XIX. 20 février 1958 - les regrets
— Nous réclamons de nouvelles élections !
Régulus soupira et se pinça l'arrête du nez. Ce cauchemar ne se terminerait jamais. Ils n'avaient pas appris de la sentence de Rollins. À croire que la mort ne leur faisait plus peur, ou que le sacrifice valait plus la peine que la vie. La moitié de l'Assemblée se leva, animée par le cri de protestation de Gould. Ce dernier fixait le Premier Ministre avec du feu dans les yeux, une détermination incroyable. Il n'avait pas peur. Il continuerait de clamer haut et fort son discours jusqu'à ce qu'un Détraqueur aspire son âme.
— Puisque Monsieur Black affirme siéger à la tête du Gouvernement sous la volonté du peuple, reprit-il en amplifiant sa voix avec sa baguette, que cette affirmation soit prouvée par des votes ! Que le peuple décide qui il veut comme Premier Ministre !
De nouvelles clameurs accompagnèrent ses mots. Lycoris lui jeta un regard affolé. Il n'y avait rien à faire en cet instant précis de toute manière. Il fallait les laisser parler, les laisser croire en des promesses illusoires puis agir ensuite. Mais il devait établir un plan. L'improvisation n'était jamais la meilleure solution.
Il reprit sa canne et se leva. L'attention de l'Assemblée entière se centra sur lui. Comme il aurait aimé les réduire en cendres, tous. Ces hypocrites, ces vendeurs de rêves. Il n'existait pas de monde meilleur. Régulus s'était appliqué à régner selon la réalité, à leur donner ce qui existait. Tout ce qu'ils voulaient, eux, c'était faire croire.
Il sortit, et derrière lui, l'Assemblée sembla prendre feu. Tous étaient contre lui. Mais il ne s'avouerait pas vaincu si facilement. Pas encore. Dans le couloir du Ministère, ses quatre Aurors et sa sœur le suivaient. Une fois dans son bureau, il devrait prendre les bonnes décisions. Il leur montrerait à tous qu'il n'abandonnerait le pouvoir qu'à sa mort, qu'il faudrait lui planter un couteau dans le cœur avant d'occuper sa place. Il avait voué sa vie à la cause anglaise. Ce n'était pas pour abandonner si tôt.
Soudain, une toux rauque l'arrêta dans son élan. Il se retourna. Lycoris était pliée en deux, une main devant sa bouche. Elle s'était arrêtée de marcher et l'Auror à ses côtés hésitait entre l'aider à se redresser ou la laisser. Quelque chose parut se décrocher du fond de sa gorge. Son corps fut secoué d'un spasme violent. Il l'avait déjà entendue tousser dans leur Manoir. Et la fois où il avait aperçu du sang dans sa main, lors d'une réunion du Conseil, ne lui avait pas échappé. Il eut mal à la voir ainsi, brisée, malade, cette femme de marbre qui avait été durant toute sa vie son rocher. Il s'approcha et entoura sa taille avec son bras. Ses doigts s'étaient peints de rouge. Elle tenta de les dissimuler, mais c'était trop tard. Il essuya les traces de sang sur son menton. Ses pupilles croulaient sous ses larmes refoulées. Elle n'osait même pas le regarder.
— Je suis désolée, souffla-t-elle.
— Désolée pour quoi ?
— Pour ne pas être aussi forte que je dois l'être.
Il caressa sa peau creusée par le temps.
— Tu l'as été pendant trop longtemps.
Mais elle se dégagea de son étreinte et se mit à marcher sans lui. Il la regarda partir, serrant compulsivement sa canne dans son poing cuiré. Il ne savait pas depuis combien de temps cette toux durait. Mais ce dont il était sûr, c'était qu'il ne la perdrait pas. Ni maintenant, ni dans dix ans, ni jamais. Et si pour cela il devait ramener ici tous les médecins du monde entier, il le ferait.
