XV. 15 janvier 1958 - le miroir

Le sous-secrétaire se racla la gorge, mal à l'aise face au regard incandescent de Régulus. Il froissa ses papiers dans sa main comme pour mieux les relire, puis continua la lecture de son rapport.

— Plusieurs locaux brûlés avec des messages indélébiles inscrits sur la façade.

— Quels messages ? interrogea le Premier Ministre.

Lycoris soupira. Il se faisait du mal pour rien. Autant résumer la situation et proposer une solution rapide, au lieu de s'attarder sur des détails inutiles. Le Conseils de Ministres parurent songer à la même chose qu'elle. Abraxas Malefoy était même en train de jouer avec le bout de sa plume.

— Je... je lis directement ce qu'il...

— Allez, le poussa-t-il avec un geste agacé de la main.

— "À bas la dictature, à bas les Black, vive la liberté". Monsieur.

La première fois qu'elle l'avait entendu, elle en avait eu les frissons. Ce "à bas les Black" avait sonné comme l'alarme de la fin, les sirènes qui s'activaient quand les murs d'une construction s'effondraient et que le feu léchait déjà l'âme des pierres.

— Quoi d'autre ?

— Des manifestatioins que les Aurors ont réussi à réprimer, partiellement du moins. Des... des menaces envoyés chez Monsieur Arcturus Black.

Elle interrogea son frère du regard. Leur oncle ne s'était jamais plains de quoi que ce soit. La mâchoire de Régulus se crispa. Sa main posée à plat sur la table se transforma en poing. On s'en prenait au membre le plus faible de la famille, à celui qui représentait l'ancienneté de leur maison.

— Continuez.

— Et des grèves.

— Des grèves ? Parce que dans ce pays les grèves sont autorisées peut-être ?

Sa voix avait changé de ton. La colère semblait irradier de ses pupilles noires. Abraxas reposa lentement sa plume et croisa ses mains sur ses jambes.

— Des banquiers de Gringotts, quelques professeurs de Poudlard et plusieurs fonctionnaires de divers institutions ont arrêté de travailler depuis deux jours par refus d'exercer leurs fonctions sous un régime autoritaire. Ils réclament, je cite, "plus de libertés et un climat social adéquat à un mode de vie sain".

Régulus éclata d'un rire sec.

— De quoi se plaignent-ils ces imbéciles ? marmonna-t-il. Je les ai enrichis et voilà par quoi ils répondent.

— Quant à l'auteur de l'article, reprit le jeune fonctionnaire, l'enquête à propos de Mademoiselle Hergon s'est révélée vaine. Elle n'avait aucun rapport avec aucun des membres de l'Assamblée, même indirect. Il s'agissait d'une sang-mêlé dont le père a fui aux Amériques. Mais le bureau dans lequel elle se trouvait et depuis lequel elle a sauté appartenait à une personne de sang-pur.

Il s'arrêta de parler. Lycoris connaissait déjà la suite. Il n'y avait qu'un sorcier de leur entourage qui travaillait à la Gazette. Régulus ferma brièvement les yeux. Le sous-secrétaire annonça :

— Asler Londubat, Monsieur.

Puis il rangea ses papiers dans la pochette et s'inclina légèrement.

— C'est tout.

Ses pas furent le seul bruit audible dans la pièce du Conseil. Régulus se contrôlait pour ne pas éclater dans une rage folle. Son corps, de par sa position, n'était que tension. Ce silence complet rendit Lycoris nerveuse. Des pointes commencèrent à percer ses poumons. Elle posa une main sur sa poitrine, retint un toussement. Arcturus, assis face à elle, la dévisageait. Elle sut que la meilleur chose à faire, en cet instant même, était partir. Mais Régulus était si rigide que si un seul détail le perturbait, il éclaterait.

Un pincement l'empêcha alors de respirer. Ses poumons prirent feu. Désolée pour elle-même, elle n'arriva pas à empêcher la toux de secouer son corps. Elle posa une main devant sa bouche et étouffa le bruit. Mais l'inspiration qu'elle voulut prendre se bloqua dans son œsophage. L'incendit se propageait sous sa poitrine. La douleur lui donna les larmes aux yeux. Elle se pencha en avant et se mit  à tousser, tousser si fort qu'elle crut s'arracher la gorge.

Finalement, quelque chose parut se débloquer et jaillit de ses lèvres. Ses doigts se tintèrent d'un liquide brunâtre, aux reflets rouges. Elle le dissimula rapidement en refermant sa main.

— Excusez-moi, lâcha-t-elle en se levant.

Ses jambes tremblaient sous son poids, mais elle parvint à puiser dans sa force restante pour gagner la porte.

— Lycoris ! l'appela son frère cadet.

