VII
Je me suis endormie dans la minute, sans m'en rendre compte. Lorsque je me réveille, le crépuscule diffuse une intense lumière dorée jusque dans le couloir. J'arrive au salon, que le soleil couchant embrase depuis l'horizon à travers la baie vitrée, et ils sont tous regroupés, tel qu'on en a pris l'habitude parfois en été, autour d'un saladier généreusement rempli.
― Regardez qui voilà ! se réjouit Dani.
― Viens par ici, dit maman en tapotant sur l'un des coussins disposés en arc de cercle par terre.
― Tu veux un peu de salade ? me propose mon père au moment où je m'assieds avec eux à la table basse, le canapé comme dossier.
― Oui, souligne ma sœur en faisant les gros yeux, c'est soirée crudité !
C'est irrépressible, je secoue la tête en souriant sous mon expression blasée. Jamais elle n'arrête de faire des allusions.
Une fois servie, je tends les ustensiles à Dani qui louche aussitôt dessus.
― Qu'est-ce que c'est que ça ? dit-elle le visage renfrogné.
― Des maracas, je réponds d'emblée.
― Mais non ! Je veux dire... Papa, où est passé la cuillère en bois ?
― Elle s'est cassée, révèle-t-il en essayant de lui reprendre les couverts des mains.
― Non, attend ! proteste-t-elle. Quoi ! On ne peut pas manger avec ça !
― Ah si, rétorque-t-il, je t'assure ! En plus, ça tombe bien, c'est fait pour.
― C'est du plastique enfin ! Depuis quand est-ce qu'on est revenu à l'ère où on détruit la planète ?
― C'est en remplacement Danielle, intervient maman, qui observe leur débat comme un match de tennis. On n'allait quand même pas faire les courses maintenant.
― Ouais, et bah les maracas auraient été plus respectueuses !
Je ne réagis pas pendant un instant. Puis son commentaire me revient comme un écho, et je ne peux m'empêcher d'éclater de rire. J'imagine la paire de coques faire une révérence à la laitue, avant de l'escorter avec courtoisie jusqu'à l'assiette.
― Des maracas respectueuses ! je répète sans pouvoir m'arrêter de rigoler.
Ma sœur pouffe tout à coup avec moi. Alors les parents, déboussolés, finissent aussi hilares que nous. Nos ricanements explosent dans toute la pièce, dans un mélange de bonne humeur et de confusion totale. Conséquence de quoi, les yeux déjà humides, je glousse encore plus, dans un bruit de dindon prêt à s'étouffer.
Tandis que j'ai les commissures tirées jusqu'aux oreilles, une idée me donne brutalement envie de les rabaisser. J'ai l'impression que ça fait des lustres qu'on ne s'est pas amusés de la sorte, tous ensembles, avec moi. Je m'en veux de leur imposer un tel fardeau, de leur faire subir cette inquiétude permanente, et qu'une chose aussi commune que de rire devienne si exceptionnelle.
Ils doivent sûrement être contents de m'entendre plaisanter, rassurés, même confiants pour la suite. Ils se disent probablement que ça va déjà mieux. Je serais horrible de leur ruiner cet espoir. Alors je garde mon sourire, respire un bon coup, et continue comme si ma culpabilité ne venait pas de totalement brouiller ma légèreté.
Après le repas, j'ai la sensation que mon crâne se resserre lourdement autour de mon cerveau, particulièrement au niveau de mes tempes et de mon front. Je me glisse sous ma couette, mes paupières pesant de plus en plus vers le bas, et me masse lentement la figure pour en ôter l'engourdissement qui s'est créé en fin de soirée.
― Hey marmotte ! C'est moi, murmure Dani en toquant faiblement à la porte, je peux entrer ?
Je me penche pour atteindre la poignée, et pousse dessus sans quitter mon lit. Ma sœur rentre et vient s'asseoir sur le bord du matelas, dans la lueur tamisée du soir.
― Ça va ? demande-t-elle l'air de rien.
J'écarquille les yeux et plisse les sourcils en signe de confusion. Elle comprend immédiatement.
― Ça a été avec la psy ? De quoi vous avec parlé ?
― De choses confidentielles, je réplique d'un sourire narquois.
― Non mais, soupire-t-elle, pour de vrai, c'est quoi le problème ?
― Y'a pas de prob...
― Clara.
― Danielle.
― Sérieusement ?
― D'accord, je cède, qu'est-ce que tu veux savoir ?
― Qu'est-ce qu'elle t'a dit ?
