VIII

Le tonnerre gronde. Ça fait au moins une demi-heure que je regarde la pluie tomber. C'est apaisant. Je ne m'en lasse pas, comme l'hypnotique des vagues qui s'écrasent sur le littoral.

Parfois, je rêve de traverser le grand miroir posé dans ma chambre. Tout y serait inversé. Différent. Meilleur ? Je me dis que ce serait une manière de me soustraire à la réalité, qu'il n'y aurait plus de conséquences de l'autre côté, et que je pourrais enfin être tranquille.

À dire vrai, si j'avais le monde pour moi toute seule, je ne pense pas pouvoir durer très longtemps. Je me ferais trop vite, trop facilement, trop volontiers emporter. Je succomberais à peine la glace franchie, mais ce n'est plus ce qui me dissuaderait d'y aller.

J'observe le reflet de nos deux fauteuils face à face, à l'abri dans son bureau, imaginant mes doigts pénétrer le verre, puis ma main s'enfoncer au-delà de l'aluminium, jusqu'à atteindre l'atmosphère intacte de cet univers parallèle.

Au début, je pense que la psy va passer à autre chose. Toutefois, elle se tait juste après m'avoir demandé comment je me sens, et laisse parler le silence depuis mon arrivée, attendant patiemment que je le déchire pour lui répondre de vive voix.

Elle n'ajoute rien, moi non plus, me laissant admirer l'orage autant de temps que je le souhaite, jusqu'à ce que je trouve finalement le mot.

― Bizarre.

― Qu'est-ce que tu veux dire par là ? dit-elle de la plus simple des spontanéités.

― Comme si tout était faux... préenregistré... ailleurs... ou que je suivais les choses du point de vue d'une autre.

― Oui, ça s'appelle la dissociation. Ça intervient souvent en réponse à un trauma... À ce sujet, tu as déjà eu ce genre d'épisode ?

Je n'en ai aucune idée. Malgré cela, je fais non de la tête en haussant les épaules ; sans être sûre de comprendre ce que ma réaction signifie, si même je ne suis pas en train de me contredire. Est-ce que je viens de contester ou bien d'admettre que je n'y suis pas familière ? Est-ce que c'est à moi qu'elle s'adresse ? Ou est-ce un autre songe plus vrai que nature ?

D'un coup, ça recommence. Mon corps n'est plus mon corps. Un peu comme quand on ne se voit pas pendant longtemps, et qu'on se redécouvre complètement changé au retour des vacances. Je sais qu'il est à moi, mais j'ai la sensation qu'il appartient désormais à quelqu'un dont j'aurais pris la place, la vie, et l'esprit. Une sorte d'hôte qui pourrait connaître toutes mes pensées et tous mes doutes. Comme si j'occupais l'existence d'une inconnue, qui en une seconde, avait accès à chaque recoin de ma conscience ; empoignant mon intimité à pleine main.

La pesanteur me fatigue. Ça devient lourd de me supporter. Cette peau lugubre et déprimée qui me colle et que je ne peux arracher. Ces impressions dans mon cerveau tordu. L'envie redoutable et morbide, la conviction non fondée de devoir disparaitre. Me voir devenir folle et ne pouvoir rien y faire. Vouloir mettre le point final mais ne pas vraiment savoir pourquoi.

― Tu as déjà essayé de parler à tes proches ? reprend-elle tandis que je me diluais de nouveau dans mes pensées.

Les rares fois où ça me traverse l'esprit, la peur me verse du plomb dans l'estomac et l'appréhension me tranche les cordes vocales.

― Non.

― Tu connais le dicton ? Il vaut mieux avoir des remords plutôt que des regrets. Tu n'as rien à perdre, tu le sais ?

― Je finirai par mourir quoi qu'il en soit. Alors que mon existence soit remplie de remords, de regrets, ou des deux à la fois, au bout d'un certain temps, ça n'aura plus d'importance.

― Justement, dit-elle après une courte interruption de sa part, comme si on lui avait coupé la respiration. Pourquoi ne pas tenter le coup, puisque les choses s'arrêteront inévitablement ? Pourquoi ne pas profiter de ce que tu as maintenant ? Au pire quoi ?

