XII

Je ne le réalise que maintenant mais c'est perdu d'avance. C'est sûr, c'est ce qu'il devait arriver depuis le début. C'est l'inévitable avenir, mon inévitable avenir qui refait des siennes.

Je crois que j'ai peur de l'importance qu'il peut avoir, de cette dépendance commune qui nous pousse tous vers lui, et surtout de son influence. Le passé d'aujourd'hui était le futur d'hier. Alors il continue de nous impacter. Le temps ne s'arrête pas. On doit tous suivre, aller dans ce même sens, on n'a pas le choix.

J'ai le sentiment qu'on ne vit pas pour maintenant, mais pour demain. Même si je comprends pourquoi, je ne le supporte plus... La seule idée moins inconfortable, c'est ce que l'on sait déjà.

Je n'ai pas spécialement envie de découvrir ce que je vais devenir. Parfois, j'aimerais simplement revenir à ce que j'étais et connaître la suite. On revient en permanence à la même question : l'inconnu. Cet invisible que tout le monde cherche à voir. Si ce n'est pas le cas, les gens trouvent que c'est un manque d'ambition. Ils ne comprennent pas que ma soif est juste ailleurs, pas coincée dans le temps.

Je suis fatiguée de vouloir toucher l'inatteignable, parce qu'il y aura toujours un après, plus loin encore. Je ne veux pas m'enfermer dans ce cercle vicieux. Seulement, comment je fais si j'y suis déjà, et qu'on m'impose sans cesse de refaire un tour ? Une pression constante d'aller de l'avant, qui nous rapproche un peu plus à chaque fois de la fin, de celle que la plupart tente d'esquiver. C'est ça la vie ? Un voyage sans retour ? Personnellement, ça me rappelle autre chose.

Je suis en mode automatique. Un masque heureux glué à mon vrai visage, je fais mine de passer un excellent dîner. Je ris aux blagues de Dani, termine mon dessert sans montrer la moindre difficulté, et me blottis sagement dans le câlin collectif que papa propose au moment de tous nous installer dans les sofas.

Puis, peu à peu, le salon se vide comme un sablier retourné et je me retrouve seule devant l'écran plat ; sans sommeil et à la merci de la nuit.


―――


Charlie avait enfin pu quitter cette salle trop bondée et s'arracher à sa chambre. Durant une fraction de seconde, la réalité lui était parue plus respirable, et elle avait osé en humer quelques molécules d'oxygène.

D'abord, elle l'avait senti dans chacune de ses cellules. Dans sa peau hérissée au passage d'une brise, et dans son cœur battant lorsqu'elle avait franchi le premier seuil. Dans ce parfum de liberté qui l'avait prise à travers son départ. Puis dans la beauté de cette lumière qui incendiait les lieux. Elle était encore vivante.

Ce sentiment n'avait cependant pas duré. Peu de temps après avoir percé cette bulle qui la séparait du reste du monde, elle avait rapidement eu froid. On se croyait au pôle nord. La nuit tombait plus précipitamment dans la vraie vie, ou peut-être qu'on l'y remarquait plus facilement.

Qu'elle ait réussi à s'échapper ou pas, que c'ait été réel ou non, Charlie n'en avait que faire dorénavant. Tant qu'elle ne remettait pas les pieds dans l'immensité insondable du gouffre qu'elle venait de fuir.

En revanche, ce nouvel endroit du labyrinthe tortueux où elle avait échoué était terrifiant. Il n'y faisait ni bon, ni doux. La couleur prédominante était une teinte obscure qu'elle n'avait su déterminer. La température était sûrement négative, et malgré la large baie vitrée qui longeait la pièce en dévoilant le haut et paisible clair de lune, il y faisait horriblement sombre. À tel point qu'il était difficile d'y distinguer grand-chose.

Alors Charlie ne s'attendait pas à y voir son amie, celle dont le mystère lui glissait toujours entre les doigts, sous les fins, longs et sublimes rayons lunaires, semblables à de majestueux fantômes blancs.

Il est temps de lâcher, avait-elle murmuré une première fois.

Son amie n'avait cessé de le répéter toute la soirée, et Charlie ne comprenait pas de quoi elle parlait. Serait-ce l'incantation d'un nouveau tour ? Ou une autre manière de se concentrer ? Parce que l'exercice de ce soir était différent. Elle avait besoin de quelqu'un pour améliorer sa technique et passer au niveau supérieur.

Ainsi, elle avait proposé à Charlie de s'essayer sur elle, et la jeune fille avait accepté. Si cela lui permettait de découvrir les rouages de tous ces pouvoirs, elle était plus que partante. Surtout qu'une nouvelle intuition lui trottait depuis peu en tête. Et si cette amie était la clé pour sortir du dédale qui la détenait ?

Au début, indécise, Charlie ne se laissait pas faire et son amie avait du mal à la manipuler facilement. Elle était figée sur place, sans parvenir à se détendre, sans réussir à lâcher prise.

