VI

― Ça va un peu mieux aujourd'hui, ou pas du tout ? m'interroge maman.

Je suis toujours épuisée. La fatigue n'est pas loin de me donner mal à la tête, mais ça n'est plus cette fatigue lourde qui engourdit et donne sommeil. C'est celle sèche, qui donne des palpitations, pique les yeux, et crée les insomnies. Comme la veille et le jour d'avant encore...

― Oui, je réponds avec mollesse.

― Oui, ça va mieux, ou oui, ça ne va pas du tout ?

― C'est bon, ça va.

Un long silence s'immisce immédiatement entre nous, avant qu'elle ne reprenne la conversation toute seule.

― En tout cas, ne t'inquiète pas, ça va bien se passer. Le docteur Milano m'a l'air d'être une très bonne thérapeute. Au pire on en changera, d'accord ? Il faut vraiment que ce soit la bonne, tu comprends ? Il faut qu'elle te corresponde avant tout, mais ne te mets pas la pression surtout. C'est pour toi, rien que pour toi.

Durant tout le trajet, de seulement quinze minutes, je me disais que je n'avais pas envie d'y aller. Pourtant, à cet instant précis, j'ai le sentiment que je n'ai jamais eu d'autre choix. Je dois m'y rendre pour eux, pour elle. C'est ma responsabilité de fille qui est en jeu. Et puis, comment pourrais-je faire ça à une mère qui se fait déjà autant de soucis ?

― Ma puce ? Tu m'écoutes ? C'est pour ton bien.

Je hoche la tête et elle continue de plus belle, tandis que mon regard plonge à travers la vitre passager, vers cet extérieur qui ressemble de plus en plus à un monde que je ne connais pas, à un univers dont je ne fais plus partie. Et en même temps, j'aimerais me trouver absolument partout, plutôt que dans le calme trop pesant de cette voiture électrique.

Le cabinet est assez petit, quasi intimiste. On se croirait dans l'étroit salon d'une grand-mère à la retraite, fan de moquette et de meubles massifs. Toutefois, c'est une jeune femme, en baskets blanches et pantalon fluide, de trente-cinq ans tout au plus, qui m'accueille. Sous ses longs cheveux bruns, ondulés et sobrement lâchés, elle porte un gilet foncé presque trop large.

Je m'installe dans l'un des deux fauteuils, près de l'unique fenêtre de la pièce, qui est à moitié couverte par les longues feuilles d'une plante verte, juste en face de la psy. Celle-ci a un bras accoudé sur son siège, et son visage attentif est sereinement appuyé contre deux doigts de sa main.

J'ai le cœur qui bat fort, les paumes moites, et l'intime conviction de m'enfermer pour une demi-heure de torture, jusqu'au moment où le moelleux de mon assise me détend curieusement. Mon dos s'enfonce dans le dossier comme une étreinte souple et affectueuse.

Je pourrais volontiers faire une sieste ici. La lumière de l'après-midi est douce, et elle n'illumine qu'indirectement l'endroit. Ses reflets brillent discrètement sur l'épaisse embrasure du carreau. Alors il y a comme un minuscule arc-en-ciel sur le rebord, là, caché derrière le pot de fleur.

― Depuis quand est-ce que tu te sens aussi fatiguée ? débute-t-elle.

― Non, ça va, c'est juste passager.

Elle écrit calmement dans le cahier qu'elle tient à moitié sur ses genoux, avant de reformuler sa question.

― D'accord, et tu as déjà eu ce genre de passade ?

― Non...

― Je suis d'accord que ça peut être intimidant d'aller voir une psychologue, mais tu n'as pas à être gênée avec moi. Tu es au courant que ce qui se dit ici est confidentiel, n'est-ce pas ? Je n'ai techniquement pas le droit d'en parler à qui que ce soit. Même à tes parents.

― Je ne sais pas pourquoi je suis comme ça.

― Comme ça ?

Je hausse légèrement les épaules.

― Je ne sais pas.

― Ce n'est pas grave, on est là pour comprendre justement.

― Je ne veux pas qu'ils s'inquiètent, je m'étonne à m'ouvrir aussi facilement à elle.

― Qui ça ?

― Tout le monde.

― À qui penses-tu ?

― Mes parents, ma sœur... les gens.

― Tu connais une raison pour laquelle ils pourraient s'inquiéter ?

― C'est pas pour ça que je suis ici ? Parce qu'ils s'inquiètent ?

Elle note quelques mots de plus sur sa page, puis relève la tête en me souriant. J'ai les yeux rivés sur son stylo.

― Ne t'en fais pas, dit-elle en le remarquant. C'est comme ça que je travaille avec tout le monde.

Je lui renvoie son sourire un peu timidement, et avale ma salive pour tenter de me dessécher la gorge.

― Alors je vais devoir revenir ?

― Seulement si tu es d'accord... Tu n'es obligée de rien Clara, ajoute-t-elle en refermant son calepin. Il me semble simplement que tu en as besoin.

Je baisse soudain le regard pour éviter de croiser le sien, qui s'est subitement fixé sur moi. Et si elle pouvait lire au travers ?

