XX. 2 mars 1958 - la demande
On n'entendait que le bruit du métal s'entrechoquant. Le vin face à Lucretia étincellait sous le lustre de cristal. Sa couleur rouge ressortait tellement qu'on aurait dit du sang. Elle s'empara du verre et en but une gorgée, savourant sa saveur sucrée. Aliver la regarda faire avec un sourire piètrement dissimulé. Il avait insisté pour un dîner en tête à tête après des jours sans s'être vus. En effet, il avait dû rejoindre ses deux frères à Manchester pour enterrer une arrière grande-tante qui était décédé. Durant son absence, elle avait eu la surprise de recevoir des lettres. Pour la première, elle avait été sur le point de pleurer. Des larmes de joie, de pure joie. Jamais elle n'avait été aussi importante pour une personne. Et cela faisait du bien d'avoir une raison de vivre, enfin.
Elle reposa le verre.
— Pourquoi est-ce que tu souris ?
— Je n'ai pas le droit ? s'insurgea-t-il en riant à moitié.
— Pas si tu n'as pas de raison valable.
Il reposa ses couverts et tapota ses lèvres avec sa serviette.
— Tu me rends heureux, c'est tout.
Qu'avait-elle fait pour mériter un tel homme ? Comment avait-elle pu passer à côté de lui toutes ces années ? Il n'avait été que sa bulle d'échappatoire, un corps de plus dans lequel se fondre dans l'espoir de devenir poussière, un rien invisible. Elle n'avait jamais cherché à le connaître non plus. Mais lui, si. Et tout ce temps, alors qu'elle lui faisait l'amour aussi bien qu'avec d'autres, il l'avait regardé avec passion.
— Tu me rends heureuse aussi.
Elle n'aurait jamais pensé pouvoir prononcer cette phrase dans sa vie. Mais son sourire s'évanouit peu à peu et elle eut peur d'avoir dit quelque chose de mal. Il baissa ses yeux et se frotta le menton.
— Avant de partir pour Manchester, après t'avoir raccompagné chez toi, j'ai croisé Orion. On a eu une... conversation.
Sa gorge se noua. Rien de bon ne pouvait suivre. Orion ne parlait que de choses sérieuses s'il devait adresser la parole à un étranger, et étrangement, elle savait quel type de choses il lui avait raconté. Aliver releva ses pupilles vers elles. Elles étaient brillantes, écrasées par le poids immense du chagrin.
— J'ai toujours pensé qu'en te laissant partir, je te rendais libre. Ce soir-là, quand on s'est disputés et que tu as transplané, je... je ne t'ai pas poursuivi. Je n'ai pas couru après toi pour t'empêcher de partir.
Il recouvrit sa bouche de sa main. Son cœur craquela. Non. Il ne lui avait pas couru après. Mais elle ne voulait pas penser à ça. Elle ne voulait pas revivre le déchirement qu'elle avait ressenti ce soir-là, le brouillard noir qui l'avait enveloppée et hurlé "ta vie ne vaut rien, tue-toi". Elle ne voulait pas sentir les bras de son frère autour d'elle et ses larmes tombant sur son visage. Non, elle ne voulait pas penser à tout ça, elle en avait honte. Ces souvenirs étaient comme des cicatrices indélébiles gravées dans sa mémoire.
— J'aurais dû, reprit-il dans un souffle. Ça aurait pu être la dernière fois que je te parlais. Je ne pensais pas... je ne savais pas que...
— Tu n'as pas à t'en vouloir, le coupa-t-elle. C'est uniquement de ma faute.
Il retira sa main et la dévisagea avec de grands yeux affligés.
— Mais pourquoi ?
— Notre discussion m'avait donné une raison de plus de ne pas croire en mon avenir. Je voulais m'éloigner de toi, t'épargner la souffrance d'une famille incomplète. J'étais convaincue que c'était l'unique manière de faire le bien.
— Lucretia, dit-il en secouant la tête, tu ne peux pas faire ça. Tu ne peux pas prétendre vouloir faire le bien en privant ta présence à des personne qui t'aiment.
