II

3h01. Les pupilles largement dilatées et l'épiderme en feu.

L'eau des océans a beau être transparente, la lumière ne passe plus à une certaine profondeur. Et on ne se rend compte de l'immensité de la nuit qu'en pleine insomnie, une fois totalement plongé dedans.

Je me suis roulée en boule en revenant dans ma chambre, face à la fenêtre. Les draps sont froids maintenant, mais toujours humides. Alors ils me collent à la peau comme une idée qui prend un jour et qui, avec le temps, se transforme en option indélébile.

Certains concepts manquent vraiment de logique. Pourquoi ne pas réussir à m'endormir si je suis épuisée ? Je voudrais bien m'arrêter de réfléchir. Je me demande pour quelle raison mon cerveau ne s'éteint pas. Puis je me dis que je cogite trop, que j'aimerais me reposer. Je ne comprends pas pourquoi je ne dors pas, et je retombe dans le cercle vicieux. Pourquoi je n'y arrive pas ? Pourquoi tout d'un coup, fermer les yeux n'est plus suffisant ?

Les premiers rayons germent avec paresse à travers les stores. Les oiseaux matinaux entament leur chant, avant de laisser naturellement place aux cymbales des cigales, et je m'en veux d'être encore éveillée à cette heure-ci.

J'ai presque la nausée. Comme un arrière-goût amer dans le fond de la bouche. Tandis que je sens la céphalée venir en envisageant la journée qui va suivre. Je les entends un à un se lever : maman qui fait ruisseler l'eau de sa douche, Dani qui enfile ses chaussures pour aller courir, et mon père qui prépare déjà nos petits-déjeuners.

Je m'étire comme si j'étais restée des années figée dans un sarcophage, puis me retourne sur le dos. Un apaisement se diffuse d'emblée dans tous mes membres et je n'ose plus remuer, par peur d'en perdre le moindre soupçon. Je me concentre quelques instants sur ma respiration, avant de délicatement sombrer dans un sommeil profond.

Lorsque je relève furtivement les paupières, les rideaux ont été tirés et un grand verre d'eau a été déposé sur ma table de chevet, avec trois abricots qui semblent patienter sur une soucoupe à côté. J'ai presque envie de sourire. Puis celle de sangloter me vient, et je me rendors avant que les larmes ne me montent.

― J'ai trop faim là, bruisse au loin le timbre de ma sœur. Je vais finir par faire une syncope si ça continu !

La démarche nerveuse de maman, suivie de celles plus détendues de papa et Dani, pénètrent dans la pièce. Mon cœur se met à palpiter.

― C'est vrai qu'il est près de deux heures, chuchote mon père, les restaurants ne vont pas tarder à finir leur service de midi.

Un poids s'appuie sur le matelas, tout proche de mon bassin, et une main découvre discrètement ma joue de l'édredon. L'odeur fraîche de son parfum à la lavande et au romarin, celui que papa lui a offert à leur dernier anniversaire de mariage, m'embaume alors le visage.

― Clara, ma puce ?

Quelque chose craque dans le silence qu'elle laisse.

― Bon elle ne vient pas, décide-t-elle en quittant l'endroit, on la laisse dormir.

Une paire de lèvres se presse chaudement contre mon front, puis se volatilise aussitôt.

― C'est plus une grâce matinée là, commente Dani, c'est de l'hibernation.

― Allez, murmure une dernière fois maman, ne la réveille pas. On y va.

Je ne perçois bientôt plus rien. Je comprends que je me suis rassoupie seulement quand je sens mon ventre gargouiller.

C'est un dimanche nuageux. Le jour est terne et le ciel immaculé comme dans le nord. On se croirait dans un autre monde. Pourtant j'ai toujours les mêmes songes en tête.

Il pleut. Les gouttes crépitent sur le bord de la vitre. Certaines ont chuté sur ma taie mais je ne pleure pas. C'est juste mes yeux qui se sont humidifiés à force de regarder dans le vide, et j'ai laissé perler.

Je me sens vaseuse, glissant sur une pente impossible à redresser.

Ils sont partis pendant que je dormais. Pour lors, je retombe trop facilement dans mon trou. C'est que j'y suis terriblement bien accrochée. L'anxiété ne me vient que lorsqu'il y a quelqu'un à la maison. J'ai peur qu'ils voient quelque chose, qu'ils comprennent le moindre détail, qu'ils perçoivent une faille du masque.

Alors, dès qu'il n'y a plus personne, je reprends là où je m'étais arrêtée sans plus rien prétendre. Je n'essaie plus de faire comme si ma journée se déroulait bien. Je n'ai plus besoin de parler, de sourire, de feindre mon intérêt pour rien du tout, plus à cacher le néant de mon quotidien, ni ce penchant viscéral à disparaître. Je peux passer tout mon temps à rien. Tranquille au fond de l'abîme.

