XI

― Debout ! hurle ma sœur en me faisant tressaillir.

Réveillée en trombe, après un sommeil troublé par la présence trop vive de Dani dans le même lit, mon esprit, déjà en surtension, s'irrite dès cette matinée.

Alors que nous nous apprêtons à repartir pour la plage toute la journée, je m'aperçois que mon portable n'est plus qu'à vingt pour cent de batterie. Je vais pour le brancher à la prise électrique près de ma table de chevet, mais ma main tombe dans le vide.

― Où est mon chargeur ? je demande en fouillant la chambre du regard.

― Oh, dit ma sœur en se retournant vers moi, je n'ai pas encore fini.

― Quoi ! Pourquoi tu as pris le mien ?

― Je te l'ai dit, j'ai oublié le mien à la maison. Tu m'as dit que je pouvais emprunter le tien.

― Qu'est-ce que tu racontes ? je me crispe. Quand ça ?

― Bah tout à l'heure.

― Tu veux dire quand je dormais ?

― J'en sais rien, hausse-t-elle les épaules, tu m'as répondu en tout cas.

― Peu importe, mon portable va bientôt s'éteindre Dani ! J'ai besoin de le charger.

― Mais le mien s'est éteint. Je n'ai pas le choix...

― Si, c'est mon chargeur !

― Depuis quand t'es devenue aussi égoïste, hein ?

― Arrête de vouloir changer de sujet ! C'est pas du tout la question !

― Si, justement ! dit-elle en me bloquant le passage vers la prise de courant sur son côté du mur.

Piquée par son allusion, je ne lui adresse plus la parole et confie mon agacement au silence. Surtout avec un coup de soleil incisif au niveau du nez, je ne risque pas de retrouver mon humeur de la veille.

J'aimerais tant que mon cerveau cesse de m'affirmer que rien ne s'améliorera jamais ! Qu'il arrête de me persuader que je vais finir par échouer tout ce que j'entreprends ! Qu'il arrête de me faire voir à travers ce filtre sombre et sale ! Qu'il arrête de dénigrer mes efforts ! Qu'il arrête de rendre les choses agréables, ternes et sans goût ! Qu'il arrête de me faire détester ce que j'aime ! Qu'il me redonne mon enthousiasme, qu'il se taise et me laisse tranquille, car rien n'a changé mais tout est soudain très différent.

Sur la plage, dans une fournaise suffocante, le vent odieux envenime ma migraine naissante. Tandis que la foule présente m'angoisse au plus haut point. Mal à l'aise, plus rien n'est comme hier. Les couleurs verdâtres du littoral, le sable humide et collant qui gratte, les lattes du transat qui me rentrent dans les côtes, sous ma serviette brûlante, et mon épiderme séché par l'air marin...

C'est au moment où l'idée de quitter mon corps me passe par la tête, que maman m'interroge spontanément sur mes études.

― Qu'est-ce que tu penses faire ensuite ? dit-elle sur un ton vainement insouciant, alors qu'elle réajuste ses lunettes de soleil réfléchissantes. Tu as quelques pistes ?

J'ai immédiatement envie de hurler, pour couvrir mes pensées, la question qu'elle vient de me poser, et le brouhaha des vacanciers tout autour. Néanmoins, je reste muette. Lorsqu'elle pivote son regard vers le mien, je referme les yeux et fais mine de dormir.

Malgré mes remords accablants, je me console dans une somnolence morose, entremêlée de sinistres sentiments.

Se battre contre soi-même est atroce. En particulier quand on ne sait plus qui a tort. Quelle version de moi croire ? Qui suivre ? Comment survivre ? Quel est celle qui détient la sagesse de savoir ce qu'il faut faire ? Où est la paix dans tout ça ?

En voyant papa s'amuser avec maman et leur fille aînée, je me demande ce que je fais ici, mais par-dessus tout, comment j'en suis arrivée là. J'ai l'impression d'être aliénée. J'ai peur de finir comme ça, et de m'enfoncer sans retour possible.