Elle ne se retourna pas. Elle marcha. Tout droit. Elle espérait secrètement qu'il n'ait pas aperçu sa main, qu'il n'ait pas compris pourquoi elle s'était soudain mise à tousser. Une fois derrière les portes, elle s'adossa contre une colonne de marbre et cracha ce qui était resté coincé. En voyant le sang s'accumuler dans le creux de sa main, elle eut envie de pleurer. Pourquoi cela devait-il lui arriver maintenant ? En plein Conseil, face à tous ces sang-purs qu'elle connaissait et qui s'empresseraient de raconter cette intéressante anecdote à leur famille ? La Lycoris Black invulnérable et intouchable deviendrait faible. Sa position serait remise en question.

Elle frappa la colonne dans un accès de colère, comme si celle-ci était la cause de ses malheurs. Ses poumons lui brûlaient encore, mais elle arrivait à respirer, c'était déjà ça. Elle resserra fermement son poing et se rendit dans le bureau de son frère. Elle fouilla dans son sac à main un mouchoir en tissu, puis s'essuya les mains avec. Le jeter dans la poubelle ne fut pas une option, par peur qu'il s'en aperçoive en l'ouvrant. Elle le rangea donc dans un coin du sac, se recouvrit de son manteau en fourrure et prit le chemin de la sortie.

Ce fut dans le Hall du Ministère qu'elle l'entendit. Il marchait presque aussi vite qu'elle, l'appelant d'une voix puissante.

— Lycoris !

Sachant qu'il ne lâcherait pas le morceau, elle s'arrêta, poussa un bref soupir et se retourna. Il laissa quelques mètres de distance entre eux. Oui voilà. C'était l'espace dont elle avait besoin.

— Je me rends chez l'Oncle Arcturus.

— Est-ce que ça va ?

Elle faillit défaillir face à cette question. Non ça n'allait pas. Bien sûr que non. Mais elle força un sourire faible.

— Très bien.

Il n'y crut pas. Il la connaissait trop bien pour se laisser duper de cette manière. Mais il la laissa partir sans en demander plus.

Ce fut l'elfe de maison d'Arcturus qui lui ouvrit.

— Mon maître est dans le salon, déclara-t-il d'une voix chevrotante.

Elle passa à ses côtés sans lui daigner un regard. Elle avança dans le long couloir sombre du Manoir, un espace qu'elle ne connaissait pas aussi bien que ses cousines. Les portraits la saluèrent, elle leur adressa un bref sourire en retour. Elle retrouva son oncle assis sur le sofa, face à la cheminer, un livre entre ses mains. Ce fut le bruit de ses talons contre le sol qui l'interrompit. Il ôta ses lunettes et se tourna vers elle.

— Oh ! Lycoris ! s'exclama-t-il avec entrain.

Il reposa son manuscrit et lui désigna le deuxième sofa qui faisait l'angle. Elle déposa son manteau sur le dossier, ainsi que son sac puis s'installa. Arcturus prit soin de replier ses lunette et de déposer le tout sur la place d'à côté.

— Que me vaut le bonheur de cette visite ?

— Il a été dit au Conseil que vous avez reçu des menaces. Je voulais m'assurer que tout allait bien.

— Ah oui, ça, fit-il d'un geste vague de la main. C'est Charis qui a insisté pour les transmettre au Ministère. Je n'ai plus les papiers, ton frère devrait les recevoir bientôt. Mais, tu sais, ce ne sont que des mots.

Il n'avait que soixante-quatorze ans et pourtant, il paraissait en avoir dix de plus. On avait pensé qu'il aurait été le premier à décéder. La mort de sa fille avait accéléré sa fin. Mais il s'accrochait. Chaque jour, Charis venait le voir, et chaque jour, il restait en vie pour s'assurer qu'il ne lui arrive rien de dramatique. Lycoris le soupçonnait de se culpabiliser pour l'avoir mariée à un homme violent. Mais que pouvait-il faire à présent ?

— Je demanderai à mon frère de renforcer les sorts de protection autour du Manoir. Mieux vaut être vigilant.

Il hocha la tête. Il n'y eut aucune parole échangée durant un long instant. Lycoris se mit à observer le feu, ses flammes qui dansaient au dessus d'un bois noir. Elle n'avait aucune envie de rentrer maintenant. Elle ne s'imaginait pas abandonnée à sa solitude chez elle, pas avec le genre de pensée qui lui traversait l'esprit.

— Tu n'es pas venue que pour ça, je me trompe ?

Il pencha sa tête sur le côté. Elle détacha son regard du feu et retira ses gants avec des mouvements lents.

— Je crois que c'est la fin, mon oncle. Je crois que nous avons vécu notre heure de gloire, mais que celle-ci vit ses dernières minutes.

— Je le crois aussi.