Cependant ma migraine s'intensifie, et rester la tête enfoncée dans l'oreiller devient vite insupportable. Je m'assieds et la chambre semble faire un tour sur elle-même. Elle peine à se stabiliser lorsqu'une pression m'enserre la poitrine. J'ai la sensation que l'oxygène s'exfiltre de la pièce. J'inspire en vain. Chaque expiration m'essouffle un peu plus. Puis, l'envie de vomir me revient en pleine figure.

Je me mets instinctivement debout, sans trop réfléchir. Je dois quitter les lieux mais, une enjambée plus loin et je trébuche sur je ne sais quoi. Je me rattrape de justesse, en heurtant l'encadrement de la porte. Mes jambes me portent tout juste. Je titube je ne sais où et m'abats contre le mur du couloir, qui commence lui aussi à tanguer.

C'est cette bouffée de chaleur, lentement, qui mue en pression suffocante. C'est la tension dans mes muscles qui se relâche et ramollit mes mouvements. C'est la moiteur de mes doigts, c'est l'épuisement dans mes paupières.

J'ai le crâne lourd et du mal à le soutenir. Durant une seconde surtout, je suis aveugle. Mon cœur s'emballe. Qu'est-ce qu'il m'arrive ? J'essaie de m'accrocher à quelque chose mais rien ne parait tenir fixement. J'entends plusieurs objets qui se renversent à mon passage. Seulement pour l'instant, c'est le dernier de mes soucis.

J'ai besoin d'air ! J'étouffe ! Il faut que je sorte !

Le plancher se rapproche, s'éloigne, revient vers moi, avant de quitter mon champ de vision. Je me cogne une nouvelle fois à un chambranle, à l'angle froid et poli de l'îlot central, puis à celui de la petite table basse dont l'emplacement m'échappe brusquement.

Je fais un autre pas sur le côté, dans un sol de coton, et sort enfin dehors. Je respire un grand coup, au moment où une rafale de vent vient faire gonfler mes poumons. Je relève le visage vers le ciel pluvieux mais j'ai davantage le tournis.

Un vertige plus fort me tire vers le bord du bassin, et je bascule à l'horizontal, frappant brutalement contre sa surface plate. Subitement, mes étourdissements se dissolvent au contact de l'eau fraîche. Tout est plus calme d'un coup. Je regarde les vagues depuis le fond.

C'est suffisamment froid pour me réveiller, et je me laisse couler comme mes larmes plus tôt. C'est agréable. Lâcher prise est agréable. Peut-être un peu trop.

Lorsque ma colonne vertébrale touche finalement le carrelage du fond, je rebondis silencieusement, puis remonte sans m'en rendre compte, jusqu'à ce que je toussote à l'air libre et que mon souffle reprenne. Comme une renaissance.

Je flotte dans mon pyjama, dans la piscine, dans des pensées troubles et confortantes. Le son de la masse en mouvement, du liquide qui ondoie tranquillement. Les paupières closes, je me laisse emporter par la houle comme une vague balancée sur le rivage.

La dernière fois que je m'y suis baignée, j'étais au collège. L'époque où je ne pensais pas. Je ne me demandais pas pourquoi j'étais là, ce que j'allais devenir, ou si j'allais revoir ma famille dès que je me retrouvais seule. Je faisais les choses avec envie, et je m'en souvenais. Avec le recul, aujourd'hui, j'ai le sentiment que je ne réfléchissais pas. Je vivais.

Tout doucement, la pluie cesse de faire clapoter l'eau de la piscine. Je ne bouge plus depuis longtemps déjà. Je pourrais être morte, on ne verrait pas la différence. J'ai cette chose qui vit en moi, ce monstre qui veut ce dont je cauchemarde, et qui repousse ce que je rêve d'atteindre.

Soudain, un cri sourd fait écho. Je pense d'abord à un chant de baleine. Serais-je en pleine mer ? Non, n'importe quoi ! Je divague complètement. Je devine ensuite mon prénom, comme hurlé dans un épais coussin. Quelque chose m'agrippe la cheville. Je sursaute et écarquille les yeux, au moment où on me tire vers le rebord.

Maman m'enroule dans une serviette sèche, après qu'elle et papa m'aient sortie du bassin. Elle me frotte le dos et le long des bras. Ça n'a rien de plaisant. C'est m'extirper d'un équilibre paisible. Me retirer la couette du lit.

― Mais qu'est-ce que tu faisais ?! dit-elle effarée. Tu es trempée !

― Tu es tombée ? Tu t'es cogné la tête ? continue mon père qui s'accroupie auprès de nous, sa large carrure nous englobant aisément.

Toutefois je n'ai rien à dire. Elle me fouille brièvement les cheveux, tandis que ma sœur ne se risque pas à surenchérir. Elle m'examine d'un regard tendre, en silence, debout derrière les parents.

Ils me guident jusque dans la salle de bain, où on m'apporte mon ensemble de survêtement préféré, le blanc cassé en coton. Puis maman me scrute des pieds à la tête, à la recherche de la moindre blessure, avant de me laisser seule pour m'essuyer et me changer.