― Que je dois y retourner...
― Tu sais que tu fais flipper les parents ?
Embarrassée, la honte exacerbe sournoisement ma migraine et me brûle discrètement les pommettes. Je rabats mon regard vers mes doigts que je triture sans réfléchir.
― Qu'est-ce que t'as ? dit-elle après une pause. Tu ne me fais plus confiance ? Tu sais que tu peux me parler hein ?
Comment te dire que j'ai envie de ruiner ta vie en achevant la mienne ? Que j'y pense quasiment tous les jours maintenant, et que c'est sans doute l'idée la plus réconfortante que je puisse avoir en ce moment ?
J'incline nonchalamment la tête sur le côté en la fixant des yeux, lassée, presque agacée, mais feignant l'indifférence.
― Alors quoi ? reprend Dani. Tu vas simplement faire comme si j'existais plus ?
― Non, c'est juste que j'ai eu ma dose pour aujourd'hui, c'est tout.
― Okay... mais dis-moi au moins si ça va, s'il te plait.
J'aimerais bien, sincèrement, c'est juste que...
― Je ne sais pas, j'avoue après un long silence.
Elle acquiesce puis observe autour d'elle, comme si elle redécouvrait l'endroit.
― Et toi, je lui lance lorsqu'elle lorgne ma peluche en forme de pieuvre qui repose sur le chevet, ça va ?
― Comme toujours, elle répond sans détacher son attention du petit animal à tentacules beige. Et Charlie ?
― Oh elle vit toujours sa vie de poulpe... mais sous ma lampe. C'est qu'elle a encore peur du noir. Et Charlotte ?
― Elle est partie en voyage. Elle a eu trois gros coups de cœur pour Noah.
― Ça ne serait pas l'inverse plutôt ! je pouffe de rire.
― Je crois bien, dit-elle en fronçant le nez dans ma direction, avant de se lever et de repartir dans sa chambre. En tout cas moi, rajoute soudain ma sœur, une main sur le chambranle, je suis juste là... si besoin.
― Merci, je chuchote quand elle disparait dans la pénombre du couloir.
―――
Des reflets ondoyants, comme des flammes d'azur qui peignent les alentours d'une nuance plus satinée. Sous le long tunnel de verre, nous admirons l'étendue océanique le nez collé à la vitre. Nous sommes plongées dedans, sans plus de temps, ni d'autre espace que celui-ci.
Je ne me rappelle pas bien de cette journée. La seule image qui me revient sans cesse en mémoire, c'est au moment de sortir de l'aquarium, tout près de la boutique de souvenirs. Il y avait un coin qui débordait de peluches de toutes les tailles, un vrai bonheur pour les petites filles que nous étions.
Dani et moi nous sommes précipitées dessus, et en quelques minutes, nous avions chacune notre mascotte, deux tendres créatures des eaux, l'une d'une teinte orangée, l'autre couleur crème. Elle a choisi le prénom pour la mienne, et j'ai fait de même avec la sienne.
C'est ainsi que le duo de Charlotte et Charlie est née, que ma sœur et moi partions à l'aventure en leur constante compagnie, et que je garde un goût si nostalgique de notre enfance. Une époque où rien d'autre ne me parasitait l'esprit.
Soudain, l'enfant que je suis se retourne et il n'y a plus que Charlie près de moi. Je pivote dans tous les sens, fouille du regard les environs, ma peluche serrée contre mon buste. Puis je repère enfin Charlotte. Elle dérive derrière l'épais vitrage de la galerie, sa silhouette s'effaçant dans les flots avec la plus effrayante des lenteurs.
C'est la dernière vision que j'ai, avant de me réveiller dans mon lit, l'humeur benthique et la lumière éclatante du jour dans les yeux. Quelle cruauté ont les cauchemars de vous accueillir avec l'une des pages les plus douces de votre passé, pour ensuite la tâcher de vos pires angoisses !
Je vais bien. Je me sens bien. Pourtant je ne respire plus normalement. J'ai ce poids dans la poitrine, qui pèse, qui fait monter les larmes aux yeux, et dont je ne parviens pas à me débarrasser. Je suis constamment anxieuse, sans raison. Je me sens parfaitement bien, vraiment, mais je n'arrive plus à me détendre.
C'est comme si mon esprit avait anesthésié le souvenir, comme si c'était devenu un rêve étrange que j'avais fait il y a longtemps. Mais physiquement, j'ai toujours l'impression d'y être, dans cette baignoire, sous l'eau, à deux doigts de m'évanouir.
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