I
Cette histoire n'a pas de fin heureuse, et ça n'est pas celle que j'aurais aimé connaitre non plus. La mort n'est pas juste, pourtant elle n'est pas le plus dur. Ce jour-là, je me suis faite la promesse de rester jusqu'à ne plus avoir de souffle.
L'eau chaude du bain devenait glacée. J'ai tenu en apnée pendant deux minutes, puis mon instinct de survie m'a fait inspirer. J'ai jaillit à la surface en recrachant mes poumons. C'était le soir où j'ai obtenu mon bac, il y a une semaine.
Je somnole paisiblement lorsqu'ils arrivent. Ils bouleversent soudain le silence habituel de la maison comme des perceuses enragées au petit matin. Il est certainement midi passé, mais ça n'est pas une raison pour faire autant de bruit. Surtout si je dors. Je voudrais bien être tranquille, seule ; au moins au réveil, à défaut de passer de bonnes nuits.
Je ne me souviens pas de l'heure à laquelle je me suis couchée. Seulement, je le sens dans tous mes membres, je n'ai une fois de plus pas pu me reposer. J'ai le corps lourd avant même de me lever, et sortir de mon lit est sans doute la dernière de mes volontés.
Je ne gêne pas, ne dérange personne. Alors pourquoi ça n'est pas réciproque ? Je commence à lister mes options pour les faire taire. Bizarrement, le meurtre est la seule qui me vienne en tête. Je m'imagine, entrant dans la pièce de vie et tous les faire disparaitre d'un battement de cils.
Parfois j'aimerais vraiment avoir ce genre de pouvoirs. La réalité est tellement moins sympa. Il faudrait que je soulève les paupières, que je me redresse, puis que je me hisse debout. Même si je n'aurais pas trop de mal à utiliser ma frustration contre eux, j'aurais de toute manière à me déplacer du matelas, à me montrer, et probablement pire, à parler.
Je retire avec déplaisir la couverture de mon profil, et reconnais d'emblée les voix de mes parents. Mais que font-ils là ?
― ClaraAaAaAa ! s'égosille ma grande sœur.
Je m'extirpe lentement de la chambre, me dirige en pyjama, bras ballants et jambes engourdies, dans le long couloir de l'entrée. Puis je m'appuie sur l'encadrement du séjour.
La grande baie-vitrée qui s'étend de la cuisine ouverte au salon, et qui diffuse partout la lumière éclatante de cette après-midi me force à protéger mes yeux. Lorsque le sol carrelé, les larges canapés en cuir blanc, puis les murs clairs et le vaste panorama derrière les deux ou trois pins du jardin me sont à nouveau visibles, je tourne mon attention vers celle qui vient de m'appeler.
Dani est attablée à l'îlot central, l'air effarée. Tandis que notre mère et notre père lui font face. La chaleur de l'été me ferait-elle délirer ? Que se passe-t-il ? Je m'apprête à le leur demander quand mon ainée les interpelle.
― Vous vous êtes fait virer tous les deux ?
― Bien sûr que non enfin, réagit papa. Tu n'es pas contente de nous voir ?
― Euh... Si, si...
― Merci, l'interrompt maman encore sur son téléphone, ça fait plaisir !
Dani se retient de répliquer quoi que ce soit. Elle avale une gorgée de sa tasse, puis reprend la conversation en me jetant un coup d'œil interrogateur.
― Ça ne nous explique toujours pas ce que vous faites à la maison un samedi matin.
Ah oui, c'est déjà le weekend! Depuis une semaine que j'ai fini le lycée, je ne sais plus vraiment quel jour on est. Et voilà que tout le monde se met à perturber la bonne organisation des choses pour rentrer plus tôt que prévu !
Je m'avance vers le plan de travail, et le léger parfum citronné du produit bio que ma sœur utilise pour nettoyer me parvient aux narines.
― Déjà, il est plus de treize heures, précise papa en venant m'embrasser sur la tempe. Ensuite, Maman et moi avons décidé de passer un peu plus de temps avec vous ; avant que Clara ne parte elle aussi pour l'université.
― Quoi ? grimace Dani.
Je fronce les sourcils, sans parvenir à prononcer le moindre mot, ni à comprendre pourquoi cette nouvelle est si désagréable à entendre.
Pendant qu'ils argumentent sur la raison de leur présence inattendue, je m'approche des placards et prépare mon petit-déjeuner. Le monticule de vaisselle qui m'attend constamment dans l'évier me fait de l'œil, mais je détourne la vue. Je n'ai pas l'énergie.
Maman pose une main sur mon coude, sans relever le regard, au moment où je passe devant elle pour aller m'assoir. Ma sœur fixe cette courte marque d'affection, puis je croise ses yeux verts, qui m'évitent aussitôt.
― Alors quoi ? poursuit-elle tout de suite. Vous faites vraiment une pause dans votre travail ?
― J'ai encore quelques détails d'organisation à régler... mais j'ai réussis à alléger mon emploi du temps... et votre père a libéré ses prochains weekends. Donc en quelques sorte, oui.