Ma vue dévie une minute plus bas, sur mon ombre au sol. Avec la lumière intense de l'après-midi, elle ne pourrait pas être plus foncée, et elle me donne la sensation de dégouliner de moi, pour dessiner par terre toutes ces idées insidieuses qui m'encombrent l'existence. D'autant que, comme elles, elle me pourchassera partout sans relâche.

Les contours de ma chevelure semblent s'étirer au loin sous une bourrasque, et me font lentement relever les pupilles. Je continue de contempler ma famille à distance, le cœur lourd car la raison coupée en deux. Alors, ne trouvant aucune autre solution, je me mets à écrire. Je pianote quelques lignes sur mon téléphone, qui me... Écran noir. Plus de batterie. Merci Dani !

En fin d'après-midi, celle-ci me rejoint sur sa chaise longue, face à la mer. Puis, au bout d'un bref instant, elle soupire.

― Ça va ? je m'intrigue.

― Mh-mm, marmonne-t-elle dans une grimace renfrognée, lorsqu'elle observe le rouge flamboyant du soleil à l'horizon.

Je me retiens de faire pareil, happée par l'écho de ma lassitude. On n'a aucune idée de ce que les gens traversent au fond. On a seulement conscience de ce que l'on perçoit. Tout le reste est englouti sous les flots.

― T'es sûre ? je demande à nouveau, après avoir émergé de mon obscure mélancolie.

― Oui, répond-elle sans m'adresser un regard.

― Dani ?

― Quoi !

― Rien, c'est bon, je me frustre, oublie...

― Alors, on va se baigner ? dit-elle en se redressant d'un bond.

― Vas-y toi.

― Allez viens, fais pas ta dépressive ! Déjà qu'on ne part plus en vacances pour toi...

― Pardon ?! j'explose. J'ai rien demandé de tout ça moi ! Tu crois qu'on m'a donné le choix ou quoi ?

― C'est bon, arrête ! On a tous des problèmes ! J'ai des crises d'angoisse quasiment toutes les semaines, et j'en fais pas un drame !

― Quoi ? s'étonne maman qui revient de sa promenade au bord de l'eau avec papa.

― Oh, ça va ! Fais pas comme si ça t'intéressait !

― Mais de quoi tu parles ? Évidement que ça m'intéresse !

― Et depuis quand, dis-moi ? Parce que quand il ne s'agit pas de Clara, c'est rare de te voir dans les parages !

― Tu trouves que je ne suis pas assez présente pour toi ? s'attriste maman, alors que papa arrive tout juste derrière elle.

― T'en as rien à faire de moi maman ! La preuve, tu n'as même pas remarqué ma dernière crise. J'étais sous tes yeux ! Mais forcément, Clara était plus préoccupante que moi. Comme toujours ! T'en fais pas, j'ai l'habitude...

― Attends, intervient enfin papa, ne confond pas tout. Tu aurais dû nous parler de tes accès de panique.

― Ah bon ? Parce que Clara vous parle de ce qu'il ne va pas chez elle ? Je ne l'ai jamais entendu dire quoi que ce soit sur ce qui lui arrive. Pourtant vous êtes à chaque fois tout ouïe ! Et moi, dans le fond, je pourrais m'étrangler que vous en n'auriez rien à faire !

― C'est pas vrai ! je m'insurge. T'es jalouse ? Alors que t'es clairement la préférée de papa ! En plus quoi, tu voudrais qu'on échange de place ?

― Tu racontes vraiment que des conneries ! Tu crois que c'est une compétition sur qui souffre le plus, hein !

― Sur ce point-là, je rétorque sans réfléchir, y'a pas photo !

― Tais-toi ! Tu ne sais pas de quoi tu parles !

― Non toi la ferme !

― Ça suffit maintenant ! s'interpose papa en élevant la voix. On est venu pour passer un bon moment en famille ! Qu'est-ce qu'il vous prend toutes les deux ?

― Apparemment Dani rêve d'aller en thérapie et d'attirer toute l'attention du monde !

― C'est facile de parler quand on l'a déj...