Une fois dans son bureau, il s'enferma pour réfléchir correctement à la situation. D'un côté son Gouvernement qui s'effondrait. De l'autre sa sœur qui mourait. Asler qui l'avait trahi, Callidora qu'il soupçonnait. Tout ce qu'il avait construit était en train de s'écrouler. Et il ne savait pas comment y remédier. Il se trouvait dans le genre d'impasse qui signait la fin d'un chemin. Et il n'avait pas David à ses côtés pour s'appuyer. Non, David avait préféré fuir la crise et se réfugier dans son oasis paisible du Sud de la France. Les Devigne reprenaient du pouvoir dans le Ministère, repoussant activement les filles Duchesses de la politique, mais cela ne semblait pas le déranger. Tout ce dont avait voulu David, c'était vivre. Vivre heureux, si possible. Et quand il avait remarqué que le temps passait vite, et qu'il avait passé sa jeunesse à guerroyer, il avait décidé de se retirer. Refuser de l'accompagner lui avait brisé le cœur. Ils s'étaient promis, des années auparavant, de ne jamais abandonner l'autre. Mais David appartenait à la France, et lui à l'Angleterre. L'amour brisait les frontières, mais les sentiments, eux, ne changeaient jamais vraiment.
Rester dans ce bureau le rendait fou. Il songea à Cassiopeia, sa tendre cousine qu'il avait fait enfermer à vie dans un asile. Debout devant les fenêtres transparentes donnant sur la ville, son esprit se perdit dans les morceaux de ses erreurs. Il avait voulu offrir splendeur et gloire au nom Black. Cassiopeia avait été toute leur splendeur et toute leur gloire. Et qu'avait-il fait ? L'enterrer vivante six pieds sous terre. À partir de ce moment, il avait su, au plus profond de lui, que la fin était proche. Pollux l'avait supplié, harcelé chaque jour pour mettre au point sa vengeance, et Régulus s'était laissé séduire par ses arguments.
Aujourd'hui, il s'en voulait. Il n'avait pas su protéger sa famille. Pas entièrement, en tout cas. Noyé dans l'ambition de la guerre, dans l'audace des batailles et dans l'éclat de la victoire, il avait voulu s'attribuer tout l'honneur de leur triomphe. Et de par cela, il avait laissé Adonis s'échapper. Des erreurs. Des tas d'erreurs. Il les payait aujourd'hui. Toute cette situation, c'était le prix de ses mauvaises décisions.
Il ne sut vraiment ce qui le conduisit jusqu'à l'asile. Par une décision inconsciente, il prit son manteau et sortit du Ministère, guidé par un regret profond et l'espoir infime d'un pardon. Le vieux bâtiment abîmé qu'il avait racheté pour son cousin était encore debout, éternel dans son voile de deuil. Il se retrouva bientôt dans la chambre blanche, là où il n'avait pas mis les pieds depuis des années. La tunique grise de Cassiopeia s'étalait au sol. Elle était agenouillée sous la fenêtre, le visage relevé vers la lumière, orienté vers une liberté illusoire. Elle ne se retourna pas quand elle l'entendit entrer. Elle n'esquissa aucun geste. Le seul bruit audible qui retentit entre les murs fut le grincement du lit quand il s'assit sur le matelas. Il n'aperçut que son profil. C'était comme revoir un fantôme. Aussi jeune et belle que dans le passé, une petite bulle préservée par le temps. Ses bracelets ensorcelés devaient empêcher sa magie de la consumer. Elle ne serait qu'un cadavre dans le cas contraire. Mais qu'était le pire ? Mourir ou passer sa vie dans l'oubli ?
— Cassiopeia, l'appela-t-il.
Elle fixait la lumière. Elle n'avait fait que ça, toute sa vie : briller. Et aujourd'hui, l'étoile s'était éteinte. Alors elle observait la lueur rayonnante comme une vaine tentative de retrouver sa clarté.
— Tu ne les aurais pas laissé nous battre, souffla-t-il. Tu te serais battu jusqu'à la fin pour notre famille, n'est-ce pas ? C'est ce que je devrais faire. Affirmer le pouvoir de notre famille, nous rendre invincibles. Mais je suis... fatigué.