Puis, persévérant, et en dépit de son appréhension initiale, Charlie s'était retrouvée en apesanteur. Ses semelles flottaient au-dessus du sol et elle avait senti son cuir chevelu se hérisser, comme tout son corps d'ailleurs, ou bien peut-être qu'il s'agissait d'un frisson, mais d'un coup, elle n'avait plus les pieds sur terre.

Alors que de sourdes vibrations avaient tambouriné dans ses tympans, une imposante perle opaque se formait par le bas, dans une froideur contagieuse, et inondait nonchalamment ses orteils, ses jambes et son bassin, puis sa poitrine et sa nuque, jusqu'au sommet de son crâne. Elle ne se souvenait pas de la dernière fois qu'elle s'était baignée, de cette sensation lisse sur sa peau, de celle de ne s'appuyer sur rien d'autre que l'eau.

Le poids de son existence avait volé comme une plume au vent. Elle n'avait plus à supporter la moindre charge. Bien qu'elle ne pouvait plus inspirer, elle n'entendait plus que le son profond du calme qui régnait dedans. La sensation que le temps s'était complètement arrêté. Elle était plongée dans la meilleure des obscurités et ça lui suffisait.

Ça avait été son évasion et ça devenait son lieu d'être. Au sein de cette sphère d'eau géante, Charlie ne pouvait se sentir mieux, parce qu'il était enfin temps de lâcher.


―――


Je ne sais pas d'où elles viennent. J'ai arrêté de me demander pourquoi elles sont en moi. Seulement, je ne peux me résoudre à ignorer leur origine. Les idées noires n'apparaissent pas de nulle part. Pourtant c'est ce qu'elles ont l'air de faire avec moi. Brusques. Impulsives. Subies.

En une seconde, leurs échos résonnent dans mon cerveau. Puis elles éclatent, tentant de déchirer le moindre petit bout de tissu de vérité et de bonheur qu'il pourrait me rester. Elles s'en fichent. Tout ce qu'elles veulent, c'est me voir flotter au cœur de l'océan, morte.

Alors elles me font croire que c'est ce que je veux aussi. Malgré l'absurdité de leur cause. Malgré ma promesse. Malgré moi. Elles me font perdre la tête ! Elles m'abrutissent ! Elles appuient là où ça fait mal ! Elles savent y faire. Elles sont douées. Talentueuses.

Je suis si fatiguée. J'aimerais tant que quelqu'un comprenne comme je suis fatiguée... Épuisée de constamment avoir à me battre contre moi-même... À bout de souffle... Je veux juste faire une pause... baisser ma garde... me laisser aller un instant... couler sans plus chercher à remonter... et faire rentrer l'eau...

Avachie sur le canapé, je relâche la boîte de médicaments de Dani que je serrais dans mon poing et, déjà engourdie par mon envie de dormir, je la laisse rouler sur le côté, vidée. Au milieu du séjour désert, nez à nez avec ma propre amie, le vernis craquelle jusqu'à se fissurer sur toute sa longueur.

Quelques minutes plus tard, j'abandonne mon portable derrière moi, et me dirige dehors dans un sinistre silence. Je fais coulisser la porte, puis la referme de l'extérieur et m'approche calmement du bassin. Je regarde l'étendue fluide trembler lorsque j'y pénètre, mais j'ai l'impression d'être restée à l'intérieur.

J'observe la scène depuis la banquette, la vitre bloquant le son de ma silhouette qui s'enfonce lentement dans la pénombre liquide.

Il n'y a pas une once de vent. Pas un seul bruit. J'ai la chair de poule quand je plonge dans l'eau tiède. Ronde et éclatante, la lune qui se reflète dans la piscine se brouille d'ondulations, alors que je m'immerge doucement, le faible clapotis comme musique. Puis mon visage disparait sous la surface.

Il ne reste plus que ce sentiment, quand on admire les étoiles depuis le fond, celui de se noyer dans la lumière de la nuit.


―――


Le lendemain matin, maman consulte la messagerie du téléphone fixe.

« Vous avez un nouveau message, du vendredi 28 Juillet, à 19h24 :

Bonsoir, c'est Béatrice Milano, la thérapeute de Clara. J'appelais après la séance que j'ai eue avec elle aujourd'hui. Elle ne se sentait pas bien, alors nous avons dû écourter, mais je voulais vous parler de mes recommandations pour la suite... Vous vous rappelez de notre premier entretien, au sujet des risques que cette situation comportait ? Je ne veux pas vous effrayer, simplement il est souvent judicieux de prendre les choses en mains avant qu'elles ne dérapent, vous comprenez ? Je pense que nous pourrions envisager une admission à temps partiel en soins psychiatriques. Ça lui permettrait de sortir de son cadre de vie habituel, et lui donnerait toute la concentration nécessaire à sa guérison. Mais nous en discuterons plus en détails à votre retour. J'attends de vos nouvelles. À bientôt.