― Mais oui, mais oui, confirme ce dernier. Ça va être super ! On va pouvoir profiter des vacances en famille.
Dani lui sourit, puis le perd en observant maman taper un énième message sur son portable. Papa le remarque et ramène un bras autour de sa taille cambrée pour la tirer vers lui.
― Hélène ? dit-il à voix basse.
― Oui ? Pardon chéri, je n'en ai plus pour longtemps.
Elle rehausse le menton, s'étire la nuque, avant de nous prendre en considération et de hocher immédiatement la tête, rabattant une mèche sombre et luisante derrière son oreille.
― Laissez-moi une heure, rajoute-elle en allant s'installer sur l'un des sofas, rien qu'une heure. Après je serai à votre entière disposition.
― D'accord, donnez-vous une heure chacune. De toute manière, dit papa en déboutonnant les manches de sa chemise, je vais commencer le repas de ce soir.
― Cool ! se réjouit faussement Dani. Ça commence bien...
― Soit gentille, tu veux ?
Il fait quelques pas vers elle et lui masse calmement les épaules. Elle soupire en faisant la moue, mais l'infusion qu'elle s'évertue à boire semble l'apaiser, et elle clôt ses paupières sans plus une parole.
Papa s'attèle à sa cuisine, lorsque j'entame mon bol de céréales. Je touille mollement ma cuillère dans le lait et contemple le tourbillon qui se dessine au centre.
Peu à peu, je m'aperçois que je louche dans le vide. Les sons s'étouffent tous d'un coup. Un long sifflement strident me perce l'audition. Puis la clarté de la pièce paraît s'affaiblir. La raison m'abandonne, et j'ai progressivement l'impression de flotter dans mon esprit.
Une idée. Une simple idée. Rien qu'une toute petite idée, et tout plonge. La paix se retire comme la marée, l'appétit s'érode, le principe du bonheur s'efface, et le sens des choses s'éclipse comme le soleil derrière la lune.
― Oh ! s'agite ma sœur en claquant des doigts sous mon nez. T'es avec moi là ?
J'ai mal aux dents. Mes mâchoires se sont crispées. Mes pétales de maïs ont nettement ramolli. Notre père a quitté les fourneaux pour s'échouer sur les canapés, près de maman qui n'a pas bougé, invariablement concentrée sur la gestion de son agence de voyage.
Étonnée par mon absence, Dani se met à pouffer de rire. Je l'imite par contagion, ou par réflexe. C'est là que je sens la bonne odeur du gâteau au yaourt qui fume délicatement, à côté du four encore chaud.
― Tu dors aussi quand t'es debout maintenant ? Bref, qu'est-ce que je disais ? Ah oui ! T'étais au courant, pour les parents ?
Je fais non de la tête, en prenant une bouchée démoralisante de ma bouillie.
― C'est la crise de la quarantaine tu crois ? Non ! dit-elle brusquement. Ils ont peur que tu partes plutôt ! Oui, ça doit être ça. T'en penses quoi ?
― Je ne sais pas, je ne vais nulle part et je ne leur ai rien demandé.
― Ça va être quelque chose de les avoir à la maison en tout cas.
Elle écarquille les yeux puis me fait un clin d'œil. Je lui réponds d'un fragile sourire. Elle a raison. Je ne sais pas ce qu'il leur a pris. Un goût de fer m'imprègne soudain les papilles. Je desserre ma cuillère d'entre mes molaires, une pression toujours dans la bouche. Et le sentiment rassurant de ma couette, qui m'accompagnait jusque-là, me laisse secrètement tomber.
― Remarque, je les comprends, confie-t-elle en parlant moins fort. C'est certainement nos dernières vacances tous ensembles... Tu gardes ça pour toi, mais on va peut-être se prendre un studio avec Noah... Au fait, tu fais quoi exactement l'année prochaine toi ?
Je me raidis sur place. Heureusement, elle me tourne le dos pour poser sa tasse dans l'évier, et ne se rend compte de rien.
― Je vais m'habiller, je prétexte sans lui donner le temps de quoi que ce soit.
Je me replie dans ma chambre, le cerveau en ébullition. Ils vont rester à la maison durant des semaines ! Et s'ils devinent quelque chose ? Ils le peuvent désormais. À chaque heure de la journée! Aussi invasif qu'une idée! Un vrai cauchemar!
Je vais pour saisir mes vêtements mais m'arrête en chemin. Ma gorge se serre et je sens une douce pression à l'intérieur de mon crâne. Mon cœur se met à cogner dans le creux de mon palais. Je vais faire un malaise. Des tâches lumineuses traversent ma vision quelques secondes. Puis tout s'en va lorsque je m'échoue sur le bord de mon lit, de nouveau perdue dans mes pensées. Comment vais-je faire pour tenir ?
J'attrape mon casque, le mets sur mes oreilles, et m'allonge prudemment. Je ne veux pas qu'on sache que je me recouche. La musique démarre sans que je n'y prête vraiment attention. Un soupir las m'échappe. Je m'arrête de respirer un instant, par peur qu'on m'ait entendue, puis j'arrive à me reposer une courte durée ; bercée par la mélodie.