― Et si je ne profite pas ? Et si je n'arrive pas à vivre ?

― Qui te dit que tu n'y parviendras pas demain ?

― Peut-être que le vers a déjà pourri la pomme de l'intérieur.

― Il reste toujours un peu de pulpe viable... et puis la peau est encore bonne.

― Vous êtes du genre végan ?

― Épicurienne, dit-elle dans un sourire discret.

― Vous achetez de l'optimisme en barre aussi ?

― Écoutes Clara, s'avance-t-elle, il n'y a jamais aucune garantie d'y arriver dans la vie. Par contre, tu peux être certaine d'échouer si tu abandonnes... Tu préfères être sûre de perdre ou prendre le risque de réussir ?


―――


Dans les jours qui suivent, j'ai des monstres plein la tête, qui rugissent, qui frappent, qui pleurent, me supplient et poignardent en secret. Ils débattent tous, dans une boucle infinie de disputes troubles et d'arguments persuasifs, sur l'utilité de ma présence ici.

C'est un jeu auquel je perdrai un jour où l'autre, alors pourquoi m'acharner ? Pourquoi subir l'agonie ? Pourquoi me faire endurer cette vie qui ne finira que d'une seule manière ? Pourquoi parier sur une certitude ? Je joue contre une gagnante. Le coup partira, ça n'est qu'une question de temps. Autant presser la détente maintenant.

Les semaines de vacances défileront à nouveau sans laisser de pause au temps. J'atteindrai la rentrée avec la même confusion qu'aujourd'hui. Rien que de penser à septembre me prive de toute forme de motivation.

Je n'arrête pas d'envisager la fin. Pas celle de tout de suite, mais lorsque je serai vieille et mourante – si je survis jusque-là – à quoi est-ce que toutes ces batailles auront servi ? À quoi ça sert que je les gagne ? À quoi ça sert d'exister ?

De temps en temps, quand je contemple les nuages, ceux épais et blancs, je m'imagine flotter jusqu'à eux et me cacher là-haut.

Les bruits des assiettes et des couverts que maman installe sûrement font échos jusqu'à moi. Je finis par sortir du lit, éreintée. Ma cage thoracique pèse une tonne quand je me lève, et lorsque j'entre dans le salon, la nausée me prend à la gorge.

Une routine s'installe, entre les séances de thérapie, mes siestes à rallonge, et nos repas de famille dans la bonne humeur, jusqu'à me faire croire que tout s'améliore. Je vais bien un instant, puis celui d'après tout s'écroule. Une masse sombre me tombe dessus et je replonge, tête la première, dans les bas-fonds vaseux de mes pensées.

« Ce ne sont pas les résultats qui comptent mais les intentions. » m'affirme la psy au terme de l'une de nos conversations. Sérieusement ? Alors je peux m'en aller ? Au final, ce ne sera pas trop grave puisque j'aurai essayé. C'est sans doute ça le plus triste, parce que la plupart du temps, les gens ne savent pas ce que l'on fait pour eux, encore moins ce que l'on tente...

― Ça va faire combien de temps que je ne t'ai pas tressé les cheveux ? demande soudain ma sœur, en louchant sur mon crâne, alors que nous sommes toutes les deux allongées sur le canapé.

Durant une seconde, je nous projette dans une autre dimension où j'ai le courage de tout lui avouer. Je lui explique comme la culpabilité m'assomme, à quel point je représente un poids pour eux et pour moi, la façon dont la honte et la colère me rendent distante, agressive même, puis ces idées qui envahissent mon ciel.

― Marmotte ? répète-t-elle. Ça te dit ?

― Désolée... Oui, vas-y.

J'accepte mais regrette rapidement. Je ne veux pas qu'elle me touche, que quiconque m'approche. J'ai l'impression de la salir. Heureusement, papa nous appelle pour manger et son contact se brise aussitôt.

― Ah ! J'avais trop faim, se réjouit-elle, pendant que nous nous attablons autour du dîner.

― Au fait Mathieu, chéri, s'interroge maman en saisissant la carafe de citronnade que Dani a faite plus tôt dans l'après-midi, c'est toujours bon pour ce weekend ?

