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Papa est derrière le volant. Je suis assise à l'arrière, le menton posé dans ma paume, lorsque maman monte dans le véhicule. Les bagages sont dans le coffre et nous sommes tous prêts à partir, sauf Dani, qui tarde à se montrer.
Je ne suis pas sûre de vouloir y aller. Je n'ai rien contre elle, mais dormir avec ma sœur, ne plus avoir mon propre espace et me retrouver piégée dans la même chambre, en perpétuelle compagnie de quelqu'un d'autre que cette solitude qui me connaît si bien ; peut-être même mieux que personne ? Je préfèrerais franchement passer mon tour.
Au bout de dix longues minutes, elle surgit enfin, comme si de rien n'était, et s'installe derrière le conducteur.
― C'est bon ? fait remarquer maman. On peut y aller ?
Dani acquiesce d'un vague hochement de tête, le nez plongé dans son portable, tandis que je souris à maman à travers le rétroviseur central en signe d'approbation.
― C'est parti ! s'exclame papa en mettant le contact. Tout le monde a mis sa ceinture ?
Ma sœur achève à peine de boucler la sienne, quand maman nous demande d'un air détaché :
― Tout va bien derrière ?
Elle tourne cependant son visage de profil pour être sûr d'entendre notre réponse. J'hésite un moment qui me paraît une éternité. Je devrais leur dire la vérité, surtout après les évènements de ces dernières semaines, mais je n'ose pas encore. Je pourrais aussi leur mentir. Seulement je n'ose plus non plus. Alors je reste enlisée dans mon silence ; en priant pour qu'il ne soit pas aussi bruyant que je le perçois.
― Mm-hmm, réagit finalement Dani, les yeux toujours rivés sur son écran.
Maman s'attarde néanmoins dans la même position, comme si elle attendait autre chose. Ça dure presque une seconde de trop, au cours de laquelle papa allume la radio pour mon plus grand soulagement, puis elle se replace confortablement dans son siège.
La guitare électrique, la batterie et les vocalises envoûtantes de la chanteuse résonnent à fond dans le véhicule, lorsque nous quittons doucement le voisinage et sortons sur l'autoroute, en direction du littoral méditerranéen.
Nous arrivons sur la côte en moins d'une heure, et déposons nos sacs sur les grands lits de notre suite familiale, avant de nous rendre directement à la plage en vis-à-vis, de l'autre côté de l'avenue.
Il y a encore peu de gens, alors je me détends. Nous nous déchaussons pour ensevelir nos orteils sous les grains de sable tiède, et nous installons sur une rangée de quatre transats, faces à l'horizon.
Bientôt, l'atmosphère se réchauffe, les embruns salés parfument l'air avec générosité, et le chuintement de la mer murmure une berceuse enivrante à nos oreilles.
Allongée sur le ventre, à moitié assoupie sur ma chaise longue, les mains empilées sous mon profil gauche, songeant au fait que je finirais probablement avec des marques de bronzage en forme de bas et de gants longs, bercée par la chaleur environnante et, parfois, par le vent qui s'engouffre délicieusement sous le tissu de mon t-shirt vert pastel, me rafraîchissant subtilement des brûlures du soleil, je ne pense à rien.
― On va rentrer avec un de ces teints ! se réjouit maman en redressant légèrement son visage vers le zénith étincelant. Ra-dieuses ! dit-elle en détachant chaque syllabe.
Peu après midi, nous pique-niquons à l'ombre du large parasol planté à proximité. Ensuite papa propose d'aller chercher le dessert, mais je suis la seule partante pour l'accompagner. Devant la vitrine du glacier, il colle sa joue à la mienne et, d'un sourire partagé, prend une photo de nous deux.
Une fois le cliché pris, il m'embrasse furtivement sur la tempe avant que l'artisan ne lui remette le premier cône de glace. Alors qu'il récupère ceux à la pistache et au chocolat, il entame tout de suite sa boule à la vanille. Puis durant un quart de seconde, au moment où il me tend mon cornet à la fraise, c'est un peu comme si ma bulle éclatait.
Lorsqu'on se met à marcher l'un à côté de l'autre, vers nos serviettes de plage, il me fait un clin d'œil. Comme s'il savait qu'il ne pouvait pas m'atteindre, qu'il briserait à nouveau cette sphère de confort. Je lui réponds de la même manière, et pour la première fois depuis des mois, j'ai le vague et bref sentiment qu'il m'aperçoit dans l'obscurité. Comme s'il avait toujours le bras tendu vers moi, comme s'il essayait encore de me ramener à lui. Comme si, d'un coup, la voie s'éclaircissait pour me montrer ce qu'il y a autour, de l'autre côté de cette couche de givre qui m'écarte du monde.