― Stop ! l'interrompt papa. Clara, va rattraper maman s'il te plait. Danielle, tu viens avec moi.

Je me retourne pour constater que maman s'est éloignée et marche en direction de la voiture, garée entre l'hôtel et la baie. Je file la retrouver près de la portière passager avant, les bras croisés, et fais brusquement face à un visage dont j'ai rarement été témoin. Ses joues sont écarlates et ses yeux, d'un marron chaud, s'humidifient avec les secondes.

D'un coup, le parfum de la culpabilité n'a jamais été aussi fort. Je ne sais pas quoi dire. Je m'approche d'instinct et elle me sourit discrètement, dans le calme crépusculaire qui nous englobe peu à peu.

― Retournes-y ma puce, dit-elle par la suite en se raclant la gorge. Je prends un truc dans la voiture et j'arrive.

Elle me caresse le bras, lorsque je lui obéis et repars sur l'étendue de sable ; titubant parmi ses reliefs, risquant plusieurs fois de me fouler la cheville dans un creux, faute de concentration.

L'océan est si immense qu'il me fait me sentir toute petite, mes doutes avec. Aussitôt, je me dis que rien n'est vraiment grave, que s'en faire n'est qu'une perte de temps, et que je pourrais rester sur cette plage jusqu'à la fin de mes jours...

J'ai ce sentiment d'avoir déjà raté ma vie avant même qu'elle n'ait commencé. Alors voir celle des autres qui semble tellement mieux... J'en viens à croire que leurs douleurs et leurs difficultés sont plus agréables que les miennes. C'est n'importe quoi. Seulement je n'arrive pas à les regarder différemment, et j'ai l'impression que je ne peux rien faire pour. C'est là, ça fait mal, et c'est tout.

D'emblée, rien qu'en y pensant, ma sœur me manque. Je voudrais pouvoir revenir quelques années en arrière, avoir de longues conversations avec elle toute la nuit, grignoter jusqu'à pas d'heure, et éventuellement finir par nous endormir côtes à côtes. J'en ai marre de me sentir seule, et en même temps, c'est ce que je fais de mieux.

En ressurgissant dans mon dos, Dani semble apaisée. Elle s'installe près de moi sur ma serviette, me sourit à pleine dent comme quand elle cherche à se faire bien voir, et me lance un « je suis désolée » d'un air sincère. Je lui demande combien papa l'a payée pour qu'elle me fasse des excuses et elle me répond vingt euros. Je hausse involontairement les sourcils, puis elle éclate de rire.

― Non je rigole ! Ça n'aurait pas été assez.

Je m'esclaffe avec elle avant de lui demander pardon à mon tour.

― C'est rien, dit-elle. C'est moi qui me suis énervée, et j'ai pas à te le faire subir en plus.

― Qu'est-ce qui te stresse comme ça ?

― Oh... C'est un tout je pense.

― Mais ça va ?

― Oui, t'inquiète marmotte !

― Qu'est-ce qu'il t'a dit papa ?

― Il voulait savoir depuis combien de temps ça durait.

― Et alors... ?

― Et alors peu importe, affirme-t-elle en fronçant son nez vers moi, c'est pas ce qui compte.

Le couchant déverse des traînées de feu au-dessus de nos têtes, le temps que je me décide à reprendre la discussion.

― Je crois que... Je... je ne vais pas bien.

― Qu'est-ce qu'il y a ? s'inquiète immédiatement ma sœur. Tu ne te sens pas bien ?

― Non je veux dire, en général. J'ai un problème... ou je suis folle, je n'en sais rien.

― Ne dis pas ça. Qu'est-ce qu'il t'arrive, hein ?

Le bruit des vagues nous parvient subitement plus intensément, et je les laisse un instant m'hypnotiser.

― Tu sais, je poursuis ensuite, j'ai conscience que tout le monde a ses propres soucis. Je sais bien que ça n'est pas facile pour vous non plus. C'est juste que... Je n'arrive pas à me dire que c'est pareil pour les autres, que ce qui me vient à l'esprit est commun à tous. J'ai l'impression d'avoir un câble débranché dans le cerveau, qui me fait penser de la pire des façons. À chaque fois, je me dis que personne ne peut comprendre. Alors que c'est moi qui n'y comprends rien.