Elle croisa son regard. Son oncle était à présent un homme de sagesse. La vie lui avait appris bien des choses, la douleur aussi. C'était peut-être pour cette raison qu'elle était venue jusqu'ici. Elle savait qu'à ses côtés, elle y trouverait la vérité.

— Ce monde a besoin de renouveau, déclara-t-il. Régulus s'acharne à garder nos traditions, à maintenir une société aussi hiérarchisée que dans le passée, mais ça ne fonctionne plus.

— Il fait de son mieux, souffla-t-elle.

— Vraiment ?

Doutait-il de son propre neveu ?

— Les gens ne voient que le mauvais côtés des choses, et ils nient les énormes hausses économiques, les plus grandes que ce pays a connu jusqu'à maintenant, s'enflamma-t-elle. Sa politique expensionniste a porté ses fruits, et aujourd'hui pas un seul sorcier anglais vit dans la rue.

— C'est indéniable. Mais crois-tu que parce que les personnes sont plus riches, elle sont plus heureuses ?

Elle détourna son regard.

— Il n'est pas dans sa fonction de créer le bonheur. Il est là pour gouverner et agir dans l'intérêt du pays.

— Tu le défends. Tu le défends depuis le début.

— Il est mon frère, dit-elle sèchement.

— Et tu as voué ta vie pour sa cause. Toi, la rebelle de la famille, celle qui refusait de se marier parce qu'elle voulait profiter d'une existence riche en expérience, pleine de voyages et de rencontres. Où est passée cette jeune fille ?

Elle secoua la tête, refusant de se remémorer ce qu'elle avait perdu alors qu'elle sentait sa fin arriver. Elle avait eu ses raisons. Et elle n'avait pas regretté son choix, pas une seule fois dans sa vie.

— Lycoris Black, prononça-t-il d'une voix sifflotante, l'ombre du Premier Ministre. La première femme à accéder si près à la position la plus convoitée du pays, mais qui a sacrifié pour cela des décennies de liberté.

— Il a besoin de moi.

— Certainement. Mais toi ? Quand tout le monde finira par lui tourner le dos, vas-tu continuer à le soutenir ?

Elle plongea son regard dans le sien.

— Il pourrait mettre feu à la capitale que je continuerai à le suivre. Il a fait du mal, je sais. Il a pris des mauvaises décisions, je le sais aussi. Mais il y a encore du bon en lui.

— Du bon pour toi, fit-il en souriant. Mais crois-moi, je connais Régulus depuis qu'il est petit. Et je l'ai vu assister à des horreurs sans un battement de cils. Ton frère est un tyran.

— Non, il...

— Lycoris, la coupa-t-il en se penchant en avant, écoute-moi. Des massacres se produisent tous les jours sous son ordre. Maintenant que l'article a été publié, la colère va commencer à monter. Il essaiera de réprimer cela par la force. Mais cela suffit. Il y a eut assez de souffrance et assez de morts pendant la guerre, assez de larmes et assez d'enterrements. Cela suffit !

— Il fait de son mieux, répéta-t-elle.

Elle essuya la larme qui venait de couler sur sa joue.

— Tu refuses de voir ton frère tel qu'il est vraiment. Et je ne te juge pas pour cela. Nous avons tous aimé une personne, et nous avons tous, d'une manière ou d'une autre, fermé les yeux sur ses agissements. Mais cela ne veut pas dire que ce n'est pas vrai.

Se jugeait-elle responsable pour ces massacres dont il faisait mention ? Peut-être. Elle se revoyait agenouillée face à lui, face à un feu de cheminée similaire à celui-ci, ses mains entre les siennes, à lui promettre un poste qui ne lui revenait pas de droit. Elle lui avait soufflé des promesses à l'oreille, puis elle l'avait aidé à monter tout en haut de l'échelle. Aujourd'hui, s'il se trouvait à cette place, c'était parce que ce soir-là, alors qu'il se lamantait sur la perte de toute sa carrière professionnel, elle lui avait dit "tu seras Premier Ministre". Arcturus se trompait. Elle n'était pas son ombre. Elle était son reflet. Un double qui l'avait suivi et tiré vers l'avant, à chaque minute, chaque seconde de son règne.

— C'est la fin, de toute manière. Tout ça n'aura bientôt plus d'importance.

— Tout ça sera inscrit dans l'Histoire. Et notre famille aura les mains tâchées de sang par sa faute.

Cela avait la sonorité d'un reproche.

— Aucune maison n'a les mains propres. Nous avons tous sacrifié pour survivre, c'est ce qui nous a rendu puissants. Le pouvoir n'est rien sans la mort.

— Tout ce que cela nous a apporté, c'est de devenir les méchants de l'histoire.

Elle le regarda à nouveau. Ses yeux abîmés par la vieillesse croulaient sous la tristesse.

— Mais les méchants ne s'oublient jamais, mon oncle.

Et avec la mémoire venait l'éternité.

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