage depuis ma mort, il y a maintenant trois mois. Ce doit être trop difficile pour elle, de mettre les pieds dans cette pièce.
Nous étions très fusionnelles avec ma mère, Sophya. Fille d'Ankin, elle aussi, tout comme mon père, elle a perdu son père très jeune. Mort pendant la guerre qui a opposé Soltaria à Otryanie, mon grand-père n'a jamais pu profiter de sa famille et de sa fille, âgée de seulement trois ans. C'est en partie pour ça, que ma mère a eu énormément de mal à ce que je devienne une Ankina. Elle aurait sans doute préféré que je sois styliste pour la famille royale, comme elle. Ainsi, elle aurait pu profiter entièrement de sa fille. Mais j'étais faite pour les combats. J'avais un véritable talent pour la stratégie et les batailles. Et ça, ma mère n'a jamais pu le renier. Alors, malgré ses peurs, elle m'a laissé faire. Au risque de me voir disparaitre, moi aussi, comme son père des années auparavant.
Ne voulant pas rester ici trop longtemps et ne préférant pas remuer le passé pour rien, je vais rapidement fouiller parmi les vêtements dans mon placard, en essayant d'être la plus silencieuse possible. Et ne pas faire s'entrechoquer les cintres de bois les uns contre les autres. Je déniche ma vieille cape noire dans un recoin secret du meuble, et la range directement dans mon sac. Je referme les battants, avant de me pencher pour accéder au-dessous de mon lit. Mon épée y est toujours planquée, enroulée dans un tissu blanc, recouvert d'une poussière grise et irritante. Des toiles d'araignées fleurissent au plafond.
Un cri me fait soudain sursauter, au moment où je me relève. Je me cogne la tête contre le haut du placard, m'obligeant à pousser un gémissement de douleur. La souffrance ne fait normalement pas partie des caractéristiques des Dynatis. Ce qui explique qu'ils soient si difficiles à tuer. Mais vu que je suis différente, je ressens toujours la douleur. A l'instant présent. Ensuite, elle s'efface rapidement.
- Angelyka... Ma déesse nocturne...
Ma mère se tient sur le seuil de la porte, hésitante, ne sachant que faire. S'il faut qu'elle se jette dans mes bras ou parte en hurlant. Ses mains tremblent contre le bois du chambranle. Sa peau est livide. Je suis en quelque sorte, un fantôme surgi du passé. Elle ne s'attendait certainement pas à me trouver dans cette pièce, surtout ce soir.
Sans dire un mot, je finis de me redresser et évite de la regarder dans les yeux pour ne pas l'effrayer. Je baisse la tête, me rapproche de la fenêtre en douceur, sans mouvement brusque. J'ai l'impression de bouger au ralenti. Je dois partir... fuir au plus vite. Je sens déjà son odeur, celui de son sang, et de sa force vitale. Si délicieuse et appétissante, que cela me met l'eau à la bouche, et me répugne en même temps. Mes doigts se resserrent autour du cadran en bois, qui se craquèle et se fissure légèrement.
- Je t'en prie, ne pars pas !
Sa voix est teintée de désespoir. Je voudrais pouvoir y répondre, la serrer dans mes bras très fort. A la place, je ne dis rien, mais curieusement, je ne bouge pas non plus. Elle s'approche davantage, se trouvant seulement à une dizaine de mètres. Le monstre que je suis me pousse à lui sauter dessus et à drainer son sang, à la tuer dans d'atroces souffrances. Je serre les dents, affichant une grimace de douleur sur mon visage. Ma mère doit le voir, car elle pose une main sur mon épaule. Un frisson lui parcourt le bras, tandis qu'elle sent la froideur de ma peau à travers le fin tissu de la veste. Je reste immobile le plus possible, concentrant mes efforts sur une respiration artificielle, m'empêchant de lui sauter au cou et de lui arracher le cœur. Voilà ce que me dicte ma folie en cet instant : massacrer la personne qui m'a mise au monde, qui m'a aimé, même en tant que monstre. Il est donc compréhensible que j'ai envie de mettre un terme à cette horreur, en disparaissant purement et simplement.
- Ma fille, dit-elle, en voulant me caresser la joue du bout des doigts.
Je me laisse faire malgré mes pulsions, frissonnant sous son contact, heureuse de la revoir après tant de mois de solitude. La faim se réveille brusquement, me tordant brusquement et affreusement l'estomac. Je serre les poings le plus fort possible, ferme les yeux afin de résister le temps de fuir. Elle se penche encore, prend mon menton entre ses mains chaudes pour me forcer à la regarder. Elle a un mouvement de recul quand elle me fixe enfin dans les yeux. Apercevoir mes prunelles couleur du sang, doit lui rappeler ma condition et la faire souffrir encore plus.
Je détourne le regard, ne souhaitant pas la voir pleurer. Son collier de pierres de vie, scintille dans la faible lueur de la lune. Sans attendre davantage, je me dégage et saute par la fenêtre en oubliant de me servir de la fiole. Elle devait servir d'écran de fumée pour me permettre de fuir, en cas de gros pépin.
J'atterris sur mes pieds, avant de partir en courant, mon sac à la main. Fuir... c'est la seule chose qui m'importe. Car j'ai failli la tuer ! J'ai pensé à aspirer son sang, sa force, comme on presse une orange. Je fracasse de mon poing un mur bancal sur le côté de la route. Celui-ci s'écroule dans un fracas de pierres fendues et morcelées. Mes pensées s'agitent dans ma tête, dans un tourbillon indescriptible. Je n'ai plus ressenti aucune émotion depuis ma transformation, je suis un monstre. La folie me donne une nausée effroyable, menaçant de me faire vomir le peu de sang qui subsiste encore dans mon corps.
Alors pourquoi la tristesse me fend-elle soudainement le cœur ?
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