― De quoi est-ce que tu parles au juste Clara ?

― Tu vois, quand on se blesse ou qu'on tombe malade, la plupart des gens cherche du soutien. Si on se perd, qu'on ne saisit pas une chose, ou qu'il nous en arrive une autre, on demande de l'aide, on en parle. C'est dans la nature humaine, enfin je crois.

― Pardon, mais il va falloir être plus claire là.

― Je n'y arrive pas. Je ne sais pas comment vous faites pour... parler, pour dire les choses quand ça ne va pas. Je sais que je n'ai pas à tout vous raconter, mais même un peu, c'est compliqué pour moi... bizarrement.

― Hmm... c'est sûr que niveau expression de soi, dit-elle en écarquillant les yeux, t'as encore du chemin à faire... Mais tant que tu sais qu'on est là, tu n'as pas à t'en faire. Sérieusement. Il ne faut pas que tu croies que ça me dérange ; au contraire même. J'ai envie de connaître tous tes secrets moi ! À quoi ça me sert d'être ta grande sœur sinon, hein ? Écoutes, t'es pas obligée de te confier si t'en as pas envie, mais tu ne dois pas t'en empêcher si tu en as besoin.

Les parents réapparaissent bientôt et nous plions bagages, en route pour la maison. Sur le retour, l'été embrase l'atmosphère de nuances cuivre et corail, donnant aux nuages une allure d'ombres incandescentes.

Avec la vitesse, le vent souffle par la vitre ouverte et fait voler nos cheveux dans tous les sens. Tandis que maman s'assoupit presque immédiatement à l'avant, Dani commence doucement à s'endormir auprès de moi.

On ne peut pas dire que je me sente mieux. Enfin si, c'est le cas, mais j'ai toujours ces envies en tête. C'est comme si elles ne dépendaient plus de mon humeur. Elles ont tâché mon cerveau de noir et se sont incrustées comme une carie dans une dent.

― Hé ! Ça va ? me demande papa à travers le rétroviseur central, en me voyant songeuse.

J'acquiesce sans un mot, puis fais l'effort de lui sourire pour le rassurer. C'est à ce moment-là qu'il rétorque de la plus sereine des manières :

― Tout ira bien, ne t'en fais pas.

Il déclare cela comme s'il savait ce qui allait arriver, mais l'avenir reste toujours incertain. Surtout quand on ne sait pas quoi en faire. Une nouvelle fois, j'ai le sentiment qu'ils ne se rendent pas compte. Ils sont persuadés que ça va passer, alors que c'est en moi depuis le début.

Tout ira bien. Pour qui ? Pour moi, parce que la culpabilité ne me tuera plus ? Pour vous, quand je ne serai plus de ce monde ? Pour mon avenir qui n'existe pas, si je continue sur cette voie ? Chose qui arrivera puisque le seul autre moyen est de quitter la route. Je ne suis capable de rien d'autre, de rien de plus, de rien de mieux. Vouée à m'éteindre avant même de m'être allumée.

La psy me dit tout le temps qu'il faut être patient autant avec les autres qu'avec soi-même. Que fait-on lorsque ceux sont les autres qui n'en ont plus ? Ils attendent que je me relève d'un instant à l'autre. Comment leur faire comprendre qu'il va leur falloir envisager le pire ? Non, ça n'ira pas mieux ! Si, je dois m'en faire ! Même ça je n'y parviens pas, parce que l'idée devient silencieusement trop réconfortante.

Le menton posé sur ma paume de main, mes ongles s'enfoncent petit à petit dans la chair de ma joue. Mon cerveau semble se vider de plus en plus tandis que la douleur piquante devient progressivement apaisante. L'espoir ne fait pas vivre, il fait croire, et c'est le meilleur moyen de souffrir de désillusion.

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