Nos sorbets terminés, ma sœur et les parents décident d'aller se baigner. Ils s'éloignent dans l'eau turquoise jusqu'à celle bleu foncé, où seules leurs épaules semblent flotter à la surface. Au bout d'une lente minute indécise, je pars flâner sur le rivage, les pieds pataugeant d'abord dans l'écume discrète, puis les vaguelettes translucides me mordent timidement les mollets.
Mon regard dans le vide, je vais et viens à l'orée des vagues, absorbée par la pensée de mon avenir. Suis-je destinée à de grandes choses ? À une vie ordinaire ? Ou à une fin aussi soudaine qu'exceptionnelle ? Sans doute que, pour l'instant, je suis perdue dans le brouillard, à hurler au bord des flots. Pourtant, dans peu de temps, je rejoindrai peut-être le large pour trouver ce que j'ai toujours cherché. Cet appel m'emportera sûrement sous les rouleaux, pour m'offrir un sens, pour ébranler la houle et enflammer l'océan.
Les heures s'égrènent avec tranquillité, tandis que ma réflexion se consume au gré de nos conversations.
― Vous voyez, dit soudain papa, en pleine perdition dans notre partie de frisbee, c'est typiquement le moment où avoir un chien aurait été idéal, non ?
― Oh oui ! je m'exclame en rattrapant de justesse le disque que maman m'envoie de côté. Un labrador clair !
― Non, rectifie-t-elle d'un ton rêveur, chocolat !
― N'importe quoi, intervient Dani après avoir lancer le frisbee vers papa, tout le monde sait que la meilleure race, c'est le goldendoodle ! Et on l'appellerait caramel ! Ha ha !
― Ne dis pas de bêtises enfin, s'offusque ce dernier alors que le disque lui passe une énième fois sous le nez. On prendrait un corgi évidemment...
― Comme ceux de la reine d'Angleterre ?! je m'étonne.
― Non mais, c'est normal que t'aies des goûts de grand-mère ? plaisante ma sœur en se rapprochant de moi.
― Tu nages peut-être mieux que nous chéri, ajoute maman, mais on a de bien meilleures propositions avec les filles, déclare-t-elle en prenant une pose de super-héroïne sur ma gauche. N'est-ce pas ?
Dani et moi l'imitons avec une attitude de mannequin désarticulé, avant d'éclater de rire. Aussitôt, un creux dans le sable me fait perdre l'équilibre et je m'écroule avec ma sœur et ma mère ; à qui je tente laborieusement de me raccrocher. Nous rions de plus belle, devant papa et son frisbee qu'il vient de ramasser.
Quelques minutes précédant le couchant, pendant que la lumière du soleil vire au rose intense, nous rassemblons nos affaires et prenons la direction de l'hôtel.
Quand, la sirène d'un camion de pompier résonne quelque part. Malheureusement, elle n'est pas pour moi. Son écho passe rapidement et s'atténue sur plusieurs mètres, jusqu'à se volatiliser comme ma récente bonne humeur de la journée. J'ai la désagréable impression de manquer mon train, que l'opportunité m'abandonne avec le signal strident de l'ambulance.
L'attention tournée vers cet insaisissable lointain, je me rends tout juste compte que j'ai ralenti en traversant la route. Mes sandales crissent contre la chaussée alors que je recule par réflexe. À deux centimètres de mon genou, le véhicule freine dans un sursaut collectif et vient faiblement taper contre mon articulation. Je ne bouge pas ; hésitant entre terreur ou déception.
Tétanisée, je croise les yeux horrifiés de maman, qui vient de crier mon prénom. Ceux de ma sœur, écarquillés, me dévisagent avec une telle gravité que je remarque à peine sa bouche grande ouverte. Leurs figures, toutes fixées sur moi, la honte se précipite dans mes veines. Croient-ils que je l'ai fait exprès ?
En même temps, je me dis que la voiture n'aurait pas dû s'immobiliser. Elle aurait dû me rouler dessus. Elle aurait dû me tuer, parce qu'à cette seconde où tout se fige, je me sens plus vivante que jamais...
Ma vision se décolore subitement et le sol se met à vaciller. Le conducteur donne un violent coup de klaxon à mon intention et, sous le choc, je me décale sur le côté pour le laisser passer, ou bien simplement parce que papa m'attrape pour me tirer de là.
C'est fou comme les accidents succèdent les très bons moments. Comme la chute suit l'excellence du bonheur furtif. Comme ce soir, précisément, marque la descente aux enfers.
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