Je m'exécute sans trop réfléchir, et ressors plus vite que je ne l'aurais voulu. Ils se sont regroupés dans la cuisine. Sauf Dani, que je rejoins sur l'un des canapés du salon. Je serre l'un des coussins moelleux contre moi, et m'allonge à côté d'elle.

Je m'attends à ce qu'elle me pose une première question, mais rien. Elle reste muette. Je fais pareil. Nous nous concentrons uniquement sur l'écran plat devant nous.

En peu de temps, le poids de la lassitude se réinstalle dans mes chairs. Je cligne de plus en plus lourdement des yeux, pendant qu'une tiédeur ambiante m'endort faiblement.

La narration du documentaire qui passe à la télé me parvient un instant jusqu'au cerveau :

« Les conditions de vie dans les abysses océaniques sont extrêmes. Pas de lumière, peu de nourriture, une température glaciale et une pression écrasante... »

Puis le son de sa voix est couvert par un murmure confus. Tout à coup, mes oreilles se bouchent comme si j'étais à nouveau sous l'eau, et un sifflement me transperce le tympan droit.

― Tiens, me souffle papa en déposant, dans un bref tintement, une assiette avec des tranches de melon jaune sur la table basse devant moi.

L'esprit embrumé, je ne réagis pas.

― Sinon, ajoute ma mère depuis le plan de travail, il y a toujours le pot de glace à la vanille.

Je reste impassible, résistant de moins en moins à la fatigue et à cette pesanteur qui s'est couchée sur moi.

Une main fraîche me tâte le front et je réalise que j'ai fermé les yeux. Aussitôt, la peur de les inquiéter me hisse à la verticale. Ça me fait l'effet d'un papier de verre autour du cœur, et les alentours vrillent dans tous les sens. Je hoche la tête en bâillant, sans trop comprendre pourquoi, puis constate que les parents se sont assis avec nous.

Une minute s'écoule à peine, que mon crâne part progressivement en arrière, et dès qu'il s'appuie confortablement contre le dossier du sofa, mes paupières se rabaissent mollement.


―――


Il fait sombre – nuit ? – mais je ne mets pas beaucoup de temps à m'habituer. Je n'ai pas changé de place. À part peut-être que je suis repliée sur mon flanc gauche. La silhouette de mes parents, qui sont inconscients et étendus dans les bras l'un de l'autre, repose sur un canapé plus loin. Sur celui juste à côté, Dani, bouche entrouverte, est agrippée comme un koala à son traversin.

Mon regard se lève vers la baie vitrée. Un orage estival semble avoir noyé la région. Des grondements sourds dans le silence. Des rouleaux de nuages obscurs dans l'atmosphère. Sous les flots et les remous de l'écume. Un ciel d'eau. Une nouvelle déferlante. Les ondulations du large au-dessus de nos têtes. Et moi, en apnée dans les tréfonds, au milieu des marécages.

J'apprécie le calme qui règne enfin. Une seconde seulement, car des éclairs foudroyants font sournoisement jaillir une partie de la pièce. Il fracture et dédouble chacun des meubles en casse-tête, ou en œuvre d'art abstraite. Une géométrie désordonnée. Des monstres qui enflent à bas bruit dans le gris nocturne. Des illusions qui accrochent mon attention, et ne me lâchent plus.

Un nœud se forme dans le creux de ma gorge. Comme une pierre qui s'émiette en sable, puis fond en verre. En une lame de cristal qui me fend la trachée et me coupe la respiration.

Éveillée pour une raison que j'ignore, je n'arrive plus à me rendormir. De toute façon, je n'ai pas envie de dormir.

J'ai la sensation d'avoir un film transparent autour du corps, qui m'empêche de sentir la vie telle qu'elle est. L'impression d'être à ce moment du film où tout semble désespéré et que le personnage se retrouve seul avec lui-même. J'attends mon deus ex machina, mon élément de résolution, mon dénouement. Mais pourquoi est-ce que vivre effraie tant ?!

Il y a tellement de choses que je ne m'explique pas. Alors j'invente. Je crée des millions de scénarios pour m'évader, pour quitter l'angoisse de la vraie vie.

Ce soir-là, sans savoir pourquoi, j'ai besoin d'en mettre un morceau sur papier. J'attrape presque automatiquement mon téléphone, ouvre l'application de notes, et tape mes premiers mots. Même les yeux plissés, la lumière me brûle les rétines. Les lettres sont floues et je distingue tout juste les touches. Pourtant, rien n'arrête l'élan qui me prend. Les phrases s'enchaînent instinctivement.

Au bout d'un moment, je fais une petite pause. Je relève légèrement le regard vers l'horloge du portable. 04 : 27. Personne ne devrait être réveillé à une heure pareille. Je plaque l'écran contre moi et vérifie que tout le monde dorme encore. Je me dis qu'il faudrait peut-être trouver le sommeil, lorsqu'une nouvelle scène me vient à l'esprit. Et avec, l'urgence de l'écrire.

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