Le silence nous englobe peu à peu. Je supplie l'univers de déclencher l'alarme incendie, ou de faire n'importe quoi pour la distraire de moi, mais le bruit de nos respirations semble devenir de plus en plus bruyant. Alors, poussée par l'angoisse, je me lance d'un ton sarcastique pour mettre fin à ce supplice.

― J'étais déjà la définition de "ne rien faire de sa vie". Maintenant, je suis aussi celle de "ne rien faire de ses journées".

― C'est important pour toi de trouver ta voie ? enchaine-t-elle avec un naturel qui me déconcerte un peu.

― Bien sûr.

― Pourquoi ?

― Parce que. C'est trouver le sens de sa vie.

― Tu crois que le sens de ta vie, c'est de savoir quoi faire plus tard ?

― À quoi ça sert sinon ?

― Quoi donc ?

― Exister.

― Tu t'en soucies beaucoup ?

― Comme tout le monde, dis-je en sentant mon estomac se tordre aussitôt.

― Oui mais toi ?

― J'imagine...

Elle marque une pause, rouvre son carnet pour y inscrire quelque chose, puis me demande :

― Tu as déjà eu des pensées suicidaires Clara ?

― Non... j'ai pas envie de mourir.

― Bien, si tu es toujours partante, conclut-elle, j'aimerais en effet qu'on se revoit pour d'autres séances. Ça te donnera un espace où tu pourras t'exprimer sans crainte, comme aujourd'hui. On pourra parler de tout ce que tu veux, sans filtre ni jugement. Tu sais, il n'y a rien de bien ou mal dans ce que tu ressens. Ce ne sont que des émotions. Par contre, elles réclament de sortir parfois. Tu l'as certainement déjà entendu, mais ce n'est pas bon de tout garder pour soi... Je vais te faire une confidence, ça a beau être totalement cliché, c'est quand même vrai.


―――


J'ai froid mais je m'en fiche. Je grelotte sous les filets qui pleuvent sur moi. Assise dans un coin gelé, les genoux sous le menton et mes bras serrés autour de mes jambes. Le chuintement du pommeau me revient faiblement en tête. Puis je coupe l'eau. Les dernières gouttes claquent contre le carrelage blanc, et je regarde devant moi comme on fixe les étoiles.

J'ai cette envie d'être invisible depuis qu'on est rentré. Ou plutôt, depuis que la psy m'a posé sa dernière question. Je ne pense qu'à quitter mon corps, qu'à me dissoudre pour totalement disparaître.

Soudain ma vision devient floue. Une brume chaude enveloppe mes joues puis coule dessus, laissant traîner derrière elle un sillon glacé et des frissons sur ma peau.

Je ne bouge pas, ne tremble plus. La lourdeur des larmes. Le fracas de la solitude, et la lueur de désespoir que je sens grossir dans le fond de mes prunelles.

On toque à la porte de la salle de bain.

― Ma puce ? dit maman. Tout va bien là-dedans ?

Je chuchote un minuscule oui qu'elle ne semble pas percevoir.

― Clara ? répète-t-elle.

― Oui, je sors bientôt !

Je ne reconnais pas la voix qui vient de sortir de ma gorge. C'est sûrement le son que je fais quand je remets mon masque trop précipitamment.

Je titube hors de la douche le temps de retrouver des sensations dans mes appuis, puis m'enroule dans ma serviette, sans plus remuer. L'impression que le brouillard réapparait. C'est peut-être la vapeur, mais je suis étourdie, comme transi sur place. Une pression s'écrase sur mes tempes, et les secondes continuent de s'écouler en masse devant moi.

Je reste ainsi, figée, à réentendre le diagnostic de la psy à ma mère. Elle pense que c'est une « dysthymie » si j'ai correctement compris, ou bien une forme de dépression modérée. Elle croit qu'à mon âge, c'est normal de se poser autant de questions, qu'un trouble de l'humeur peut provoquer une surcharge chez les jeunes, en plus du bouleversement hormonal, émotionnel, et physique. Elle précise qu'il ne faut pas s'en faire. Apparemment, ça fait également partie de ma personnalité d'être à ce point perdue. Du moins, qu'il y a un lien. Certains se feraient plus de soucis que d'autres.

Je me dis qu'elle raconte n'importe quoi jusqu'à ce qu'elle suggère qu'il y a certainement une chose de cachée en moi, un secret ou un traumatisme qui me pèse encore, et qu'il me faut du temps pour que ça puisse sortir. Elle explique que j'ai besoin de calme, de repos, et de changer d'air aussi. D'après elle, je dois prendre des vacances avec mon esprit.

Maman semble d'accord, acquiesce poliment, puis on s'en va. Dans la voiture, ni elle ni moi ne parlons. J'étais persuadée que l'aller était des plus étranges mais, et je ne le savais pas possible, ce retour dans un silence de mort m'a complètement paralysée.

La buée commence à s'évaporer. J'ai la chair de poule depuis peu, et je me demande comment je vais faire pour échapper à la tension que je sens déjà de l'autre côté de la porte. Puis une autre pensée me vient, plus crue, plus menaçante : À quel moment exactement se sent-on mieux après avoir parlé ?

Quand je sors finalement de la salle de bain, il n'y a étonnamment personne qui m'attend. J'en profite pour foncer dans ma chambre et me terre sous ma couverture.

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