Il appuya ses coudes sur ses genoux. Elle ne cilla pas.
— Je n'ai pas réalisé qu'en te condamnant à l'oubli, c'était notre famille entière que je condamnais.
Alors elle tourna légèrement la tête, de manière délicate et douloureuse à la fois. Sa peau était presque transparente, réfléchissant la lumière blanche du soleil.
— Un peu tard pour les regrets, murmura-t-elle.
C'était la première fois depuis douze ans qu'il entendait sa voix.
— Je sais.
Elle releva son menton. Son regard noir, empreint de rage et de colère se planta sur lui. Il eut l'impression de recevoir un couteau glacé dans le cœur. Ses traits étaient les mêmes. Les lignes de sa bouche, son visage anguleux, rien n'avait changé. Mais ses yeux étaient ceux du diable qui attendait qu'on brise ses chaînes pour mettre feu au monde entier.
— Je ne te souhaite qu'une chose, cousin, articula-t-elle avec rancœur, c'est de mourir en criant mon nom. Je veux que ton âme se repente tellement qu'elle refuse de quitter la terre et qu'elle souffre, chaque jour et chaque nuit pour l'éternité.
Il la regarda avec regret. Cela n'allait jamais arriver et tous deux le savait. Elle avait perdu. Vaincue à jamais, sans aucun espoir de vengeance. Il ne lui restait que des mots.
— Si cela peut te soulager, je m'en assurerai.
Alors la rage la fit bondit et ses chaînes se tendirent. Elle se serait jeté sur lui si rien ne l'en empêchait. Son visage était tordu de rage, d'un désespoir immense.
— Pars ! Espèce de menteur ! Tu es pire que lui, pire que tous !
— Lui qui ? demanda-t-il calmement.
— Celui qui me brise tous les mois, cracha-t-elle haineusement, qui me maintient en vie juste pour pouvoir satisfaire ses désirs. Je ne vis que pour ça, que pour occuper la place dans le cœur d'un monstre. Achève-moi, tue-moi qu'on en finisse.
Sa poitrine se soulevait et se rétractait à un rythme démesuré. Elle attendait qu'il sorte sa baguette pour lui assurer une mort propre. Elle qui avait fui la mort toute sa vie, elle l'attendait.
— Si je te tue, je tue les Black.
— Les Black sont morts depuis longtemps.
— Tant que notre nom perdurera, nous resterons vivants.
Il se releva. Elle le dévisagea d'en bas, avec cette résignation qu'ont les condamnés devant leur bûcher.
— Il y a une différence entre respirer et vivre.
— Je ne pense pas.
— C'est toi qui me l'a appris.
Il balaya la pièce du regard. Il le lui avait appris, c'était vrai. En la soumettant à un sort pire que la mort. Il aurait voulu tout effacer pour recommencer à zéro, faire les choses en mieux et sans se laisser aveugler par ses sentiments. Mais douze ans plus tard, il était trop tard pour changer les choses. Sa statue reposait dans le mausolée. Pour tout le monde, son corps reposait dans le tombeau familial. S'il la laissait sortir, plus rien n'aurait de sens.
— Nous respirons encore, alors.
— Va-t-en.
Et comme il ne bougeait pas, elle hurla de nouveau :
— Va-t-en !
Il réalisa plusieurs pas vers la sortie mais il s'arrêta lorsqu'une pensée lui traversa l'esprit. C'était en partie pour cette raison qu'il était venu. Mais il doutait obtenir un quelconque résultat, pas alors qu'elle lui vouait une telle haine.
— Où se trouvent tes potions de jeunesse ?
Il avait l'infime espoir qu'elles pourraient soigner Lycoris. Il n'en existait que peu au monde, car c'était Cassiopeia qui les avait élaboré et caché quelque part. Une beauté pour un cœur de pierre, disait-elle. Elle poussa un rire sans joie.
— Demande à Pollux. Il sait mieux que personne.
— Pourquoi cela ?
Mais elle se retourna, lui tournant le dos.
— Je t'ai dit de partir.
Il obtempéra.
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