Brusquement, les plaintes de Dani résonnent dans le corridor. J'enlève mes écouteurs.
― Ouais, tu parles d'une après-midi en famille ! Tu verrais comme c'est joyeux ! J'ai une marmotte qui dort, une autre coincée dans sa chambre, et une cyborg qui ne lâche pas son portable ! C'est génial, je m'amuse comme une folle !
Elle passe devant mon seuil, puis semble ralentir au-devant du sien, vers le fond.
― Tu ne veux pas venir plutôt ? Je t'assure que c'est une question de vie ou de mort.
Pendant un temps, il n'y a plus un seul bruit et je crois qu'elle a enfin terminé sa conversation.
― Tu me manques, c'est tout, chuchote-t-elle alors dans le chuintement de sa porte coulissante. Moi aussi je t'aime...
Elle la referme et c'est le silence total. Je renfonce un peu plus ma figure dans l'oreiller, avant qu'une torpeur décourageante ne m'envahisse.
Les minutes défilent et mes paupières s'alourdissent. Peut-être que ça fait une heure, ou plus. Je n'ai pas envie de changer de position pour regarder. Je me contente de la lumière du jour qui vire peu à peu au doré, au rose, puis au violet.
Ma porte glisse précipitamment, comme si le mistral l'avait entrouverte. Je reconnais la présence un peu agitée de maman. Elle a sûrement dit quelque chose mais je n'ai pas écouté. Elle s'approche à pas de loup, sans doute parce qu'elle me croit endormie, et pose une main sur mon épaule.
― Ma puce ? C'est l'heure de diner, tu viens ?
Je fais mine de m'éveiller, me retourne face à elle et m'étire nonchalamment.
― Tout va bien ? ajoute-t-elle au moment où je me redresse péniblement sur le rebord du matelas.
― Oui, pourquoi ?
― Tu es encore fatiguée ?
― Non maman, je réplique en bâillant, je viens juste de me réveiller.
― Bon... mais le repas est prêt, donc viens manger. On attend plus que toi.
Je hoche de la tête et elle retourne dans la cuisine avec les autres, en prenant soin de ne pas refermer ma porte. Je sors de ma chambre à reculons – pas littéralement –, longe le couloir le temps de quelques amples bâillements, et rejoins ma sœur autour de l'îlot.
― Alors marmotte !
― Tu sais que tu n'es pas originale avec ce surnom ?
― C'est pas le but marmotte, dit-elle en souriant à pleines dents.
― Allez, s'impatiente maman, bon appétit.
― Bon appétit les filles.
Je m'oblige à manger, tout en essayant de me souvenir de la dernière fois où je me suis autant nourrie.
―――
Dans l'ombre, lorsque l'univers n'est plus que noir, gris et blanc, l'angoisse ne diminue pas. Je me demande encore et toujours ce que je vais devenir.
J'ai peur. Je n'ai pas envie de m'assoupir parce que je me réveillerai dans un autre jour identique, où rien n'aura changé, où je serai la même. J'ai besoin d'une pause, d'un moment de calme où je ne risquerai pas d'être interrompue, mais ça n'est possible que passé le coucher du soleil, lorsque tout le monde dort profondément et qu'il n'y a plus un seul bruit ni mouvement, plus de masque pour personne. Alors la fatigue se mue en soulagement et je ne ferme pas l'œil.
Parfois j'aimerais que ma vie ne soit qu'une interminable nuit sereine, dans laquelle je n'aurais rien d'autre à faire que de respirer. Je préfère rester inconsciente la journée. Il y a tellement de chose que je voudrais pouvoir fuir en dormant. Il me suffirait de trouver le sommeil, et je n'aurais plus de souci à me faire.
En attendant, je ne cherche même plus les bras de Morphée. J'écoute le silence et observe l'obscurité, à deux doigts sous le creux de la lame, sans penser à rien d'autre. Sauf que l'annonce de la veille me revient subitement en tête, et tout redevient bruyant, aveuglant, presque insoutenable.
Au bout de plusieurs heures, je décide de me lever et de changer de pièce. Peut-être qu'il y en aura une où mes pensées cesseront de tournailler.
J'atterris dans la cuisine. J'ouvre machinalement le frigidaire, puis me prends un verre d'eau avec un glaçon. Je patiente debout, sous la lueur de la veilleuse, le temps qu'il fonde, un poids dans la poitrine. Quelqu'un entre tout à coup.
― Qu'est-ce que tu fais ? murmure Dani avant que je ne distingue son visage fin et exténué.
― Je bois. Et toi ?
― Je sors des toilettes.
― Dis-donc, on a vraiment une vie passionnante!
Ma main se crispe sur le récipient. Le froid me glace la gorge quand j'avale le tout d'une traite. Je le dépose dans l'évier que j'ai vidé tout à l'heure, et l'idée qu'il ne finira jamais de se remplir me désespère aussitôt.
― Ça va ? me questionne ma sœur, les sourcils froncés.
Je réponds que oui, avant qu'on reparte toutes les deux se coucher. Pourtant je sais que je viens à nouveau de lui mentir.
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