— Je suis désolée, murmura-t-elle.
— Non, regarde-moi.
Il se leva légèrement pour prendre sa main, puis se rassit avec leurs doigts entremêlés.
— Je t'interdis de refaire la même chose à partir de maintenant. J'ai besoin que tu me fasses cette promesse. Peu importe ce qui arrivera, tu continueras à te battre. On s'en fiche des enfants. On s'en fiche des idiots qui ne veulent qu'une femme pour prolonger leur lignée. Il s'agit de toi, et seulement de toi. Promets-moi que jamais tu essaieras de t'enlever le droit de vivre.
— Je ne peux pas te promettre ça.
— Si tu peux.
Il resserra l'étreinte autour de ses doigts. Elle se força à déglutir. Face à son silence, il ajouta :
— Tu tiens donc si peu à ta vie ?
Alors elle éclata en sanglot. Elle se détesta pour ce changement radical de sentiment, et pour le faire paniquer. Mais il venait de comprendre tout ce qui échappait aux autres. Il avait pointé du doigt la véritable raison de son chagrin, la raison pour laquelle elle s'était scisaillé les poignets autant de fois. La vérité, c'était qu'elle avait tellement appris à se mépriser pour ce qu'elle ne pouvait avoir qu'elle s'était mise à considérer sa propre existence comme une chose en plus de ce monde qui méritait d'être éliminé. La mort ne lui faisait pas peur. Elle n'était qu'un sommeil de plus. Un trou noir et géant qui l'accueillerait, lui promettant la tranquillité éternelle.
Aliver la rejoignit et s'agenouilla devant elle, ses deux mains agrippant ses genoux. Elle sécha rapidement ses larmes, maudissant celles qui coulaient aussitôt après.
— Je te ferai aimer ce monde, dit-il avec un air d'espoir. Je te ferai aimer la vie, Lucre'. Je t'assure qu'elle mérite qu'on y prête attention. Nous sommes jeunes. Nous avons l'éternité devant nous.
— Tout le monde a dit ça un jour, même ceux qui sont couchés dans leur lit de mort.
— Et je continuerai de le dire jusqu'à ce qu'on arrête tous les deux de respirer.
Il prit son autre main entre ses doigts et les porta à ses lèvres pour y déposer un baiser salé. Elle laissa éclater un autre sanglot, mais cette fois-ci de soulagement. Peu importait ce qui arriverait à partir de maintenant —il serait là pour l'aider. Elle n'était plus seule. Plus jamais.
— Imagine tu pars avant moi, souffla-t-elle, je ne pourrai pas supporter la solitude.
Ses yeux se mirent à briller différemment. Il agrippa plus fort ses mains, si bien qu'elle les sentit se broyer.
— Je ne partirai jamais avant toi. Je suis là. Je reste là.
— Pour toujours ?
Il lui sembla sentir une plus grosse larme couler le long de sa joue.
— Toujours, dit-il, esquissant un sourire plein d'espoir.
Il se leva et la leva à son tour. Il caressa son menton de son pouce, plongeant ses pupilles vertes dans les siennes. Il y eut un silence agréable entre eux, le genre qui tissait les liens invisibles d'une relation. Puis il murmura :
— Sois ma femme.
Ce fut irréel. Un rêve qui s'était reproduit pendant des années dans sa tête et qui semblait trop parfait pour se réaliser. Elle avait devant elle un homme qu'elle aimait profondément et qui l'aimait lui aussi, non pas pour sa nature féminine et son rôle dans la famille, mais pour ce qu'elle était réellement. Peu de gens, dans le monde, ne s'intéressait à cela. Il y avait trop d'apparences, trop de masques différents à porter pour essayer de percer les vraies personnalités. Mais il avait réussi.
— Et si tu le regrettes ? demanda-t-elle d'un air hésitant.
Il poussa un soupir bruyant.
— Arrête. Arrête avec ça, vraiment.
— Excuse-moi.