Pour réécouter ce message, tapez 1. Pour l'effacer, tapez 2. Pour l'archiver, tapez 3. »

Debout près du plan de travail, ses yeux se suspendent un moment au jardin, sur le scintillement de l'aube à la surface satinée de l'eau. Quelques chants d'oiseaux sifflent à travers l'entrebâillement de la baie vitrée. C'est un beau jour. Le soleil brille comme s'il venait de pleuvoir. C'est presque... magique.

Sur le seuil, cachée derrière le chambranle, je finis par émerger dans la cuisine et me manifeste par un toussotement. Maman m'accueille avec un bisou sur le front, qu'elle prolonge comme quand elle cherche à vérifier si je n'ai pas de fièvre.

Puis je m'assieds autour de l'îlot, juste en face d'elle. Je me sens bien, plus légère. Rien n'est très différent mais je me sens mieux, comme quand le vent cesse de siffler dans les oreilles. J'ai la sensation qu'on a ouvert les fenêtres de mon esprit pour aérer, et que l'air circule enfin librement. J'entame de ma cuillère la part de gâteau que ma mère pose dans mon assiette, lorsqu'un cri retentit.

― Dani ! hurle papa.

Maman et moi nous dévisageons, et je croise dans ses prunelles foncées la même confusion qui vient de me heurter.

― Hélène ! appelle-t-il dans un horrible éclat de voix. Non, Dani... HÉLÈNE !

Elle se précipite dans le corridor, jusqu'à la chambre de ma sœur d'où proviennent les plaintes. Je la suis discrètement, ma gorge se serrant un peu plus à chaque pas, vers la porte que maman ouvre.

― Dan..., s'interrompt-elle en gémissant aussitôt.

Je m'arrête net, paralysée. Je les entends pleurer entre deux murmures, puis le vantail coulisse et me laisse découvrir le corps inerte de ma sœur, étendue au sol.

― Dani non ! s'affole maman. Dani, ma chérie ! Mais qu'est-ce que tu as fait, Dani ?

Elle s'agenouille près d'eux, tandis que papa tient sa fille dans ses bras. Je manque de m'étrangler lorsque mon estomac se contracte et régurgite d'irrépressibles sanglots. Non ! Non, ce n'est pas possible ! Ça n'est pas réel ! C'est un mauvais rêve ! Je suis en plein cauchemar, je vais me réveiller !

Je ne parviens pas à détacher mon regard de sa main, paume tournée vers le ciel, qui retombe mollement par terre, et pendille parfois dans le vide dès que papa rétrécit son étreinte. Soudain je vois maman s'avancer. Je crois qu'elle va se ruer sur moi, mais elle m'attrape par les épaules, m'écarte sur le côté et me passe devant. Elle se jette sur son portable avant de revenir en courant.

― Elle ne respire plus ! déclare papa avec effroi.

Contre le mur, je recule sans le vouloir. J'ai trop peur d'apercevoir son visage, de savoir à quoi il peut bien ressembler, alors qu'elle est... Il ne doit pas être très différent de celui durant son sommeil. Je voudrais pouvoir admirer, encore une fois, cette lumière qui pétille si familièrement dans le fond de ses pupilles, quand elle me sourit en fronçant le nez.

Ses rires de la veille me résonnent à nouveau dans la tête. Mes larmes ont cessé de couler. Désormais, c'est la peur de la perdre qui me déchire le ventre. Celle de ne plus jamais entendre sa voix, ou de poursuivre ma vie en tant que fille unique. Pitié ! Ne t'en va pas, je me répète en boucle. S'il te plait. S'il te plait. S'il te plait. Je t'en supplie, reste avec moi !

Oppressée, je me débats dans un nuage d'angoisse pure. Les minutes s'écoulent comme une interminable avalanche glacée, et les secours surgissent quasiment de nulle part auprès de Dani.

― J'ai un pouls ! annonce l'un des urgentistes en aidant immédiatement son collègue à placer ma sœur sur une civière. C'est bon, prévient-il les parents, on l'emmène à l'hôpital.

Recroquevillée contre mon lit, j'aperçois le brancard passer en vitesse devant l'entrée de ma chambre. Maman et papa le talonnent, et cinq secondes plus tard, la porte principale claque.

Les gens traversent plus qu'on ne le croit. Si on ne fait pas l'effort d'aller vers eux, la plupart du temps, et avant qu'on ait pu se rendre compte de quoi que ce soit, ils s'en vont d'eux-mêmes.

On s'empêche de s'ouvrir par honte, par peur d'être incompris, ou de tirer ses proches vers le bas, sans concevoir que certains ne peuvent pas mieux comprendre. Au fond, on aurait pu se soutenir avec Dani, on aurait dû se parler.

La voix de la psy fait subitement écho en moi, alors submergée, et je remonte plus calmement à la surface. Abandonner, c'est renoncer à l'éventualité de réussir. En abandonnant, c'est moi qui m'empêches d'y arriver. Si j'abandonne, c'est moi qui rends mon avenir impossible.

Le silence hurle dans toute la maison. Ce silence pesant qui, comme le mien, aurait pu causer plus de dommages. Ce silence tenace et douloureux qui est le véritable danger. Ce silence encore effrayant, capable d'engloutir plus d'une vie.

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