― Oui, oui, dit papa en brandissant une grande cuillère et fourchette en bois, avant de s'adresser à ma sœur. Regardez ce qu'on a trouvé ! s'enchante-t-il. Recyclé et du commerce équitable !

― C'est génial ! l'imite Dani d'un entrain modéré.

― Oh ? Mademoiselle n'est pas satisfaite peut-être ?

― Si si, sourit-elle en me jetant un coup d'œil railleur. Absolument ! C'est fantastique !

Je me retiens de pouffer tant bien que mal, quand maman enchaine sans délai.

― En parlant de choses fantastiques, dit-elle alors que je bois une gorgée acidulée du jus qu'elle m'a versé dans mon verre, j'ai un rendez-vous de dernière minute vendredi midi, et je ne pense pas finir à temps pour t'accompagner demain...

― Pas grave, je réplique précipitamment et manque d'avaler de travers. Je connais le chemin depuis le temps. C'est bon, je peux y aller seule.

― Oui enfin, je pensais que Dani pouvait venir avec toi.

― Euh...

― Non non, j'interromps mon aînée avant qu'elle ne donne son avis, t'inquiète.

― T'es sûre ? hésite Dani en me sondant des yeux.

J'acquiesce d'un air détaché.

― Bon... d'accord, alors c'est parfait ! ajoute maman en croisant le regard de papa. D'ailleurs, on se disait qu'ensuite, on pourrait partir à la plage.

― J'ai deux jours de congés, précise-t-il dans une expression ravie. Qu'est-ce que vous en pensez ? En plus, il fait un super temps !

― Oui, dit maman, il ne pleut pas jusqu'à lundi. On pourrait partir samedi, dans la matinée ?

Lorsque ma sœur hausse les sourcils, je n'ai brusquement plus d'appétit. C'est étrange, mais j'ai une sensation chaude et pesante, proche de la nostalgie, comme s'il s'agissait d'un au revoir.

J'approuve finalement, après que les parents nous aient exposé chaque bon côté de voyager ensemble, et Dani confirme avec la même figure interloquée que moi.

― À l'occasion, propose papa d'un ton taquin, tu ne veux toujours pas prendre de tuba ?

― Ça, c'est non! s'oppose immédiatement sa femme.

― Moi, ricane Dani, je te verrais bien avec.

On éclate tous de rire, sauf maman.

― Quoi ? C'est pas moi qui suis nul en apnée... Mais non, dit-il en l'enlaçant par la taille, je rigole ! Hein ? nous fait-il signe. On rigole !

Nous hochons frénétiquement de la tête, le dos droit comme une colonie de suricates, pour ne pas plus la vexer. Puis, nous continuons à discuter de tout, hormis de matériel de plongée, et le diner de ce soir est aussi joyeux que les précédents.

Je me sens mieux, plus légère, moins dans la lutte, comme lorsqu'on se noie, cette poignée de secondes juste avant de perdre connaissance, où tout s'efface dans l'eau et que rien n'a plus d'importance. Ça n'est pas un délire suicidaire. C'est une paix éphémère, une pause qui me permet de respirer plus calmement.

Du moins, jusqu'à ce qu'ils aillent tous se coucher et qu'ils me laissent seule dans le salon, devant la télé que je finis par éteindre ; mes sentiments se battant encore plus bruyamment entre eux.

Ils sont tous si attentionnés, tous si inquiets. Ils m'aiment, me soutiennent, pourraient éventuellement comprendre. Alors pourquoi je ne me sens pas de leur dire ? Pourquoi je n'arrive pas à parler ?

Il suffit d'aligner les mots, comme pour écrire. Mais lesquels ? Je n'ai qu'à me confier, comme avec la psy. Seulement j'ai peur. Cette crainte de livrer les pires morceaux de soi. Celle de dévoiler ce fragment enfoui jusque dans son inconscient. Je suis effrayée. Je redoute sans savoir quoi.

Non, je ne peux pas le leur mettre sur le dos. Ils ont tous assez de problèmes comme ça. Je ne veux pas devenir une charge en plus.

Au début de la nuit, une lueur émerge doucement de derrière les nuages. Un rayon de lune le long du visage, je croise mon reflet dans l'écran noir en face, fendu en deux, entre ombre et lumière.

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