— Je t'aime. Je me fiche des enfants, je me fiche du nom de famille. Je te veux toi, c'est tout.
La vie lui avait arraché si tôt tout ce qu'elle avait toujours désiré, que maintenant qu'elle lui redonnait un peu de bonheur, elle n'y croyait pas vraiment. Aliver se baissa, s'agenouillant sur une seule jambe. Elle eut envie de pleurer. À un moment où à un autre, elle finirait par se réveiller.
— Lucretia Black, veux-tu être ma femme ?
— Tu n'es pas sérieux.
— Je suis très sérieux.
Il était jeune. Il avait toute la vie devant lui. Et il la choisissait elle ? Mais son amour prit le dessus et son cœur cria oui. Elle s'agenouilla pour se retrouver à la même hauteur et l'embrassa langoureusement, jetant dans le baiser toute la passion et le désespoir qui faisaient trembler sa poitrine. Il continuait de serrer ses doigts dans ses mains, presque inquiet de connaître sa réponse. Elle éloigna son visage et déclara :
— Oui.
Son sourire se grava dans la nuit. Il prit sa taille et la souleva, de manière si surprenante qu'elle échappa un cri de surprise. Elle s'accrocha à son cou et se laissa porter jusqu'au salon. Là, il la déposa sur le tapis épais, à côté du feu. Elle couchée à terre, il se plaça au dessus et écarta les mèches de son visage. Les battements de son cœur innondaient sa poitrine. Ils avaient réalisé l'acte des millions de fois, mais cette fois-ci comptait bien plus que toutes les autres. Une promesse liait leur cœurs. Celle d'une vie meilleure à deux, d'une existence partagée.
— Demain, je t'achèterai une bague.
— Ce n'est pas la peine.
Les Carrow n'étaient pas aussi chanceux en matière d'économie, et le partage de l'héritage entre les trois frères empirait la situation. Lucretia savait que si elle se mariait à lui, c'était elle qui devrait subsister à leurs besoins. Mais elle avait un coffre plein qui les attendait déjà, cela ne la préoccupait pas.
— Ça compte pour moi.
— Je peux vivre sans, je t'assure, le rassura-t-elle en lui faisant les yeux doux.
Mais il la fit taire en écrasant ses lèvres contre les siennes. Sa main défit rageusement les boutons de sa robe, l'autre était appuyée contre le sol, à côté de sa tête. Elle le voulait contre lui. Elle le voulait en lui. Elle voulait le sentir, sentir leurs âmes se rencontrer et se mêler pour ne faire qu'un. Elle voulait l'aimer physiquement et lui donner tout ce qu'elle n'avait pas. Ce fut un désir bestial, un sentiment qui détruisait son cœur et le reconstruisait en même temps.
— J'insiste, laissa-t-il glisser à son oreille.
Avant qu'elle ne puisse répliquer, il mordilla son cou et elle sursauta de surprise. Une bague de fiançailles, sougea-t-elle. Elle imaginait sa mère quand elle lui annoncerait la nouvelle. La joie qui abonderait dans sa famille. Son père arrêterait peut-être de se lamanter et de maudire sur existence. Et qui sait, peut-être retrouverait-elle l'envie de se transformer.
Elle ferma les yeux, se laissant porter par les passions qui la dévoraient. Elle se trouvait sous un septième ciel. Son monde se résuma à lui, à ses baisers, à ses mains parcourant chaque centimètre de sa peau comme s'il essayait de l'apprendre par cœur. Il retirait les tissus qui la recouvraient avec tendresse. Chaque mouvement était réalisé avec une infinie douceur, un peu comme s'il avait peur de la casser. Mais elle le voulait en lui maintenant. Qu'il la déchire s'il le voulait. Ses débris étaient déjà éparpillés sur le sol, le peu encore debout qu'il restait était entièrement à lui. Elle ne lui en voudrait pas, non... parce que dans la violence, elle y trouverait son amour. Et l'amour, le vrai, le pure, était tout ce dont elle avait besoin.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top